Chroniques vingt-et-unièmes — On s’habitue
On s’habitue à la guerre. Du moins à son bruit de fond comme le battement d’un orage au-delà de l'horizon, même si des éclairs de plus en plus rapprochés balafrent un ciel qui se charge. Les échos des immeubles éventrés, de Marioupol en ruine, des charniers découverts, de la ligne de front changeante parviennent assourdis. C’est une nouvelle bataille de la Somme qui s’installe, très lointaine, trop lointaine.
Parce que la vie, ici, doit continuer, pense Jean-Bernard en dressant le couvert. Il y a déjà tant de nouvelles à digérer, la variole du singe, le remariage de Lula, la faiblesse persistante de la reine Elisabeth. Et la nomination du gouvernement… et la campagne des législatives…
Il reste encore à Poutine à trouver la « sortie honorable » à ce qu’il estimait être un « blitzkrieg ». Il n’a pas eu son 9 mai triomphant avec parade tonitruante à la clé, mais peut-être était-ce un fantasme d’Occidental. À la tribune, il paraissait solitaire avec son plaid sur les genoux, à ressasser peut-être des rêves de grandeur, des rêves dont personne dans sa garde rapprochée n’ose lui avouer qu’ils deviennent des cauchemars. Ses troupes ont conquis une petite frange à l’est et au sud de l’Ukraine, mais à quel prix ? Au moins 700 véhicules blindés hors de combat sur les 3 000 en fonctionnement dont dispose l’armée russe. C’est beaucoup pour une simple « opération militaire spéciale ». Et pourra-t-elle être tenue cette frange ? Avec le temps, la guerre risque de se transformer en guérilla et provoquer l’épuisement de l’envahisseur. Car la rupture est consommée entre les anciens « frères » de la Grande Russie. Malgré une histoire commune, trop de contentieux se sont accumulés. Depuis l’Holodomor, la grande famine déclenchée par Staline en 1932 et source de millions de morts, jusqu’à cette invasion.
Mais Poutine persiste, et pour persister, il est vital de durcir le régime, il ne faut pas que des nouvelles filtrent de l’extérieur, la population doit rester unie contre l’adversité. Alors on réprime à tour de bras, on traque les « désinformateurs », le pouvoir autocratique se mue brutalement en dictature. C’est à se demander si le maître du Kremlin ne se prend pas pour un Kim Jong-il puissance dix, s’il ne veut pas transformer la Russie en super Corée du Nord, s’il ne souhaite pas que la Troisième Rome devienne la Deuxième Pyongyang.
Beaucoup sur place l’ont compris. Intellectuels, journalistes, enseignants, cadres, ingénieurs, spécialistes des nouvelles technologies quittent le territoire. Ils sont déjà 300 000 depuis le mois de février, ayant trouvé accueil dans les pays baltes, en Arménie, au Kazakhstan où vivent des communautés russophones, et même en Turquie et en Israël. La Russie se vide de sa substance.
« La Russie se vide de sa substance », se répète Jean-Bernard en ouvrant un saint-estèphe 2012.
Une conséquence inattendue (ou très attendue en y réfléchissant bien) est la victoire du groupe ukrainien Kalush Orchestra à l’Eurovision. On s'interroge : est-ce encore un concours de chansons ? Mais c’est une fausse question, on reste dans la continuité, l'Eurovision n’a jamais vraiment été un concours de chansons. Trop de considérations politiques s'en mêlent. Le public qui au final a fait la différence par son vote, porté par la conjoncture, a peut être été séduit par le bob rose fluo du chanteur (sa marque de fabrique, semble-t-il), les chemises traditionnelles brodées, très locales, la profusion de dreadlocks de deux musiciens, et surtout par le fait que les six artistes, après cette pause salutaire, devaient dès le lendemain repartir au pays sous l’uniforme.
La sonnette a retenti, le père de Jean-Bernard, Didier, est à la porte, un pot de bégonias dans les bras. En ce samedi, il vient déjeuner, et peut-être passer une partie de l’après-midi.
Et Jean-Bernard sent tout de suite que son père a d’autres refrains en tête que celles de l’Eurovision. Parvenu dans la salle à manger, il se tient face à lui, l’œil humide, fracassé par la mort de Vangelis, cofondateur des Aphrodite’s child.
— Tu te rends compte, j’ai connu ta mère dans un slow sur l'air de Rain and Tears ! dit-il en larmoyant.
La mère de Jean-Bernard qui l’a quitté une dizaine d’années auparavant et dont il cherche toujours à rappeler la coupable absence.
Le décès de Vangelis ressemble pour Didier à un abandon de poste, c’est une vigie qui disparaît, montrant un chemin assez sombre que l’on emprunte avec réticence, quelles que soient les circonstances. Mais cette vigie, aussi lumineuse soit-elle, s'est contentée d'une évocation de trois minutes au journal télévisé. Trois minutes pour raconter une existence, une carrière prolifique ! C’est déjà beaucoup, diront certains, face à l’armée des anonymes. Et il faut appartenir à une certaine génération pour se souvenir de Vangelis. Même des films comme Les Chariots de feu ou Blade Runner dont il a composé la musique nécessitent un âge canonique pour prétendre les avoir vus à leur sortie. Didier a beau se dire que tout a une fin, qu’il est impératif de se préparer, qu’on doit se détacher des attributs de la vie (l’étude des stoïciens grecs l’a beaucoup aidé à en comprendre les concepts sans toutefois l’inciter à passer à l’acte), il préfère remettre la question à plus tard, sans savoir quand ce « plus tard » surviendra. Et il souffre à chaque fois qu'il apprend la mort d’une personnalité faisant partie de la grande famille qui a accompagné sa jeunesse. Ils s’en vont un à un, ces cousins très éloignés, on ne peut pas leur en vouloir, ils s’en vont et le laissent seul face à ses angoisses intimes. C’est comme un éphéméride dont on arrache les feuilles jour après jour jusqu’à la dernière, celle du 31 décembre, où figure – c’était attendu, c’est inéluctable – son propre nom.
Jean-Bernard observe le visage crispé de son père, regard figé sur un objet du rebord de cheminée. Le repas ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices.
— Tu as l’air soucieux, papa…
— Jette ce calendrier tout de suite !
FIN
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@GDambrev – Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes
23 mai 2022