Cohabitation versus coalition : expériences franco-allemandes
L’amitié franco-allemande peut parfois être vue comme une anomalie, de par son caractère profondément inédit. Le 22 janvier 1963, le Général de Gaulle et le chancelier Adenauer signent le traité de l’Elysée, prémices d’une coopération entre la République Française et la République Fédérale d’Allemagne pourtant difficilement imaginable quelques années auparavant.
Renouvelée en 2019 avec le traité d’Aix la Chapelle, cette collaboration vibrante dépasse largement la question de la coordination politique que l’on voit à Bruxelles : elle a permis à des dizaines de milliers d’étudiants d’obtenir des doubles diplômes grâce à l’Université franco-allemande et l’Office franco-allemand pour la Jeunesse, a servi de marchepied à la création d’Airbus, et dispose même de sa propre assemblée parlementaire depuis 2019. Au gré des changements à la tête de ces deux Etats, les relations ont pu être plus ou moins importantes, mais l’objectif reste le même : renforcer les liens entre les deux pays, et agir de manière concertée aux niveaux européen et international.
" L’objectif reste le même : renforcer les liens entre les deux pays, et agir de manière concertée aux niveaux européen et international."
Alors que la France se trouve dans une crise institutionnelle inédite sous la cinquième République, en l’absence d’un début de majorité à l’Assemblée nationale, le mouvement Les Voies s’élève pour appeler à la mise en place d’un accord de coalition. Doit-il pour autant être à l’image de nos voisins d’Outre-Rhin, habitués aux compromis politiques parfois jusqu’à outrance ? Cet exemple allemand serait-il in fine transposable au droit français ?
Un peu d’histoire
On le sait, les systèmes allemands et français sont extrêmement différents, le premier reposant sur des élections proportionnelles et le principe de gouvernement de coalition. En revanche le second est régi par le scrutin majoritaire, et est structurellement conçu à l’heure actuelle pour éviter toute cohabitation avec les forces politiques opposées, sauf rebondissement exceptionnel, tel que nous l’avons connu le 9 juin dernier avec l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale par le Président Emmanuel Macron.
Rédigées à moins de 10 ans d’écart, les Constitutions françaises et allemandes et leurs systèmes électoraux, qui posent les bases du fonctionnement parlementaire et gouvernemental des deux pays, répondent à deux objectifs bien différents.
D’un côté, la constitution de la République Fédérale d’Allemagne, applicable depuis 1990 à l’Allemagne réunifiée, est promulguée en 1949 et vise à prévenir qu’un parti unique s’approprie le monopole des pouvoirs dévoués au Parlement et au pouvernement, afin d’échapper à une répétition de l’histoire récente. Aussi, le système allemand prévoit des élections législatives à la proportionnelle, réduisant donc le risque de voir un parti unique obtenir une majorité nette. Au surplus, il appartient aux parlementaires d’élire le chef d’Etat allemand ainsi que les ministres du gouvernement.
Aussi, il est usuel de voir qu’après chaque élection, le parti arrivé en tête ne dispose pas de majorité et se doive d’entrer en négociations avec d’autres partis dans le but de constituer non seulement une majorité, mais également un programme, et de déterminer la répartition des différents ministères entre ces groupes politiques.
A titre d'exemple, le gouvernement allemand actuel repose sur un accord de compromis entre les programmes des sociaux-démocrates du SPD, les libéraux du FDP, ainsi que les écologistes de Bündnis 90 - Die Grünen. Le SPD étant arrivé à la première place du podium des législatives, il a pu prendre la tête de l’Etat, incarnée par le chancelier Olaf Scholz, et les ministères ont été répartis entre différentes figures des trois partis. L’accord susmentionné appelé « contrat de coalition », fait, de son côté, l’objet d’une réelle contractualisation et est rendu public.
Si les négociations de ce fameux contrat de coalition ne sont pas expressément prévues par la Constitution allemande, remontant à une coutume de 1961, il est néanmoins parfaitement ancré dans le paysage politique.
De l’autre côté, la Constitution de la République Française de 1958 répond à une demande diamétralement opposée : celle d’en finir avec l’instabilité institutionnelle de la quatrième République grâce à un exécutif fort et un parlementarisme rationalisé (22, 23 ou 24 gouvernements - les chiffres diffèrent en fonction des sources - se sont succédés entre 1946 et 1958). Cela permet, d’une part des élections reposant sur le principe du fait majoritaire et d’autre part, à la suite de la brillante - en toute ironie - dissolution de 1997, de synchroniser les échéances des élections législatives et présidentielles afin d’obtenir une Assemblée nationale alignée avec le programme politique du Président de la République.
Dans ce contexte, et même si l’Assemblée nationale dispose d’un pouvoir de censure du gouvernement composé d’un Premier ministre choisi par le Président de la République, elle n’en fait en pratique que très peu l’usage, sans oublier les accusations récurrentes liées au fait que l’Assemblée nationale soit finalement une chambre d'enregistrement du gouvernement.
L’écart entre les deux méthodes semble donc difficilement réconciliable à première vue, le système allemand reposant sur de complexes mécanismes de négociation et une culture du compromis permanent entre les programmes des différentes formations politiques, là où la France fait le choix de ne faire arriver qu’un seul parti/homme au pouvoir, qui disposera de suffisamment de clefs institutionnelles pour faire appliquer son programme.
Néanmoins, les dernières années ont démontré un certain glissement, les gouvernements français successifs ne pouvant s’appuyer que sur des majorités de plus en plus faibles, voire très relatives, comme par exemple sur la période entre les élections législatives de 2022 et celles de 2024.
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Fragmentations parlementaires, et art du compromis
On l’a vu, le système allemand repose sur un système de compromis entre différents partis politiques. Depuis la mise en place de ce système, le nombre de partis au gouvernement n’a jamais été supérieur à trois, en raison notamment d’une autre spécificité du fonctionnement électoral allemand : le principe du seuil des 5%. En vertu de ce principe un parti qui ne dépasserait pas les 5% des votes au niveau national ne pourrait rejoindre le Parlement, quand bien même certains de ses candidats pourraient être, en théorie, élus.
Dans les faits, seuls 7 partis sont donc actuellement représentés au Parlement allemand, contre 14 « nuances » recensées à l’Assemblée depuis les dernières législatives. S’il est encore trop tôt pour connaître le nombre de groupes politiques qui siègeront au Palais Bourbon, on peut toutefois noter que l’Assemblée nationale de 2022 comptait 10 groupes différents.
Ce phénomène de multiplication des groupes à l’Assemblée nationale, là où les allemands avancent en rangs plus resserrés, rend la composition d’alliances plus délicate, les groupes français étant donc plus petits en proportion que leurs cousins d’outre Rhin, témoins donc d’autant de sensibilités et de pluralisme politique. La situation française transforme alors toute volonté de mettre en place une sorte de contrat de coalition en une équation à l’apparence difficile : comment mettre d’accord autant de groupes différents, chacun porteurs d’un programme qui lui est propre et sur lequel il a été élu, alors même que notre culture politique repose depuis plus de 70 ans sur une logique de blocs majoritaires ?
Les formations politiques de gauche, elles, s’y essaient pourtant régulièrement : récemment, avec le Nouveau Front Populaire et la NUPES, mais également historiquement - rappelons que François Mitterrand est arrivé au pouvoir sur la base d’un accord allant des socialistes à l’extrême gauche. Ces accords sont généralement couronnés de succès au moment de l’élection grâce à l'obtention d'un plus grand nombre de sièges, permettent souvent d’avoir des effets poussoirs sur des problématiques sociales importantes, mais peinent à perdurer dans le temps souvent en raison de divergences profondes sur des sujets sensibles, comme par exemple en matière géopolitique.
L’exemple allemand permet d’avoir un bilan s’inscrivant dans la durée et de tirer trois enseignements.
En premier lieu, c’est un fait, le compromis permanent est parfois synonyme de stagnations, comme c’est le cas actuellement dans le cas d’une coalition tiraillée entre une forte pression économique due notamment à l’inflation, des besoins d’investissements croissants notamment dans le domaine de la Défense et celui des infrastructures vieillissantes, ou encore la réalité de la transition environnementale mise à mal par la fragilisation concomitante du marché de l’automobile. Bilan, les politiques publiques manquent parfois d’ambition, et la crédibilité de la politique du gouvernement peut être mise à mal par les déclarations en propre des différents partis, voire même des différents ministres qui le composent en cas de désaccord de fond.
Cependant, et dans un deuxième temps, cet art du compromis permet de nombreuses avancées classées « à droite » comme « à gauche » dans le même temps, comme par exemple en 2015 avec l’introduction du salaire minimum sous la chrétienne démocrate Angela Merkel, alors en cohabitation avec les sociaux-démocrates. Cet équilibre permet également de diminuer les dissensions au sein du débat publique lors de débats pouvant faire l’objet de controverses, les partis au gouvernement étant plus à même de présenter un front uni, comme ce fut le cas par exemple avec l’adoption du mariage pour tous en 2017, qui s’est déroulée dans le calme, alors que le même débat en France en 2013 avait été l’occasion pour les oppositions de cristalliser le débat public autour de la question.
Enfin, l’Allemagne nous montre que les coalitions ne s’obtiennent pas en une semaine, ni même en un mois.
Lors des dernières élections de 2021, les partis allemands avaient mis deux mois à se mettre d’accord sur un programme commun et sur la répartition des ministères. Et après les élections de 2017, il avait fallu quatre mois pour obtenir un accord. La pression actuellement exercée en France sur les parlementaires et le Président de la République, témoin d’une impatience justifiée de retrouver un sentiment de stabilité institutionnelle, ne s’inscrit malheureusement pas en cohérence avec la réalité de la nécessité de prendre le temps de peser chaque mot et chaque idée.
Outre la question de savoir avec qui on veut faire alliance, la question du programme commun est en effet fondamentale afin d’assurer non seulement la lisibilité de l’action politique future de la coalition, mais également son fonctionnement. En effet, une coalition instable risque de se fracturer sur certains sujets, certains partis pouvant être tentés de rompre le cordon sanitaire et de chercher les voix manquantes sur certains textes chez les extrêmes. Au contraire, un programme commun détaillé et idéalement publié permet un accord ab initio sur certaines politiques publiques, et donc d’assurer une majorité une fois les différents textes de loi au Parlement.
En guise de conclusion, et au-delà de la seule question de la coalition, rappelons une nouvelle fois que le système allemand est un produit de son histoire, marqué par le nazisme et l’appartenance à l’URSS, et est témoin, et ce de manière profonde, du rapport que les allemands entretiennent avec leur Histoire et leur citoyenneté, qui est renforcé par une éducation citoyenne intensive au sein de l’école publique. La France, de par ses propres spécificités culturelles, ne pourrait sans doute pas adopter un modèle copié-collé du système allemand, surtout pour un galop d’essai dans les prochaines semaines.
Nous pourrions nous inspirer du système parlementaire allemand et de son calendrier qui prévoit tour à tour des semaines « au Parlement » et des semaines « en circonscriptions » - permettant aux élus d’être aux côtés du terrain de manière régulière, et donc de prendre le pouls de leurs concitoyens. Quand le système français prévoit une présence quasi-continue à l’Assemblée, ainsi que bien souvent des horaires nocturnes, limitant de fait la capacité des députés à travailler main dans la main avec leurs électeurs.
Le système allemand repose de plus sur une proportionnelle double. En pratique, à l’occasion des élections législatives, l’électeur allemand doit se prononcer sur deux aspects. Au niveau de sa circonscription, il votera pour le candidat qu’il estime le mieux à même de le représenter au niveau local, et dans un second temps, il votera pour le parti qui lui convient le mieux au niveau national. Aussi, cette méthode permet de réfléchir au cas par cas, et donc par exemple de voter pour un candidat social-démocrate qui a fait ses preuves dans la commune, tout en glissant un autre bulletin, libéral, cette fois dans l’urne afin de favoriser son parti préféré. A l’annonce des résultats, l’élection des parlementaires dépend donc d’un calcul double, c’est à dire à la fois au niveau des circonscriptions prises une à une, mais également à celui d’une liste nationale, résultant bien souvent en un nombre de parlementaires supérieur au nombre de circonscriptions, assurant donc une représentativité de fond des volontés politiques des citoyens.
Dans son livre Les Ingénieurs du Chaos, l’auteur Giuliano da Empoli postule que la montée des extrêmes s’explique en partie par un manque de contrôle et une déconnexion ressentis par les électeurs vis à vis des institutions, engendrant une absence de confiance et favorisant l’émergence du populisme. Aussi, et si l’exemple allemand montre également ses limites dans ce domaine, une réflexion devrait être utilement engagée afin de réformer non seulement les modes de fonctionnement des dynamiques internes au Parlement, celles entre le Parlement et le gouvernement, mais également, et surtout les systèmes électoraux et fonctionnements parlementaires afin de renforcer le lien entre électeurs et élus.
Pour Les Voies par Alexandra Laffitte