Comment débugger le management « à la française » ?

Comment débugger le management « à la française » ?

La scène se déroule lors d’un séminaire réunissant une centaine de personnes. Le déjeuner arrive. 15 tables, 2 serveuses pour toute la salle. Elles apportent les assiettes 3 par 3, ça fait 33 allers-retours. Le temps d’aller les chercher en cuisine, les déposer correctement sur les tables, repartir, ça fait entre 2’ et 2’30 l’aller-retour, soit une bonne demi-heure d’attente rien que pour le plat principal. Les filles ne chôment pas. Pendant ce temps, le « chef de salle » regarde tout ça, serein, satisfait. Il « surveille » que tout va, tout tourne… Pas un instant ne lui vient l'idée qu'il pourrait donner un coup de main à ses serveuses, pas un instant ne lui vient à l’idée qu’il pourrait contribuer à réduire le temps d’attente de ses convives. Non, il est pleinement dans son rôle : ses collaboratrices courent, les clients attendent, lui « supervise ». Tout va bien.

A la fin d’un atelier sur la vision stratégique, le manager prend la parole : il synthétise, récapitule, conclut, éclaire les prochaines étapes. Manager exigeant, connu pour être avare de compliments, il remercie ses équipes, pudiquement comme l’y pousse son caractère, avoue avoir ressenti beaucoup de joie à la vue de la qualité du travail fourni dans la journée. Les équipes ne sont pas restées dans la plainte face aux difficultés à venir, ont été créatives, forces de proposition. A la fin de l’allocution, un Responsable RH, présent toute la journée mais silencieux sur à peu près tous les sujets, s’approche du manager et lui glisse, pour unique contribution : « Tu aurais pu davantage remercier tes équipes. » Faire un feedback négatif pour inciter à en faire des positifs, il fallait y penser.

Une conférence organisée en soirée, autour du thème des équipes autonomes. Plusieurs entreprises témoignent. Pour l’une d’elles, 2 managers, de niveaux N et N+1, sont présents. Le hiérarchique de niveau N+1 présente la démarche, l’intention de départ de la Direction Générale, la « philosophie » qu’ils ont voulu impulser, le « pourquoi ». Il insiste sur les grands principes : l’autonomie, l’empowerment, la confiance, la délégation, « laisser de la place ». Puis il introduit son collaborateur, pour que celui-ci présente le « détail de la démarche ». Ce qu’il s’emploie à faire. Au bout de 5’, n’y tenant plus, le N+1 se remet à intervenir, pour corriger, nuancer, ajouter, compléter, préciser. Quelques instants de ce traitement, et le collaborateur ne sait plus trop sur quel pied danser, quoi dire, quoi ne pas dire. Tout le monde dans l’auditoire ressent la même chose : le projet d’empowerment a encore un peu de chemin devant lui.

Entretien avec le DRH d’un grand groupe, qui exprime son impuissance face aux contradictions dans lesquelles il se sent pris : d’un côté, sa direction générale lui demande de recruter les « meilleurs talents, et uniquement les meilleurs », ce à quoi il s’emploie (sans toutefois cacher sa difficulté à déjà cerner la notion de « meilleur » : doit-elle se baser sur le diplôme ? l’expérience ? la « personnalité » ? ...). De fait, l’entreprise doit beaucoup recruter, le marché repart, la croissance est là… et le turn-over aussi. Les démissions s’enchaînent. Cette entreprise déploie des trésors (quasiment au sens propre) pour attirer les « meilleurs », mais une fois intégrés, semble ne plus trop y prêter attention. Les « process » prennent le relais : jobs sans grand intérêt, périmètres de responsabilité limités, prise de décision hiérarchisée, attentes des collaborateurs non prises en compte, vie collective inexistante, etc. Le DRH se ressent comme Sisyphe face à son rocher, coincé dans un système qu’il a lui-même contribué à bâtir.

Qu’ont de commun ces situations ? A peu près rien, si ce n’est le vague sentiment, à chaque fois, d’être « à côté de la plaque », d’une sorte de manque de respect de l’autre auquel personne ne trouve rien à redire, la difficulté à se défaire d’une vision de l’être humain comme d’une « ressource ».

Ce type de management, qu’on pourrait appeler « à la française[1] », est très régulièrement étudié, il suffit de consulter un moteur de recherches pour s’en rendre compte. Cela fait des décennies que les meilleurs auteurs (Michel Crozier, François Dupuy, Philippe d’Iribarne, Jean-Pierre Le Goff…) s’interrogent ces pratiques, tellement inefficaces, tellement old school, tellement dépassées, mais rien n’y fait : elles persistent, comme si tout, à peu près, se transformait dans les entreprises, sauf ça.

Quelqu’un saurait-il débugger ce management ? Toutes propositions bienvenues.

[1] Précisons, pour éviter les malentendus, que cette expression « à la française » est un raccourci visant à désigner un style, un idéal-type, pas forcément une réalité géographique spécifique, un peu comme on parle d’un café « à l’italienne » (ou « à l’américaine »), sans que cela désigne ou cantonne au pays cité. Cela dit, d’autres portent le même diagnostic, par exemple, Patrick Légeron, coauteur du rapport de l'Académie de Médecine sur le burn-out publié en 2016 : « Il y a un gros problème de management à la française », Challenge.fr, 20 mai 2019, https://www.challenges.fr/entreprise/vie-de-bureau/burn-out-alerte-rouge-sur-le-management-a-la-francaise_655248



Jérôme Bocquet

Formateur +++ / Expert en actions de formation à très forte valeur ajoutée / Accélérateur des transformations et changements

5 ans

Merci Arnaud Tonnelé pour cette excellente réflexion qui permet à de nombreux points de vue de s’exprimer Je souhaite avoir des avis sur la situation suivante : Quel que soit le niveau hiérarchique (équipe, n+1, +2, ....+12...), ils disent souvent « avec nos collègues et les collaborateurs, ça va ... le problème, c’est les chefs » 1)Partagez-vous le même constat ? 2)Est-ce un comportement « francais » ou est-il assez répandu dans le monde ? 3) Quelles sont les causes et les pistes de solutions ?

Philippe Patouraux

Qualité de Vie au Travail / conditions de travail - Intelligence émotionnelle - Santé et Sécurité au Travail

5 ans

Parachuté un salarié en tant que manager sans aucune formation ou soutien est aussi une pratique courante, cela n’aide pas. Je pense qu’un manager devrait avoir plus le sens de l’humain que d’être affamé de pouvoir. Qui n’a pas jamais entendu : « N’oublies pas que je suis ton supérieur hiérarchique ». Tout est dit.

isabelle legendre

Responsable innovation managériale à La Direction de la Relation et de l'Expérience Client de La Banque Postale

5 ans

Et si on focusait aussi davantage sur tous ceux qui avaient osé faire autrement, changé ? Comme autant de preuves rassurantes ??

isabelle legendre

Responsable innovation managériale à La Direction de la Relation et de l'Expérience Client de La Banque Postale

5 ans

Le debuggage ne consisterait pas en une nécessaire adaptation ? De tout temps il y a eu des managers plus ou moins autoritaires, non aimables, condescendants, dans leur tour d’ivoire .. et leurs subalternes les supportaient, les évitaient, s’adaptaient .. pourquoi nous ne pouvons plus du tout les supporter maintenant ? Parce qu’ils sont devenus extrêmement stressés .. stressés parce que l’autorité, la peur ne suffisent plus pour avoir des résultats . Le monde est devenu très complexe et ils ne le maîtrisent plus d’où certaines attitudes liées à la baisse d’estime de soi .. Ces managers là ( parce que heureusement il n’y a pas que cette catégorie là !) se sont formés par mimétisme.. ils ne savent pas décoder leur impact .. le debuggage doit commencer par un changement personnel .. une prise de conscience et un apprentissage d’une autre façon de faire .. ils n’iront que si ils sont rassurés sur le fait qu’ils seront toujours chefs en faisant autrement .. pour changer il faut qu ils soient eux mêmes dans un cadre de sécurité psychologique.. il faut donc un changement systémique.. Il faut aussi assécher leur recrutement.. ne pas recruter qu’au vu de résultats obtenus sur un précédent poste mais aussi au vu de vraies compétences

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