Chasseurs chassés en Irak
Le Parisien Week-End, 27/10/17

Chasseurs chassés en Irak

Depuis bientôt trois mois, le Qatar est frappé par un blocus diplomatique et économique imposé par l’Arabie saoudite et ses alliés. En cause, le soutien supposé de Doha au terrorisme islamiste et ses liens avec l’Iran. Foudroyant, ce divorce a été précipité par une histoire de plumes, d’émirs et de rançon. Une partie de chasse épique mais vraie. Rembobinons. 

 

 

C’est une folle saga de chasseurs chassés qui s’esquisse à l’hiver 2015 dans le sud irakien. Aventure et folklore, politique et terreur, mensonges et kidnapping, nul ingrédient ne manque à ce James Bond oriental. Aux premiers jours de décembre, d’opulents fauconniers qataris, dont neuf membres de la famille royale, désertent Doha et mettent le cap vers l’instable province de Muthanna, à 380 kms de Bagdad. Sous domination chiite, la zone est hostile aux dynasties sunnites telle celle qui règne sur le Qatar. Les baroudeurs en partance le savent mais qu’importe les risques : la saison de chasse de haut vol bat son plein et ils n’entendent pas renoncer à ce plaisir hérité de leurs ancêtres bédouins. Avec la complicité de leurs chers rapaces entraînés à fondre sur leurs proies grâce à des drones dernier cri et des ballons gonflés à l’hélium, les enfants gâtés du Royaume frétillent à l’idée de débusquer l’outarde houbara. « La chair de cette oie sauvage est délicieuse. Son cœur et son foie tiennent lieu d’aphrodisiaques naturels, s’exalte un adhérent d’Al Gannas Society, association de chasseurs qataris. L’outarde est un gibier unique». Un gibier que les gâchettes du Golfe ont traqué jusqu’à sa presque extinction dans la péninsule arabique. Pour satisfaire leurs appétits, voilà donc ces frénétiques tireurs contraints à « canarder » sous d’autres cieux. Emigrer pour éradiquer un oiseau migrateur classé « vulnérable » par toutes les conventions de préservation de la faune ne les bouleverse pas. A l’élite des pétromonarchies, rien d’impossible. Pakistan, Irak, Afghanistan, Algérie, Kazakhstan ou Tunisie sont ses nouveaux et périlleux terrains de jeu. « Les menaces locales ne comptent pas, cette caste est convaincue de sa toute-puissance », pointe une journaliste française installée à Doha. L’atteste le « score » d’un prince Saoudien qui, en 2014, a décimé à lui seul 1977 outardes en quelques jours de chasse au Pakistan. Animée par ce sentiment d’impunité, la fine équipe qatarie entame donc son périple. Escortés par leurs altiers faucons capables de fondre sur leurs cibles à plus de 300 km/h, assistés par une nuée de domestiques, ces « hyper riches » ont programmé un séjour d’un mois. En tout, c’est un convoi de 70 personnes qui s’ébranle vers les sables irakiens. Les faucons, d’une valeur de 100.000 dollars, voyagent en avion tels des VIP. Chaque volatile dispose d’un passeport dûment établi. Et des petites mains sont priées de veiller au moindre battement d’aile de ces précieux touristes. Le Guardian, quotidien britannique, relate que « quarante-cinq quatre-quatre, des volières personnalisées, des tentes à air conditionné et des carabines confectionnées sur mesure par les meilleurs armuriers anglais » lestent une seconde cargaison. Quant aux chasseurs, ils décollent en jet privé. Forcément.

 

Dotés de permis délivrés par le ministère de l’Intérieur irakien, ils bénéficient dès leur arrivée de la protection de policiers détachés par Bagdad. A eux d’encadrer les pérégrinations des prédateurs d’outardes dans cette province irakienne, où les divisions entre chiites et sunnites sont exacerbées par la guerre en Syrie. Aux premières semaines de leurs tribulations, les Qataris jubilent. Sheikh Nayef bin Eid Mohammed Al Thani, parent de l’émir régnant, poste des photos sur Internet : tout sourire, il prend la pose aux côtés d’un faucon glorieux et désigne une montagne d’outardes sacrifiées. Mais dans la nuit du 15 au 16 décembre 2015, les proies ne sont plus celles qu’on croit. Vers 3H00 du matin à Bassiyah, une centaine de miliciens chiites irakiens affiliés à l’Iran encercle le bivouac cinq étoiles des sheikhs et de leur suite. « A bord de cinquante Toyota Landcruiser, ils foncent sur le camp. Lourdement armés, ils descendent de leurs engins et kidnappent vingt-six personnes » décrit le site Al-bab.com, crée par un journaliste du Guardian. Organisés et renseignés, les ravisseurs, qui taxent le Qatar d’ingérence dans les affaires irakiennes et de connivence avec les islamistes sunnites, ne raflent que des chasseurs à forte valeur ajoutée. Des otages négociables. Aides de camp et serviteurs sont laissés libres. L’un d’eux confie au journal koweitien Al Rai que « certains chasseurs s’en sont sortis parce qu’ils étaient partis taquiner l’outarde en nocturne. A leur retour vers 5 H, c’est eux qui ont alerté la police irakienne ». Un autre rapporte à la chaîne de télé irakienne Al Sharqiya que les terroristes auraient brûlé une sacoche pleine de 300.000 dollars : le Sheikh Khalid bin Ahmed Al Thani, membre de famille royale, leur aurait proposé ce bakchich pour les convaincre de ne pas le capturer. Roman, réalité ? Ce qui ne souffre pas contestation, assure en revanche le Financial Times, c’est la duplicité des gardes irakiens censés sanctuariser les lieux : «les services de sécurité de Bagdad sont infiltrés par des activistes pro-iraniens. Pas surprenant donc que les policiers missionnés par le Ministère de l’Intérieur se soient éclipsés comme par magie dès le début de l’assaut » écrit le journal dans son édition du 9 juin dernier. La suite des événements est nébuleuse. Des relais de Kataeb Hezbollah, le groupe armé chiite auteur du rapt, insinuent que les Qataris sont détenus en Iran. Alors qu’ils se délitent comme en témoignera leur état de détresse lors de leur libération seize mois plus tard, les tractations de l’ombre vont bon train.  

 

Ce n’est pas la première fois que les chasseurs du Golfe bousculent les équilibres régionaux voire internationaux. Dans Les Guerres Fantômes, le journaliste américain Steve Coll révèle qu’en février 1999, le projet de la CIA de neutraliser Oussama Ben Laden a été contrarié par un campement de fauconniers issus de la famille Al Maktoum, lignée princière des Emirats Arabes Unis. Leur présence en Afghanistan aux côtés du fondateur Al Qaeda avait dissuadé les Américains de lancer des missiles de croisière contre Ben Laden. En Irak le 4 avril 2017, c’est une autre partition qui se joue. L’étau se desserre autour des Qataris, deux otages sont relâchés. Dix sept jours plus tard, les autres sont remis à une délégation dépêchée par Doha dans la capitale irakienne. Les émissaires de Sheikh Tamim bin Hamad Al Thani, l’émir régnant, débarquent avec de lourds bagages, dont ils interdisent l’inspection aux forces de l’ordre locales.  «Ces besaces farcies de dollars -un milliard selon le Financial Times ndlr-, sont destinées aux miliciens pro-iraniens de Kataeb Hezbollah et à deux groupes jihadistes syriens proches d’Al Qaeda venus sécuriser l’échange », rapporte The Guardian. Au lendemain de cet « accord », les imprudents chasseurs regagnent leur nid en jet privé. A Doha, ils sont accueillis tels des héros par l’Emir en personne mais les festivités tournent court. Moins de deux mois plus tard, l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis, le Bahrein, le Yemen et l’Egypte mettent le Qatar à l’index au motif qu’il supporte financièrement le terrorisme islamiste et fricote d’un peu trop près avec l’Iran, épouvantail des monarchies sunnites.  

 

Friand de métaphores, un fin connaisseur du Golfe et de ses turbulences interviewé par le Guardian compare le marchandage préalable à la libération des otages à « la paille qui a brisé le dos du chameau ». En clair, le versement de cette rançon, dont une part substantielle serait revenue à l’Iran, aurait été la goutte d’eau qui a fait déborder la rancœur des voisins du Qatar exaspérés par les ambitions sans limite de cette « monarchie confetti » de 2,7 millions d’habitants. Depuis les printemps arabes marqués par le soutien du Qatar aux mouvements de contestation populaire, la crise entre Doha et Riyad n’en finissait pas de couver. Lors de sa visite en Arabie saoudite en mai dernier, l’incendiaire Donald Trump s’est chargé de l’aggraver en opposant les deux capitales dans la lutte contre le fondamentalisme. Aujourd’hui, « nous assistons à la détérioration interarabe la plus forte depuis l’invasion du Koweït, en août 1990», commente Karim Bitar, directeur de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques. Pour Nabil Ennasri, fondateur de l’Observatoire du Qatar, « l’unité du Conseil de coopération du Golfe, crée en 1981 pour fédérer les pétromonarchies et garantir la stabilité dans la région, vient de durablement voler en éclats ». Une unité pulvérisée telle une colonie d’outardes dans le ciel irakien .  

 

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Plus d’articles de Nathalie Gathié

  • Agnès Pannier-Runacher, les mentors et camarades d'une secrétaire d'Etat en "déport" à Bercy

    Agnès Pannier-Runacher, les mentors et camarades d'une secrétaire d'Etat en "déport" à Bercy

    Siégeant dans de nombreux conseils d'administrations jusqu'à sa nomination comme secrétaire d'Etat à l'économie, Agnès…

  • Le Démago Show

    Le Démago Show

    Belattar versus Zemmour, l’humoriste chantre d’un pays pluriel contre l’apôtre de la France rance. Le 19 mars, sur…

    1 commentaire
  • Condamnés à l’éternel turbin

    Condamnés à l’éternel turbin

    Et si Lucien était un pionnier malgré lui ? Et si ce quasi octogénaire préfigurait la « France d’après », celle où il…

  • #Francodeporc

    #Francodeporc

    Tout à leurs 140 signes vengeurs, les agité(-e)s du hashtag ne se sont curieusement pas demandé comment balancer quand…

  • Des chiffres et moi

    Des chiffres et moi

    Parce que derrière les chiffres, il y a des êtres, jetez un œil à la chronique que je publie chaque mois dans Néon.

  • Derrière les murs d'un Centre Educatif Fermé

    Derrière les murs d'un Centre Educatif Fermé

    Boucles indociles et fossettes canailles, Ramzah* grille une cigarette le long du canal de la Marne au Rhin. Il a…

    1 commentaire
  • Vendange tardive pour le PS

    Vendange tardive pour le PS

    Le Grand Aigle Aztèque a déployé ses ailes. Et la volière socialiste en est restée baba.

    3 commentaires
  • Le business de la déradicalisation

    Le business de la déradicalisation

    Plus de deux ans après les attentats de Paris, dans un contexte où le retour des djihadistes partis combattre en Syrie…

  • Esclaves européens en solde

    Esclaves européens en solde

    Augusto de Azevedo Monteiro voulait gagner sa vie. Il l’a perdue.

  • A relire : mon enquête sur les traces de Fabien Clain à Alençon (10/12/15 VSD).

    A relire : mon enquête sur les traces de Fabien Clain à Alençon (10/12/15 VSD).

    “Eh Fabien Clain, t’es où?”, “Vas-y mec, on t’attend pour le djihad”. Plastronner pour conjurer l’effroi.

Autres pages consultées

Explorer les sujets