Commerce et environnement à l'OMC : de l'ignorance réciproque au mariage de raison ?
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Commerce et environnement à l'OMC : de l'ignorance réciproque au mariage de raison ?

Jean-Marie Paugam – Octobre 2021 (cet article ne représente et n’engage que les opinions de son auteur et non celles des institutions auquel il appartient ou a appartenu.)

Depuis le sommet de la Terre de Rio, en 1992, le développement durable s’est imposé comme concept fédérateur de toutes les politiques internationales, publiques et privées. Sauf peut-être la politique commerciale, au moins dans son sanctuaire privilégié, l’Organisation Mondiale du Commerce. Pourtant, le commerce des marchandises représente quelque 25% du PIB de la planète : comment expliquer cette extraordinaire réticence de la gouvernance commerciale mondiale à prendre en compte les impacts sociaux et environnement de ce quart de l’activité humaine ? Celle-ci parait d'autant plus dépassée que la pandémie de la COVID-19 souligne de manière indélébile le lien entre soutenabilité environnementale des modèles économiques et survie sanitaire de l’espèce. Pis, au-delà de l'immédiate pandémie, la crise climatique a déjà commencé à produire des ravages mille fois supérieurs et encore plus durables. La génération présente réussira-t-elle l'indispensable union des causes du commerce et de l’environnement? Malgré l’urgence, rien ne le garantit sans volontarisme politique inébranlable. Un regard sur le passé s’impose pour cerner les causes de ce blocage et discerner les dynamiques aujourd'hui à l'œuvre pour espérer le surmonter. 

I- Le péché originel : genèse d'une gouvernance séparée du commerce et de l'environnement 

Le péché originel de la séparation entre commerce et environnement remonte à "la création"[1] du système multilatéral contemporain, par la charte de l’ONU, les accords de Brettons-Woods et le GATT: le commerce fut chassé dès l’origine du jardin d'Eden multilatéral. 

Une histoire institutionnelle. Négociée pendant deux ans dans le cadre de la conférence des Nations-Unies sur le commerce et l'emploi, la charte de la Havane devait en 1947 créer au sein du système onusien la troisième institution de Bretton Woods (aux côtés de la BIRD et du FMI), l’Organisation Internationale du Commerce. Ce traité extraordinairement riche envisageait tous les aspects de l’économie internationale non abordés par ses institutions sœurs : emploi et normes sociales équitables, développement et reconstruction, matières premières et produits de base, aides d’Etat et concurrence industrielle, équilibre de la balance des paiements et mouvements de capitaux, investissements. Mais l’échec de sa ratification par le Sénat américain l’a enterré mort-né en 1948. Dans l’urgence, une partie des dispositions de la charte, celles relatives à la politique commerciale, furent mise en vigueur à titre temporaire, sous le nom d’ «accord général sur les tarifs douaniers et le commerce » (identifié par son acronyme anglais GATT). Le système commercial multilatéral était né, sous un statut sui generis, autonome et provisoire, à l'extérieur du système des Nations-Unies. Le GATT se transforma en OMC en 1994, au terme du cycle d’Uruguay (1986-1993). Mais la conséquence du divorce institutionnel initial fut considérable, puisque le GATT/ OMC n’était pas mu par les impulsions venues du système des Nations-Unies. Or, c’est bien au sein de l’ensemble Onusien qu’ont été forgés les concepts « d’environnement », puis de « développement durable ». La gouvernance du commerce s'en est donc développée en toute indépendance.


Une histoire juridique. Dès sa création, avec le GATT, le système commercial multilatéral (SCM) a affirmé la valeur supérieure des objectifs publics en matière d'environnement et de santé par rapport à ceux du commerce. Le mot "environnement" n'était pas encore un objet de politique publique en tant que tel à cette époque, mais les questions environnementales (telles que nous les comprenons aujourd'hui) étaient clairement couvertes par le fameux article XX du GATT de 1947, à travers les notions de "conservation des ressources naturelles" ou de "santé animale et végétale". En même temps, le système affirmait que l'environnement "n'était pas son affaire" : l'article XX du GATT (infra 2.1) instituait essentiellement une possibilité d’exception aux règles commerciales normales, justifiée par des objectifs environnementaux, sous réserve qu’il ne s’agisse pas de protection économique déguisée. 

Hormis cette exception, la règle fondamentale du GATT était celle de la non-discrimination entre « produits similaires» d’origines différentes (nationale ou étrangères). Que sont les produits similaires au sens du GATT? En substance des produits physiquement comparables, d’usage équivalent et en concurrence pour le consommateur. Or cette approche, exclusivement fondée sur l’usage final du produit, exclut de jure toute discrimination fondée sur la prise en considération de procédés et méthodes de production (PPM) n'affectant pas les caractéristiques intrinsèques ou l'apparence du produit. Cette interdiction de prise en compte des PPMs emportait des conséquences lourdes pour l’articulation entre commerce et environnement : impossible de traiter différemment sur le plan commercial un produit «propre» (c’est-à-dire fabriqué de manière relativement plus « propre », par exemple grâce à des procédés réduisant les émissions de carbone) d'un produit "sale", si cette différence n'affectait pas leurs caractéristiques intrinsèques. On visualise immédiatement l’obstacle majeur ainsi posé aux politiques environnementales et climatiques par cette incertitude juridique persistante concernant la prise en compte "procédés et méthodes de production qui ne sont pas liés au produit".  


Une histoire idéologique. La charte de la Havane, dont on retrouve les objectifs politiques essentiels dans le préambule de l’accord de Marrakech, instituant l’OMC[2], procédait d’une inspiration fondamentalement keynésienne : rechercher le plein emploi et le relèvement des niveaux de vie, stimuler la demande globale. Le GATT perdit cette inspiration même si, en soi, il n’emportait aucun objectif de libéralisation des échanges internationaux mais instituait des disciplines d'intervention des Etats, autour des principes de transparence et de non-discrimination dans le commerce. En revanche la pratique du GATT, rapidement devenue l’apanage des économies de marché dans le contexte de guerre froide, s’est peu à peu teintée d'une conception libre-échangiste, au fil des cycles de négociations visant à abaisser les barrières tarifaires. Avec les années 1970 s’ouvrait une période de reflux de l'inspiration keynésienne, bientôt supplantée par les thèses néo-libérales et monétaristes, par principe hostiles aux interventions publiques correctrices de défaillances de marché. Dans ce contexte, la question de l’environnement et des dommages causés à celui-ci par le commerce apparaissait comme purement exogène : pas plus que l’entreprise, dont Milton Friedman[3] affirmait en substance que la « seule responsabilité sociale était d'augmenter ses profits», la politique commerciale n’avait à traiter des externalités du commerce. 

Et comment concilier le libre-échange avec la diversité des préférences environnementales ? Y-a-t-il une légitimité à ce qu'un pays puisse imposer ses choix à un autre via des restrictions commerciales? Aucune, si l’enjeu environnemental concerné reste circonscrit à l’intérieur de son territoire, répondait l’économiste Jagdish Bhagwati[4] : si un pays donne priorité à la dépollution de ses eaux et que son voisin préfère s’attaquer à celle de son air, aucun des deux n’est fondé à imposer son choix à l'autre. Bhagwati admettait toutefois qu’il en allait différemment dans l’hypothèse de pollutions de portée globale, dont la résorption impliquait la coopération environnementale de plusieurs Etats : à l’appui de leurs engagements internationaux (par exemple dans le cadre d’un accord plurilatéral) des sanctions commerciales contre les « passagers clandestins » pouvaient être alors devenir légitimes. Venant de l’un des grands porte-parole de la pensée libre-échangiste ayant dominé les débuts de l’OMC, cette distinction conceptuelle mérite d’être soulignée, tant elle s’applique au temps présent : la plupart des défis environnementaux sont aujourd’hui de nature globale plus que nationale, tel que le changement climatique, la pollution plastique ou l’épuisement des océans.  

Reste que ces débats idéologiques se sont traduits, au sein du GATT et encore largement à l’OMC, par une ignorance déterminée de l’enjeu environnemental : le rôle du système commercial était de produire la croissance du commerce, point final. Les externalités environnementales de ce dernier devaient être traitées par d’autres politiques (réglementaires, fiscales et de transfert... etc.) soit au niveau national, soit dans les autres organisations internationales. Même chose pour les conséquences sociales.


Une histoire géopolitique. A l’échelle planétaire, l'environnement a longtemps été perçu comme une préoccupation de "pays riche" et une responsabilité des pays industrialisés : non sans raison puisque les pays développés sont les premiers responsables des dommages causés à la planète depuis la révolution industrielle en Occident. L'environnement n'était donc pas considéré comme une priorité pour les pays en développement, qui se concentraient davantage sur la réponse aux besoins primaires de leurs populations, par la croissance économique. Toute restriction à leur commerce pour des raisons environnementales ne pouvait s'assimiler qu'à du "protectionnisme vert".  


II- La cohabitation impossible : l'introuvable modèle de coopération entre commerce et environnement


Le temps du GATT : de la cohabitation à la confrontation

A travers le régime de l’article XX (exception environnementale), le système multilatéral du temps du GATT organisait une cohabitation entre règles commerciales et règles environnementales. L’enjeu était de savoir si elle serait pacifique ou conflictuelle. Elle se révéla de plus en plus confrontationelle, à mesure que l’enjeu environnemental s’imposait dans l’architecture de la gouvernance mondiale.  

Le problème de l’environnement était bien présent dans l’esprit des rédacteurs du GATT de 1947, déjà… à cause du poisson! La problématique environnementale y était formulée sous l’angle de la « conservation des ressources», qui commençait à se poser pour les stocks halieutiques. Un accord sur la taille des filets de pêche et les tailles minimales des poissons avait été adopté en 1946, ainsi qu’un traité sur la chasse à la baleine. En 1947, était créée l’Union Internationale pour la conservation de la nature et des ressources naturelles (IUCN).  En 1949, l’UNESCO tenait une conférence technique sur la protection de la nature. En 1950, on adopta une convention sur la protection des oiseaux qui mettait à jour une convention internationale née 50 ans plus tôt. La conscience environnementale préexistait donc au système commercial multilatéral. Suffisamment pour que l’objectif de conversation des ressources naturelles soit perçu comme pouvant justifier une exception assez large aux règles commerciales, promue notamment par la Norvège et la France durant la négociation de la Charte de la Havane[5]: celle qui deviendrait l'article XX du GATT.

En tant que tel, le mot «environnement» n'apparut que plus tard, en particulier lorsque le secrétariat du GATT a contribué à la préparation de la conférence des Nations-Unies de Stockholm par un rapport sur le commerce et l’environnement, en 1972. En même temps, le GATT créait en son sein un groupe de travail sur ce thème, qui mettrait plus de vingt ans pour tenir sa première réunion… 

Mais le GATT prévoyait aussi de contrôler la compatibilité entre les mesures environnementales et ses propres règles. Plus précisément l’article XX contient un «chapeau» enjoignant de vérifier que les mesures d’exception soient prises de bonne foi et de manière proportionnée, c’est-à-dire ne représentent ni une discrimination arbitraire ni une protection déguisée. A mesure que montait en puissance la question environnementale, les logiques les plus confrontationnelles entre le bloc autonome des règles du système commercial multilatéral et les autres sources du droit international se sont engagées dans le jeu de vérification de conformité ouvert par ce "chapeau" de l’article XX.  

Or, le secrétariat du GATT lui-même était perçu par une partie de la société civile comme tendant à nourrir une culture institutionnelle défavorable à l’environnement. Cette perception du GATT fut alimentée par la pratique de décisions arbitrales clairement défavorables à la cause de l’environnement. En 1991 le rapport «thon/dauphins», condamnait une réglementation environnementale des Etats-Unis en utilisant deux éléments majeurs : le rejet de la prise en compte des PPM pour différencier les produits et le rejet des mesures commerciales extraterritoriales pour la poursuite d’un objectif environnemental. Les représentants de la société civile dénonçaient enfin une certaine culture du secret au sein des structures de la négociation commerciale : refus d’observateurs ou admission progressive et au compte-goutte des secrétariats des accords environnementaux ; non publicité des documents ; absence d’accréditation des ONG… 

Le cumul de ces éléments engendra une perception bien plus confrontationnelle de la relation entre le système commercial multilatéral et l’environnement qu’il n’était justifié par l’architecture même des textes du GATT.  


Le temps de l'OMC : l'introuvable coopération pour un "verdissement" du commerce

La création de l’OMC en 1994 représenta une rupture fondamentale pour la relation entre commerce et environnement.

La préoccupation écologique s’était imposée au premier rang de enjeux internationaux en s’intégrant au concept de «développement durable», formulé par le rapport Bruntland[6] de 1987 et consacré par le Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992[7]. Deux ans après Rio, l'accord de Marrakech instituant l'OMC renouait avec l'inspiration keynésienne de la Charte de la Havane et inscrivait explicitement le développement durable parmi les objectifs statutaires de l'organisation[8]. En outre, les conclusions du cycle de l'Uruguay (1986-1994) comprenaient la création d'un «comité du commerce et de l'environnement » (CCE) chargé d'explorer les liens et les synergies entre les deux ensembles de politiques.

La première conférence ministérielle de l'OMC, tenue à Singapour en 1996, a officiellement reconnu l'environnement comme l'une des principales questions non commerciales devant être inscrites à l'ordre du jour de l'OMC (ainsi que le lien entre le commerce et les normes du travail). En 2001, le "programme de Doha pour le développement" prévoyait des négociations ambitieuses sur le commerce et l'environnement, y compris les relations entre les règles de l'OMC et les accords environnementaux multilatéraux, ainsi qu'un programme de travail substantiel couvrant des questions telles que l'éco-étiquetage, les subventions néfastes à la pêche et les liens entre les droits de propriété intellectuelle et la Convention des Nations unies sur la biodiversité.  Enfin, plusieurs décisions de l'Organe d'appel de l'OMC (une autre création du cycle d’Uruguay qui n’existait pas du temps du GATT établissaient clairement que les règles de l'OMC ne pouvaient pas être interprétées "isolément" des autres lois internationales publiques. L'Organe d'appel a explicitement reconnu la légitimité des préoccupations sanitaires et environnementales concernant les objectifs commerciaux[9].

Malgré ces débuts prometteurs, l’OMC n’est jamais parvenue à combiner de manière positive les priorités commerciales et environnementales. L’environnement fut l’une des premières victimes des confrontations de plus en plus profondes ayant divisé ses membres et fait dérailler les négociations de l’agenda de Doha. Après l'échec de la conférence ministérielle de Cancun en 2005, une grande partie des discussions liées à l'environnement fut brutalement interrompue: ni les négociations environnementales, ni le programme de travail prévu à Doha, n'avaient jamais réellement démarré. Sans actualisation de son mandat, le CCE est resté embourbé dans des discussions d'experts qui, bien qu'intéressantes et utiles, n'ont pas permis de dégager des pistes tangibles. 

En abandonnant l’OMC, la question de l’articulation entre commerce et environnement envahissait pourtant d’autres enceintes. Celle des accords commerciaux préférentiels, en particulier ceux conclus par les Etats-Unis et l’Union Européenne. Celle des politiques de responsabilité sociale et environnementale que commençaient à promouvoir de grandes organisations internationales (OCDE, OIT, ONU) et développer les entreprises multinationales. 

Une tentative de relance du programme de développement durable de l'OMC a pris la forme d'une proposition d'accord plurilatéral[10] pour la libéralisation du commerce des biens environnementaux (ABE). Sur le plan multilatéral, cette négociation, prévue par l'agenda de Doha, avait échoué en 2011, car elle s'était heurtée à la forte opposition d'un certain nombre de pays en développement. Bien que prometteuse, la négociation plurilatérale s'est finalement arrêtée en 2016. 

Une deuxième impulsion est venue du sommet des Nations unies de 2015, qui adoptait les « objectifs de développement durable » (ODD), un programme-cadre mondial pour les gouvernements et les organisations internationales, succédant aux objectifs de développement « du millénaire ». Parmi les dix-sept ODD (dont beaucoup ont un impact sur les politiques commerciales), l'un d'eux – l’ODD 14.6 - mandate l'OMC pour contribuer à la préservation des océans en réformant les pratiques de subvention qui contribuent à la pêche illégale, à la surpêche et aux surcapacités. Historiquement, les négociations sur les subventions à la pêche étaient aussi déjà inscrites dans l’agenda de Doha de 2001. Mais leur élévation au rang d’un ODD approuvés par les dirigeants mondiaux a confié à l'OMC un mandat politique de haut niveau, impliquant, pour la première fois, la poursuite explicite d'un objectif environnemental, et non exclusivement commercial, mandaté par le système Onusien. Ces négociations multilatérales se sont révélées très difficiles à conclure. Par deux fois, en 2017 et 2020 les membres de l’OMC n’ont pas respecté les échéances fixées pour leur conclusion. L'année 2021 apparait cruciale pour y parvenir, avec pour échéance la 12è réunion ministérielle de l'OMC. 


III- L'impératif de la mondialisation verte : pour un mariage de raison entre commerce et environnement

Au terme de cette longue histoire d’échec à intégrer l’agenda environnemental au cœur du système commercial multilatéral peut-on espérer que les choses changent ?

La poursuite du statu quo est loin d’être impossible. Elle paraitrait même l’option la plus vraisemblable, tant l’OMC s’est enfoncée dans ses blocages. Une majorité des négociateurs commerciaux actuels continue de rejeter la prise en compte des enjeux environnementaux dans le commerce : beaucoup ne voient dans la couleur verte que les nouveaux habits de la vieille tentation protectionniste. La mémoire de l’échange inégal, parfois la résurgence du ressentiment anticolonial, nourrissent une méfiance réelle de la part de nombreux pays en développement vis-à-vis des discours de l’Occident industriel en matière de lutte contre le changement climatique : les idées de taxe ou de mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ne seraient-elles pas la nouvelle ruse pour transférer au pays du Sud la charge de réparer ls dommages causés à la planète par les pays du nord? Alors que les besoins primaires en énergie, logement, équipements des populations pauvres ne sont pas encore satisfait, il faudrait renchérir les coûts de production et de commerce de l’acier, du ciment, du verre, de l’aluminium, de la chimie, pour en tarifer les émissions de carbone?

«Tragédie des Horizons[11]» : face aux effets différés du changement climatique, la conjugaison de ces méfiances peut aboutir à bloquer aujourd’hui toute décision d’y remédier au sein du système commercial multilatéral. Quelles en seraient les conséquences? Pour l'OMC, celle de sa marginalisation à coup sûr. Si elle continue de ne pas aborder le problème environnemental et climatique celui-ci sera traité de toute façon sans elle, au risque de l'être de manière sous-optimale, à la fois pour le commerce et pour l’environnement. Les mesures unilatérales d’ajustement au frontière (lutte contre les « fuites de carbone, correction du « dumping environnemental), le développement de normes environnementales et climatique au sein des accords commerciaux bilatéraux et régionaux accroitraient la tendance actuelle à la fragmentation du système mondial et le recentrage des chaines de valeurs autour de pôles régionaux.  

L'autre scenario serait celui d’un système commercial multilatéral intégrant les enjeux environnementaux pour bâtir le socle d’un commerce durable. Plusieurs évolutions en cours laissent penser que ce mariage de raison entre commerce et environnement devient aujourd'hui possible, après tant d’années d’échec.  

La prise de conscience de l’urgence environnementale et climatique s’accélère aujourd’hui au sein du système commercial et dans la société civile qui l'entoure. Du côté des grandes puissances industrielles se multiplient les engagements en direction de la «neutralité climatique»: « Green Deal » Européen, engagements américains, chinois et japonais changent la donne. L’Union Européenne et les Etats-Unis apparaissent déjà relativement avancés dans l’introduction de dispositions environnementales et climatiques dans leurs accords commerciaux bilatéraux. La Commission de l'UE a présenté à l'été en 2021 son projet de mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Revenus dans l’accord de Paris, les Etats-Unis de Joe Biden réfléchissent sur des lignes proches. Chine et Etats-Unis, Etats-Unis et Russie s’accordent pour maintenir un dialogue sur le climat, en dépit de leurs multiples conflits sur la plupart des autres sujets. Du côté des pays en développement s’accroit la perception des menaces existentielles engendrées par le changement climatique et la multiplication des problèmes environnementaux globaux, tels que ceux de la surexploitation des océans et de la pollution plastique : les petites économies insulaires s’expriment par exemple de manière de plus en plus engagée sur ce sujet à l’OMC. 

L’OMC commence par ailleurs à se libérer de sa loi d’airain du consensus multilatéral qui l’a entravée jusqu'à aujourd’hui. A sa conférence ministérielle de Buenos-Aires, en 2017, ont été lancées plusieurs initiatives de négociation plurilatérales, sur des sujets d’avenir (le commerce électronique, l’investissement, les services, les PMEs). Pour progresser dans le domaine environnemental, des approches analogues, réunissant les membres intéressés à coopérer sur certains sujets pourraient se révéler très fructueuses. La plus mûre concerne le commerce des plastiques polluants, aujourd’hui largement anarchique et dont seuls certains aspects sont disciplinés par les conventions environnementales, notamment celle de Bale-Stockholm-Rotterdam. Plusieurs membres de l’OMC ont également lancé des « discussions structurées sur le commerce et le développement durable » dans lesquelles plusieurs thèmes sont proposés : l’économie circulaire, la réforme des subventions aux énergies fossiles, les questions climatiques, les enjeux de biodiversité.

Que pourrait apporter l’OMC pour rendre le système de commerce plus durable? 

L’organisation n’a pas vocation à tout traiter, ni à dupliquer les efforts des organisations environnementales, ni à se substituer à ceux des accords commerciaux régionaux. Elle trouve sa zone propre de valeur ajoutée chaque fois que se pose un problème de «passager clandestin» dans la coopération multilatérale : en d’autres termes, quand un problème environnemental ne peut être traité qu’en réunissant la « masse critique » des participants concernés dans l’économie mondiale. Les subventions à la pêche en offrent un bon exemple : il ne servirait pas à grand-chose de réduire ou supprimer les subventions contribuant à la surpêche dans une seule partie du globe, si cet effort devait être annihilé par un accroissement dans une autre. Les subventions aux énergies fossiles présentent un cas analogue : impossible de réduire efficacement les émissions si tous les grands acteurs responsables n'agissent pas de concert. On peut faire le même constat pour le commerce des plastiques : suite à la décision prise par la Chine en 2018 et à la multiplication des interdictions unilatérales d’importation des déchets plastiques, le commerce de ces matières polluantes se réoriente de manière erratique à l'échelle globale, parfois via des arrangements criminels. L’OMC pourrait être le lieu d’organisation d’une certaine transparence de ces flux. Les exemples de telles thématiques planétaires articulant enjeux commerciaux et environnementaux ne manquent pas. Trois enjeux fondamentaux les structurent : la préservation des océans, la protection de la biodiversité et la lutte contre le changement climatique.

Dans ces domaines, quelles fonctions opérationnelles pourrait remplir l'OMC pour contribuer à un commerce plus durable?

D'abord, assurer la transparence des mesures (tarifaires, non tarifaires, techniques) prises par les pays au nom pour réguler les flux commerciaux impactant le climat : par exemple en matière de commerce des plastiques, un effort de transparence permettrait de mieux comprendre et prévoir l'évolution des flux de déchets.

Ensuite, permettre la clarification des cadres juridiques de l'intervention publique et l'échange de meilleures pratiques commerciales contribuant à la réalisation des objectifs environnementaux des participants à l'échange. Pour nombre de questions, l'absence d'interprétation adoptées au sein de l'organe de règlement des différends de l'OMC engendre une incertitude juridique pour les Etats et les entreprises. Les enjeux d'articulation entre règles commerciales internationales et mise en œuvre de l'accord de Paris contre le changement climatique[12] représentent le terrain le plus urgent pour un tel effort de clarification.   

Enfin, développer des incitations de marché[13] permettant de favoriser les activités   économiques durables (celles dont les externalités environnementales sont positives ou, à défaut, dont le coût est intégré aux prix de revient). La réforme des subventions aux énergies fossiles, la libéralisation du commerce des biens et services environnementaux, la promotion des produits alternatifs au plastique (par exemple pour l'emballage) représentent autant de thèmes de négociations déjà identifiés par les membres de l'OMC dans ce domaine.

L'indispensable intégration du commerce et de l'environnement est donc possible et serait féconde. A l'OMC elle suppose toutefois de renverser le paradigme mercantiliste (le "donnant-donnant") qui domine traditionnellement les négociations et empêche la recherche d'accord commerciaux destinés à la production d'un bien public international, comme l'illustre l'extrême difficulté à réformer les subventions à la pêche. Pour y parvenir dans le domaine de l'environnement, l'OMC devra sans doute explorer deux voies normatives relativement nouvelles pour l'organisation : celle des normes non-contraignantes (soft-law) et celle des accords plurilatéraux.  

La 12 conférence ministérielle de l'organisation, en décembre 2021, donnera un signal déterminant sur sa capacité à embrasser le principal enjeu de son avenir : celui de la mondialisation verte. 


[1] Suivant l’heureux titre des mémoires du secrétaire d’Etat américain de l’époque, Dean Acheson: « Present at the Creation – My years in the State Departement » - 1969 

[2] 04-wto.PDF

[3] Milton Friedman " The Social Responsibility of Business Is to Increase Its Profits" - New-York Times, 13 Septembre 1970

[4] Trade and the Environment: Does Environmental Diversity Detract from the Case for Free Trade? Jagdish Bhagwati, Columbia University and T.N Srinivasan, Yale University, January 1995, Discussion Paper Series N°718

[5] Steve Charnowitz « The world trade organization and the environment » 1997 – yearbook of international environment law

[6] Our Common Future: Report of the World Commission on Environment and Development (un.org)

[7] United Nations Conference on Environment and Development, Rio de Janeiro, Brazil, 3-14 June 1992 | United Nations

[8] Alors que le terme de "libre-échange" n'apparait dans aucun texte du GATT et de l'OMC

[9] Dans deux affaires en particulier. (1) «Tortues/Crevettes » (1998). L’organe d’appel y affirme explicitement que rien dans le droit de l’OMC n’interdit à ses membres de poursuivre des politiques environnementales, au contraire ils doivent le faire, y compris pour des enjeux de portée globale. Il prend ailleurs prend en considération la convention internationale sur la conservation des espèces (CITES). Mais il condamnait au cas d’espèce les Etats-Unis pour discrimination cette fois par rapport à la clause de la nation la plus favorisée.  (2) « Amiante » (2001). Le cas opposait le Canada à l’UE sur l’interdiction de toute importation et utilisation de l’amiante dans les constructions. La décision ouvre la porte à une remise en cause de la notion de « produits similaires »: l’organe d’appel renversa la décision du panel car il n’avait pas intégré le risque pour la santé que représente objectivement l’amiante.

[10] Accord "plurilatéral" : accord réunissant moins que la totalité des membres de l'OMC, par opposition à "multilatéral"

[11] Suivant l’heureuse formule de Mark Carney, ancien gouverneur de la Banque Centrale du Royaume-Uni.

[12] Par exemple : la prise en compte des procédés et méthodes de production décarbonés ; les mécanismes d'ajustement carbone aux frontières.

[13] Réductions tarifaires, facilitations règlementaires, labels, régimes de subventions

Hervé Jouanjean

Senior Trade Expert chez Cassidy Levy Kent

3 ans

Très bon article. Pour avoir vécu depuis longtemps ce vieux débat de la relation commerce et environnement, je dois avouer ma révolte devant les tenants d’une orthodoxie OMC qui est en déphasage total avec la réalité et l’ampleur du défi. Les règles multilatérales doivent changer. Les discussions de boutiquiers légalistes doivent céder le pas aux politiques dont on attend qu’ils fassent évoluer les règles pour accompagner la révolution environnementale. Sinon l’OMC sera définitivement « irrelevant »

Vincent Perrin

50 nuances de diplomatie/ 50 Shades of diplomacy

3 ans

Un article clair et fondateur! Je partage!

Denis Tersen

Conseiller-Maître Cour des Comptes

3 ans

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Toujours éclairant, Jean-Marie Paugam

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