Chroniques vingt-et-unièmes — Incomplétude
En cette fin d’année, Benoît apprend qu’il existe des jours plus dangereux que d’autres, des jours où l’on meurt le plus. Selon une étude récente, ce serait le 3 janvier, à l’intérieur d’un mois présentant un taux de mortalité supérieur de 14 % à la moyenne en raison des décès dus à la grippe et aux virus hivernaux. Dans moins d'une semaine ! Alors, Benoît se demande s’il va mettre un pied dehors cette journée-là.
— Tu vires mal en ce moment, lui a répondu Ludivine à qui il a confié son appréhension.
Ils ont prévu de sortir le soir, entre amis, pour fêter le Nouvel An. Peut-être sur les Champs-Élysées. Mais Ludivine a raccroché quand il en est venu à lui parler des escargots de Bourgogne qui vont connaître leur heure de gloire dans les repas de réveillon. Contrairement à ce que l’on pourrait croire au vu de leur appellation, les escargots consommés en France – 30 000 tonnes par an tout de même – ne proviennent pas de Bourgogne, mais presque essentiellement d’Europe de l’Est. Car il ne s’agit que d’une appellation, justement, et selon la légende c’est lors d’un dîner réalisé en 1814 par le célèbre cuisinier Carême et donné par Talleyrand en l’honneur du tsar Alexandre Ier pour s’en attirer les bonnes grâces que le fameux « beurre d’escargot » à base de beurre, d’ail et de persil, « à la mode bourguignonne », fut servi pour la première fois, d’où le nom de cette préparation.
Bref, les péripéties de ce gastéropode à coquille n’intéressent pas du tout Ludivine, et d’ailleurs elle déteste ce plat, sa simple vue lui causant la nausée.
Du coup, Benoît n’a pas pu lui parler de l’invention de l'École polytechnique fédérale de Lausanne, d’une puce minuscule capable de convertir des pensées en texte avec un score favorable de 91,3 %, et ce, grâce à des microélectrodes branchées sur le cerveau et analysant l’activité cérébrale. Le principe est de demander à la personne « connectée » d’imaginer des lettres ou des mots. La pensée qui en résulte génère alors au niveau des neurones des signaux captés par les électrodes. L’intérêt est évident pour les patients souffrant de maladies nerveuses dégénératives. Mais de toute façon, Ludivine lui aurait confié qu’elle a bien d’autres sujets de préoccupation, comme Quentin, son ami (ou petit ami ?) qui – cela paraît étonnant – aurait des problèmes avec la réalité.
Pour moi, il n’y a qu’une réalité, se dit Benoît. Si on se fie au passé, la prochaine période glaciaire va se présenter dans 8 000 ans. Bien sûr, c’est loin, et d’ici là, de l’eau aura coulé sous les ponts, et peut-être même gelé, mais profitons de la vie telle qu’elle s'offre à nous et ne cherchons pas trop à savoir ce qui se cache derrière la réalité, car la quête peut être longue.
Mais faut-il parler de tout cela un soir de réveillon ? De la rentrée, peut-être ?
Le gouvernement – que certains estiment provisoire – a été formé. Il aura fort à faire, et il n’est pas certain que la déclaration de politique générale de François Bayrou prévue le 14 janvier adoucisse les mœurs. Même en période d’épiphanie.
Alors quelle issue à la situation actuelle ? Ludivine lui a rapporté une conversation avec le professeur Marcus :
Ludivine : On va en sortir, Marcus ?
Marcus : Tu devrais piocher le théorème d’incomplétude de Gödel…
Ludivine : D’incomplé… quoi ?
Marcus : Tude ! Incomplétude ! Qu’est-ce que c’est ? Ce théorème nous montre que dans une théorie mathématique, il y a des preuves qu’on ne peut établir parce qu’il existe des propositions indécidables, c'est-à-dire des propositions dont on ne peut dire si elles sont vraies ou si elles sont fausses. C’est d’une puissance énorme, ça a révolutionné les mathématiques : autant ne pas perdre son temps, son énergie et son latin à vouloir démontrer des propositions indécidables… Transpose alors cela dans la vie de tous les jours : le fait d’accepter que quelque chose ne puisse pas être démontré comme vrai ou faux nous fait appréhender la réalité sous des angles différents… Et pour en revenir à la situation politique actuelle, on devrait appliquer le théorème pour savoir s’il existe une solution plutôt que de s'épuiser en palabres pour en trouver une. Tu as pigé ?
Ludivine : Oui, oui, bien sûr. Il faudra que j’en parle à Benoît…
Et c’est ce qu’elle a fait. Et il ignore toujours s’ils feront ensemble le passage du Nouvel An.
Je devrais peut-être aussi m’intéresser à ce théorème…
FIN
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@GDambrev – Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes
30 décembre 2024