Comment Vladimir Poutine a fait du gaz une arme de pouvoir et de diplomatie
Le Figaro / International
Isabelle Lasserre
1/04/2021
L’Europe s’attendait à devoir passer quatre ans avec un «Sleepy Joe» et se retrouve finalement avec un président américain tranchant, sûr de lui et dominateur, qui mériterait plutôt le surnom de «Sniper Joe». C’est l’Allemagne, pourtant la plus allergique à Donald Trump, qui paraît la plus déstabilisée par les premières décisions de politique internationale de Joe Biden.
C’est un véritable ultimatum qui a été lancé le mois dernier par le secrétaire d’État, Anthony Blinken, aux «entités» engagées dans le projet Nord Stream 2 qui, si elles ne se désengagent pas «immédiatement» du gazoduc russe, se verront imposer des sanctions. Le secrétaire d’État américain a redit personnellement au chef de la diplomatie allemande, Heiko Maas, l’opposition américaine à ce projet de doublement des exportations de gaz russe via l’Allemagne, afin que le sujet ne souffre aucune «ambiguïté». Il dénonce «un projet géopolitique russe visant à diviser l’Europe et à affaiblir la sécurité énergétique européenne».
Pour les Américains comme pour les pays d’Europe orientale, le gazoduc est un moyen économique et politique de manipuler les pays européens et de saper les liens transatlantiques. En arrivant à la Maison-Blanche, Joe Biden a trouvé sur son bureau les dossiers des cyber-attaques russes menées pendant les campagnes électorales aux États-Unis et dans certains pays européens. Après les années Trump de complaisance vis-à-vis de Poutine, il veut tenir la Russie à l’écart.
En 2015, après de longues tergiversations, François Hollande avait dû se résoudre, sous la pression internationale, à annuler la vente de deux navires de guerre Mistral à la Russie, qui avait annexé la Crimée l’année précédente. Angela Merkel sera-t-elle contrainte à la même décision avec Nord Stream 2, un projet achevé à 90 % mais dont de nombreuses entreprises européennes se sont retirées par peur des sanctions américaines? En toile de fond, la tension des relations entre d’une part la Russie, d’autre part les Européens et les Américains, qui subissent sans doute leur pire refroidissement depuis la fin de la guerre froide.
En ce mois d’avril 2021, c’est le gaz qui cristallise les antagonismes. «Le premier objectif de Vladimir Poutine, c’est la stabilité du régime. Or c’est le gaz qui est la base économique du régime. Le but du Kremlin est donc de vendre au plus grand nombre et de tout faire pour demeurer le principal fournisseur. La Russie agit sur les maillons faibles en Europe pour augmenter ses ventes de gaz», explique Tatiana Kastouéva-Jean, spécialiste de la Russie à l’Ifri.
Les meilleurs clients de la Russie sont associés aux projets de diversification des gazoducs, pipelines et autres voies de transport Pour la Russie, le gaz est aussi une affaire de géopolitique. L’élection en Ukraine d’un président pro-occidental en 2004, désireux de se rapprocher de l’Otan et de l’UE, pousse Moscou à déclarer une première guerre du gaz avec Kiev. Vis-à-vis de l’Europe, la Russie impose une tarification gazière qui ajoute aux critères économiques des raisons politiques. Moins les pays sont soumis à la Russie, plus salée est la note. Et plus les élites se montrent accommodantes avec le Kremlin, plus légère est l’addition. Dans la première catégorie figurent la Pologne, les Pays baltes, la Roumanie. Dans la seconde, la Serbie, la Bulgarie, la Hongrie, l’Autriche, l’Allemagne, les Pays-Bas, et dans une moindre mesure la France et l’Italie.
À partir des années 2000, le continent européen est d’autant plus important pour le Kremlin que les projections en demande de gaz sont à l’époque exponentielles. Les meilleurs clients de la Russie sont associés aux projets de diversification des gazoducs, pipelines et autres voies de transport. Et parmi eux, l’Allemagne, son entreprise pétrolière Wintershall et son ancien chancelier social-démocrate Gerhard Schröder, qui jouera un rôle essentiel dans le développement de Nord Stream. «La connexion s’établit entre les anciens cadres de l’ex-RDA de Wintershall, connus de la Stasi et des services russes. Schröder s’appuie lui aussi sur ses anciennes connexions d’Allemagne de l’Est. Tous ces gens ont travaillé ensemble dans les années 1990 à Saint-Pétersbourg autour de Vladimir Poutine. Entre gens de confiance, ils passent des deals», explique Marc-Antoine Eyl-Mazzega, spécialiste de l’énergie à l’Ifri.
La politique ne fait pas tout. Le gaz russe a toujours été primordial pour la sécurité énergétique de l’Allemagne, très grosse consommatrice depuis qu’elle a programmé l’abandon du nucléaire. Mais c’est aussi pour des raisons de géopolitiques que l’énergie russe pénètre aussi facilement dans les cercles dirigeants allemands. «À Berlin, on considère que la Russie est un pays dangereux, que les structures de son appareil d’État sont menaçantes. Les dirigeants allemands veulent aider à la modernisation de la Russie pour éviter son effondrement, qui serait synonyme de chaos. En gros, mieux vaut Poutine et ses élites corrompues que l’anarchie», poursuit le chercheur de l’Ifri. Pays du statu quo et du compromis, dans lequel l’héritage est-allemand de proximité avec les Russes compte toujours dans l’appareil décisionnel, l’Allemagne défend le dialogue et le rapprochement avec Moscou depuis sa réunification.
Lancé en 2014, au moment de l’annexion de la Crimée, de la guerre au Donbass et des sanctions occidentales, Nord Stream 2, qui permet de contourner l’Ukraine, est conçu comme «un coup de poker» de la part des Russes, selon l’expression de Marc Antoine Eyl-Mazzega. «À ce moment-là, quand l’Ukraine est en proie au chaos, Poutine se dit que tout le monde comprendra qu’il faut éviter l’Ukraine.» Les entreprises européennes s’engagent dans le projet, avec les Allemands comme tête de file, malgré ses risques géopolitiques.
Mais l’arrivée du gaz naturel liquéfié (GNL), qui transforme les États-Unis en pays exportateur, comme la diversification gazière des pays européens, qui d’ailleurs soutiennent la construction de terminaux GNL sur le continent, changent la donne et bouleversent le marché. Pendant toute la gestation du projet, le Kremlin, pourtant, n’a jamais tenté de créer un environnement favorable au déploiement de Nord Stream 2, menant de front la construction du gazoduc et une bataille géopolitique contre les Occidentaux. Personne n’a vu venir les Américains, leur aide à la modernisation du secteur énergétique ukrainien et leurs sanctions qui se sont avérées très efficaces contre Nord Stream.
Aujourd’hui le projet est à l’arrêt. Sa reprise dépend d’une amélioration des relations entre l’Occident la Russie, que personne ne voit venir à l’horizon. Pour sortir de l’impasse, certains envisagent, à long terme, une conversion de Nord Stream 2, qui au lieu de transporter du gaz pourrait convoyer de l’hydrogène.
En attendant, la transformation du marché gazier international a fait perdre de sa valeur géopolitique au gazoduc. Toutes ces raisons convaincront-elles Angela Merkel de renoncer à Nord Stream? «Rien n’est moins sûr. Il est probable que la chancelière fasse la politique de l’autruche jusqu’aux élections. Pour laisser la patate chaude aux Verts allemands qui iront dans le sens des Américains. Alors Nord Stream 2 pourra mourir de sa belle mort», commente un diplomate. Mais à la différence de l’annulation des Mistral, pour laquelle les Russes avaient été largement dédommagés, y compris en jouant sur le taux de change, Nord Stream 2 pourra difficilement trouver de nouvel acquéreur.