Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer

Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer


« Bien que la pros­pé­rité économique soit en un sens incompatible avec la protec­tion de la nature, notre première tâche doit consis­ter à œuvrer dure­ment afin d’har­mo­ni­ser l’une à l’autre »

Shigeru Ishi­moto (Premier ministre japo­nais), Le Monde diplo­ma­tique, mars 1989

« … comme l’en­vi­ron­ne­ment ne donne pas lieu à des échanges marchands, aucun méca­nisme ne s’op­pose à sa destruc­tion. Pour perpétuer le concept de ratio­na­lité écono­mique, il faut donc cher­cher à donner un prix à l’en­vi­ron­ne­ment, c’est-à-dire traduire sa valeur en termes moné­taires. »

Hervé Kempf, L’Éco­no­mie à l’épreuve de l’éco­lo­gie, 1991

« Quatorze grands groupes indus­triels viennent de créer Entre­prises pour l’en­vi­ron­ne­ment, une asso­cia­tion desti­née à favo­ri­ser leurs actions communes dans le domaine de l’en­vi­ron­ne­ment, mais aussi à défendre leur point de vue. Le président de l’as­so­cia­tion est le PDG de Rhône-Poulenc, Jean-René Four­tou. […] Les socié­tés fonda­trices, dont la plupart opèrent dans des secteurs très polluants, dépensent déjà au total pour l’en­vi­ron­ne­ment plus de 10 milliards de francs par an, a rappelé Jean-René Four­tou. Il a d’autre part souli­gné que l’As­so­cia­tion comp­tait agir comme lobby auprès des auto­ri­tés tant françaises qu’eu­ro­péennes, notam­ment pour l’éla­bo­ra­tion des normes et de la légis­la­tion sur l’en­vi­ron­ne­ment. »

Libé­ra­tion, 18 mars 1992

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Une chose est au moins acquise à notre époque : elle ne pour­rira pas en paix. Les résul­tats de son incons­cience se sont accu­mu­lés jusqu’à mettre en péril cette sécurité maté­rielle dont la conquête était sa seule justi­fi­ca­tion. Quant à ce qui concerne la vie propre­ment dite (mœurs, commu­ni­ca­tion, sensi­bi­lité, créa­tion), elle n’avait visi­ble­ment apporté que décom­po­si­tion et régres­sion.

Toute société est d’abord, en tant qu’or­ga­ni­sa­tion de la survie collec­tive, une forme d’ap­pro­pria­tion de la nature. À travers la crise actuelle de l’usage de la nature, à nouveau se pose, et cette fois univer­sel­le­ment, la ques­tion sociale. Faute d’avoir été réso­lue avant que les moyens maté­riels, scien­ti­fiques et tech­niques, ne permettent d’al­té­rer fonda­men­ta­le­ment les condi­tions de la vie, elle réap­pa­raît avec la nécessité vitale de mettre en cause les hiérar­chies irres­pon­sables qui mono­po­lisent ces moyens maté­riels.

Pour parer à cela, les maîtres de la société se sont déci­dés à décré­ter eux-mêmes l’état d’ur­gence écolo­gique. Que cherche leur catas­tro­phisme inté­ressé, en noir­cis­sant le tableau d’un désastre hypo­thé­tique, et tenant des discours d’au­tant plus alar­mistes qu’il s’agit de problèmes sur lesquels les popu­la­tions atomi­sées n’ont aucun moyen d’ac­tion direct, sinon à occul­ter le désastre réel, sur lequel il n’est nul besoin d’être physi­cien, clima­to­logue ou démo­graphe pour se pronon­cer ? Car chacun peut consta­ter l’ap­pau­vris­se­ment constant du monde des hommes par l’éco­no­mie moderne, qui se déve­loppe dans tous les domaines aux dépens de la vie : elle en détruit par ses dévas­ta­tions les bases biolo­giques, soumet tout l’es­pace-temps social aux néces­si­tés poli­cières de son fonc­tion­ne­ment, et remplace chaque réalité autre­fois couram­ment acces­sible par un ersatz dont la teneur en authen­ticité rési­duelle est propor­tion­nelle au prix (inutile de créer des maga­sins réser­vés à la nomenk­la­tura, le marché s’en charge).

Au moment où les gestion­naires de la produc­tion découvrent dans la noci­vité de ses résul­tats la fragi­lité de leur monde, ils en tirent ainsi argu­ment pour se présen­ter, avec la caution de leurs experts, en sauveurs. L’état d’ur­gence écolo­gique est à la fois une écono­mie de guerre, qui mobi­lise la produc­tion au service d’in­té­rêts communs défi­nis par l’état, et une guerre de l’éco­no­mie contre la menace de mouvements de protes­ta­tion qui en viennent à la critiquer sans détour.

La propa­gande des déci­deurs de l’État et de l’in­dus­trie présente comme seule perspec­tive de salut la pour­suite du déve­lop­pe­ment écono­mique, corrigé par les mesures qu’im­pose la défense de la survie : gestion régu­lée des « ressources », inves­tis­se­ments pour écono­mi­ser la nature, la trans­for­mer inté­gra­le­ment en matière à gestion écono­mique, depuis l’eau du sous-sol jusqu’à l’ozone de l’at­mosphère.

La domi­na­tion ne cesse évidem­ment pas de perfec­tion­ner à toutes fins utiles ses moyens répres­sifs : à « Ciga­ville », décor urbain construit en Dordogne après 1968 pour l’en­traî­ne­ment des gendarmes mobiles, on simule désor­mais sur les routes avoi­si­nantes « de fausses attaques de comman­dos anti­nu­cléaires » ; à la centrale nucléaire de Belle­ville, c’est la simu­la­tion d’un acci­dent grave qui doit former les respon­sables aux tech­niques de mani­pu­la­tion de l’in­for­ma­tion. Mais le person­nel affecté au contrôle social s’em­ploie surtout à préve­nir tout déve­lop­pe­ment de la critique des nuisances en une critique de l’éco­no­mie qui les engendre. On prêche la disci­pline aux armées de la consom­ma­tion, comme si c’était nos fastueuses extrava­gances qui avaient rompu l’équi­libre écolo­gique, et non l’ab­sur­dité de la produc­tion marchande impo­sée, on prône un nouveau civisme, selon lequel chacun serait respon­sable de la gestion des nuisances, dans une parfaite égalité démo­cratique : du pollueur de base, qui libère des CFC chaque matin en se rasant, à l’indus­triel de la chimie… Et l’idéo­lo­gie survi­va­liste (« Tous unis pour sauver la Terre, ou la Loire, ou les bébés phoques ») sert à inculquer le genre de « réalisme » et de « sens des respon­sa­bi­li­tés » qui amène à prendre en charge les effets de l’incons­cience des experts, et ainsi à relayer la domi­na­tion en lui four­nis­sant sur le terrain oppo­si­tions dites construc­tives et aména­ge­ments de détail.

La censure de la critique sociale latente dans la lutte contre les nuisances a pour prin­ci­pal agent l’éco­lo­gisme : l’illu­sion selon laquelle on pour­rait effi­ca­ce­ment réfuter les résul­tats du travail aliéné sans s’en prendre au travail lui-même et à toute la société fondée sur l’ex­ploi­ta­tion du travail. Quand tous les hommes d’État deviennent écolo­gistes, les écolo­gistes se déclarent sans hési­ta­tion étatistes. Ils n’ont pas vrai­ment changé, depuis leurs velléi­tés « alter­na­tives » des années soixante-dix. Mais main­te­nant on leur offre partout des postes, des fonc­tions, des crédits, et ils ne voient aucune raison de les refu­ser, tant il est vrai qu’ils n’ont jamais réel­le­ment rompu avec la dérai­son domi­nante.

Les écolo­gistes sont sur le terrain de la lutte contre les nuisances ce qu’é­taient, sur celui des luttes ouvrières, les syndi­ca­listes : des inter­mé­diaires inté­res­sés à conserver les contra­dic­tions dont ils assurent la régu­la­tion, des négo­cia­teurs voués au marchan­dage (la révi­sion des normes et des taux de noci­vité remplaçant les pour­cen­tages des hausses de salaire), des défen­seurs du quan­ti­ta­tif au moment où le calcul écono­mique s’étend à de nouveaux domaines (l’air, l’eau, les embryons humains ou la socia­bi­lité de synthèse) ; bref, les nouveaux cour­tiers d’un assujet­tisse­ment à l’éco­no­mie dont le prix doit main­te­nant inté­grer le coût d’un « envi­ronne­ment de qualité ». On voit déjà se mettre en place, cogé­rée par les experts « verts », une redis­tri­bu­tion du terri­toire entre zones sacri­fiées et zones proté­gées, une divi­sion spatiale qui réglera l’ac­cès hiérar­chisé à la marchan­dise-nature. Quant à la radio­ac­ti­vité, il y en aura pour tout le monde.

Dire de la pratique des écolo­gistes qu’elle est réfor­miste serait encore lui faire trop d’hon­neur, car elle s’ins­crit direc­te­ment et déli­bé­ré­ment dans la logique de la domina­tion capi­ta­liste, qui étend sans cesse, par ses destruc­tions mêmes, le terrain de son exer­cice. Dans cette produc­tion cyclique des maux et de leurs remèdes aggra­vants, l’éco­lo­gisme n’aura été que l’ar­mée de réserve d’une époque de bureaucra­ti­sa­tion, où la « ratio­na­lité » est toujours défi­nie loin des indi­vi­dus concer­nés et de toute connais­sance réaliste, avec les catas­trophes renou­ve­lées que cela implique.

Les exemples récents ne manquent pas qui montrent à quelle vitesse s’ins­talle cette gestion des nuisances inté­grant l’éco­lo­gisme. Sans même parler des multi­na­tionales de la « protec­tion de la nature » comme le World Wild­life Fund et Greenpeace, des « Amis de la Terre » large­ment finan­cés par le secré­ta­riat d’État à l’En­viron­ne­ment, ou des Verts à la Waech­ter acoqui­nés avec la Lyon­naise des eaux pour l’ex­ploi­ta­tion du marché de l’as­sai­nis­se­ment, on voit toutes sortes de demi-oppo­sants aux nuisances, qui s’en étaient tenus à une critique tech­nique et refoulaient la critique sociale, coop­tés par les instances étatiques de contrôle et de régu­la­tion, quand ce n’est pas par l’in­dus­trie de la dépol­lu­tion. Ainsi un « labo­ratoire indé­pen­dant » comme la Crii-Rad, fondé après Tcher­no­byl – indé­pen­dant de l’État mais pas des insti­tu­tions locales et régio­nales –, s’était donné pour seul but de « défendre les consom­ma­teurs » en comp­ta­bi­li­sant leurs becque­rels. Une telle « défense » néo-syndi­cale du métier de consom­ma­teur – le dernier des métiers – revient à ne pas attaquer la dépos­ses­sion qui, privant les indi­vi­dus de tout pouvoir de déci­sion sur la produc­tion de leurs condi­tions d’exis­tence, garan­tit qu’ils devront conti­nuer à suppor­ter ce qui a été choisi par d’autres, et à dépendre de spécia­listes incon­trô­lables pour en connaître, ou non, la noci­vité. C’est donc sans surprise que l’on apprend main­te­nant la nomi­na­tion de la prési­dente de la Crii-Rad, Michèle Rivasi, à l’Agence natio­nale pour la qualité de l’air, ou son indé­pen­dance pourra s’ac­com­plir au service de celle de l’État. On a aussi vu les experts timi­de­ment antinu­cléaires du GSIEN, à force de croire scien­ti­fique de ne pas se pronon­cer radi­ca­lement contre le délire nucléa­riste, caution­ner le redé­mar­rage de la centrale de Fessen­heim avant qu’un nouveau rejet « acci­den­tel » de radio­ac­ti­vité ne vienne, peu après, appor­ter la contre-exper­tise de leur réalisme ; ou encore les boy-scouts de « Robin des bois », bien déci­dés à grim­per dans le « parte­na­riat », s’as­so­cier à un indus­triel pour la produc­tion de « déchets propres », et défendre le projet « Geofix » de poubelle chimique dans les Alpes de Haute-Provence.

Le résul­tat de cette intense acti­vité de toilet­tage est entiè­re­ment prévi­sible : une « dépol­lu­tion » sur le modèle de ce que fut « l’ex­tinc­tion du paupé­risme » par l’abon­dance marchande (camou­flage de la misère visible, appau­vris­se­ment réel de la vie) ; les coûteux donc profi­tables pallia­tifs succes­si­ve­ment appliqués à des dégâts anté­rieurs pana­chant les destruc­tions – qui bien sûr conti­nuent et conti­nueront – de recons­truc­tions frag­men­taires et d’as­sai­nis­se­ments partiels. Certaines nuisances homo­lo­guées comme telles par les experts seront effec­ti­ve­ment prises en charge, dans la mesure exacte où leur trai­te­ment consti­tuera une acti­vité économique rentable. D’autres, en géné­ral les plus graves, conti­nue­ront leur exis­tence clan­des­tine, hors norme, comme les faibles doses de radia­tions ou ces manipu­la­tions géné­tiques dont on sait qu’elles nous préparent les sidas de demain. Enfin et surtout, le déve­lop­pe­ment proli­fique d’une nouvelle bureau­cra­tie char­gée du contrôle écolo­gique ne fera, sous couvert de ratio­na­li­sa­tion, qu’ap­pro­fon­dir cette irra­tio­na­lité qui explique toutes les autres, de la corrup­tion ordi­naire aux catas­trophes extra­or­di­naires : la divi­sion de la société en diri­geants spécia­listes de la survie et en « consom­ma­teurs » igno­rants et impuis­sants de cette survie, dernier visage de la société de classes. Malheu­reux ceux qui ont besoin d’hon­nêtes spécialistes et de diri­geants éclai­rés !

Ce n’est donc pas une espèce de purisme extré­miste, et moins encore de « poli­tique du pire », qui invite à se démarquer violem­ment de tous les aména­geurs écolo­gistes de l’éco­no­mie : c’est simple­ment le réalisme sur le deve­nir néces­saire de tout cela. Le déve­lop­pe­ment consé­quent de la lutte contre les nuisances exige de clari­fier, par autant de dénon­cia­tions exem­plaires qu’il faudra, l’op­po­si­tion entre les écolo­crates – ceux qui tirent du pouvoir de la crise écolo­gique – et ceux qui n’ont pas d’in­té­rêts distincts de l’en­semble des indi­vi­dus dépos­sé­dés, ni du mouve­ment qui peut les mettre en mesure de suppri­mer les nuisances par le « déman­tè­le­ment raisonné de toute produc­tion marchande ». Si ceux qui veulent suppri­mer les nuisances sont forcé­ment sur le même terrain que ceux qui veulent les gérer, ils doivent y être présents en enne­mis, sous peine d’en être réduits à faire de la figu­ra­tion sous les projec­teurs des metteurs en scène de l’amé­na­ge­ment du terri­toire. Ils ne peuvent réel­le­ment occu­per ce terrain, c’est-à-dire trou­ver les moyens de le trans­former, qu’en affir­mant sans conces­sion la critique sociale des nuisances et de leurs gestion­naires, instal­lés ou postu­lants.

Le chemin qui mène de la mise en cause des hiérar­chies irres­pon­sables à l’ins­taura­tion d’un contrôle social maîtri­sant en pleine conscience les moyens maté­riels et tech­niques, ce chemin passe par une critique unitaire des nuisances, et donc par la redé­cou­verte de tous les anciens points d’ap­pli­ca­tion de la révolte : le travail salarié, dont les produits socia­le­ment nocifs ont pour pendant l’ef­fet destruc­teur sur les sala­riés eux-mêmes, tel qu’il ne peut être supporté qu’à grand renfort de tranquilli­sants et de drogues en tout genre ; la colo­ni­sa­tion de toute la commu­ni­cation par le spec­tacle, puisqu’à la falsi­fi­ca­tion des réali­tés doit corres­pondre celle de leur expres­sion sociale ; le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique, qui déve­loppe exclusi­ve­ment, aux dépens de toute auto­no­mie indi­vi­duelle ou collec­tive, l’as­sujettis­se­ment à un pouvoir toujours plus concen­tré ; la produc­tion marchande comme produc­tion de nuisances, et enfin « l’État comme nuisance abso­lue, contrôlant cette produc­tion et en aména­geant la percep­tion, en program­mant les seuils de tolé­rance ».

Le destin de l’éco­lo­gisme devrait l’avoir démon­tré aux plus naïfs : l’on ne peut mener une lutte réelle contre quoi que ce soit en accep­tant les sépa­ra­tions de la société domi­nante. L’ag­gra­va­tion de la crise de la survie et les mouve­ments de refus qu’elle suscite pousse une frac­tion du person­nel tech­nico-scien­ti­fique à cesser de s’iden­ti­fier à la fuite en avant insen­sée du renou­vel­le­ment tech­no­lo­gique. Parmi ceux qui vont ainsi se rappro­cher d’un point de vue critique, beau­coup sans doute, suivant leur pente socio­pro­fes­sion­nelle, cher­che­ront à recy­cler dans une contes­tation « raison­nable » leur statut d’ex­perts, et donc à faire préva­loir une dénon­ciation parcel­laire de la dérai­son au pouvoir, s’at­ta­chant à ses aspects pure­ment tech­niques, c’est-à-dire qui peuvent paraître tels. Contre une critique encore séparée et spécia­li­sée des nuisances, défendre les simples exigences unitaires de la critique sociale n’est pas seule­ment réaf­fir­mer, comme but total, qu’il ne s’agit pas de chan­ger les experts au pouvoir mais d’abo­lir les condi­tions qui rendent nécessaires les experts et la spécia­li­sa­tion du pouvoir ; c’est égale­ment un impé­ra­tif tactique, pour une lutte qui ne peut parler le langage des spécia­listes si elle veut trou­ver ses alliés en s’adres­sant à tous ceux qui n’ont aucun pouvoir en tant que spécia­liste de quoi que ce soit.

De même qu’on oppo­sait et qu’on oppose toujours aux reven­di­ca­tions des sala­riés un inté­rêt géné­ral de l’éco­no­mie, de même les plani­fi­ca­teurs de l’or­dure et autres docteurs ès poubelles ne manquent pas de dénon­cer l’égoïsme borné et irres­ponsable de ceux qui s’élèvent contre une nuisance locale (déchets, auto­route, TGV, etc.) sans vouloir consi­dé­rer qu’il faut bien la mettre quelque part. La seule réponse digne d’un tel chan­tage à l’in­té­rêt géné­ral consiste évidem­ment à affir­mer que quand on ne veut de nuisances nulle part il faut bien commen­cer à les refu­ser exem­plai­re­ment là où on est. Et en consé­quence à prépa­rer l’uni­fi­ca­tion des luttes contre les nuisances en sachant expri­mer les raisons univer­selles de toute protes­tation parti­cu­lière. Que des indi­vi­dus n’in­voquant aucune quali­fi­ca­tion ni spécialité, ne repré­sen­tant qu’eux-mêmes, prennent la liberté de s’as­so­cier pour procla­mer et mettre en pratique leur juge­ment du monde, voilà qui paraî­tra peu réaliste à une époque para­ly­sée par l’iso­le­ment et le senti­ment de fata­lité qu’il suscite. Pour­tant, à côté de tant de pseudo-événe­ments fabriqués à la chaîne, il est un fait qui s’en­tête à ridi­cu­li­ser les calculs d’en haut comme le cynisme d’en bas : toutes les aspi­ra­tions à une vie libre et tous les besoins humains, à commen­cer par les plus élémen­taires, convergent vers l’ur­gence histo­rique de mettre un terme aux ravages de la démence écono­mique. Dans cette immense réserve de révolte, seul peut puiser un total irres­pect pour les risibles ou ignobles néces­si­tés que se reconnaît la société présente.

Ceux qui, dans un conflit parti­cu­lier, n’en­tendent de toute façon pas s’ar­rê­ter aux résul­tats partiels de leur protes­ta­tion, doivent la consi­dé­rer comme un moment de l’auto-orga­ni­sa­tion des indi­vi­dus dépos­sé­dés pour un mouve­ment anti-étatique et anti-écono­mique géné­ral : c’est cette ambi­tion qui leur servira de critère et d’axe de réfé­rence pour juger et condam­ner, adop­ter ou reje­ter tel ou tel moyen de lutte contre les nuisances. Doit être soutenu tout ce qui favo­rise l’ap­pro­pria­tion directe, par les indi­vi­dus asso­ciés, de leur acti­vité, à commen­cer par leur acti­vité critique contre tel ou tel aspect de la produc­tion de nuisances ; doit être combattu tout ce qui contri­bue à les dépos­sé­der des premiers moments de leur lutte, et donc à les renfor­cer dans la passi­vité et l’iso­le­ment. Comment ce qui perpé­tue le vieux mensonge de la repré­sen­ta­tion sépa­rée, des repré­sen­tants incon­trô­lés ou des porte-parole abusifs, pour­rait-il servir la lutte des indi­vi­dus pour mettre sous leur contrôle leurs condi­tions d’exis­tence, en un mot pour réali­ser la démo­cra­tie ? La dépos­ses­sion est recon­duite et enté­ri­née, non seule­ment bien sûr par l’élec­to­ralisme, mais aussi par l’illu­soire recherche de « l’ef­fi­ca­cité média­tique », qui, transfor­mant les indi­vi­dus en spec­ta­teurs d’une cause dont ils ne contrôlent plus ni la formu­la­tion ni l’ex­ten­sion, en fait la masse de manœuvre de divers lobbies, plus ou moins concur­rents pour mani­pu­ler l’image de la protes­ta­tion.

Il faut donc trai­ter en récu­pé­ra­teurs tous ceux dont le prétendu réalisme sert à faire avor­ter, par l’or­ga­ni­sa­tion du vacarme média­tique, les tenta­tives d’ex­pri­mer direc­tement, sans inter­mé­diaires ni caution de spécia­listes, le dégoût et la colère que suscitent les cala­mi­tés d’un mode de produc­tion (voir comment Vergès s’em­ploie, par sa seule présence d’avo­cat de toutes les causes douteuses, à discré­di­ter la protes­ta­tion des habi­tantes de Mont­cha­nin ; ou encore, à une tout autre échelle, comment l’igno­mi­nie du moderne « racket de l’émo­tion » s’em­pare des « enfants de Tcher­no­byl » pour en faire matière à Télé­thon). De même, alors que l’État ouvre aux contes­ta­tions locales, pour qu’elles s’y perdent, le terrain des procé­dures juri­diques et des mesures admi­nis­tra­tives, il faut dénon­cer l’illu­sion d’une victoire assu­rée par les avocats et les experts : à cette fin il suffit de rappe­ler qu’un conflit de ce genre n’est pas tran­ché en fonc­tion du droit mais d’un rapport de forces extra-juri­dique, comme le montrent à la fois la construc­tion du pont de l’île de Ré, malgré plusieurs juge­ments contraires, et l’aban­don de la centrale nucléaire de Plogoff, qui n’a été le résul­tat d’au­cune procé­dure légale.

Les moyens doivent varier avec les occa­sions, étant entendu que tous les moyens sont bons qui combattent l’apa­thie devant la fata­lité écono­mique et répandent le goût d’in­ter­ve­nir sur le sort qui nous est fait. Si les mouve­ments contre les nuisances sont en France encore très faibles, ils n’en sont pas moins le seul terrain pratique où l’exis­tence sociale revient en discus­sion. Les déci­deurs de l’État sont quant à eux bien conscients du danger que cela repré­sente, pour une société dont les raisons offi­cielles ne souffrent d’être exami­nées. Paral­lè­le­ment à la neutra­li­sation par la confu­sion média­tique et à l’in­té­gra­tion des leaders écolo­gistes, ils se préoc­cupent de ne pas lais­ser un conflit parti­cu­lier se trans­for­mer en abcès de fixation, qui four­ni­rait à la contes­ta­tion un pôle d’uni­fi­ca­tion en même temps qu’un lieu maté­riel de rassem­ble­ment et de commu­ni­ca­tion critique. Ainsi le « gel » de toute déci­sion concer­nant les sites de dépôt de déchets radio­ac­tifs comme l’amé­nage­ment du bassin de la Loire a évidem­ment été décidé afin de fati­guer la base des oppo­si­tions et permettre la mise en place d’un réseau de repré­sen­tants responsables dispo­sés à servir d’« indi­ca­teurs locaux » (à donner la tempé­ra­ture locale), à mettre en scène la « concer­ta­tion » et à faire passer les victoires truquées.

On nous dira – on nous dit déjà – qu’il est de toute façon impos­sible de suppri­mer complè­te­ment les nuisances, et que par exemple les déchets nucléaires sont là pour une espèce d’éter­nité. Cet argu­ment évoque à peu près celui d’un tortion­naire qui, après avoir coupé une main à sa victime, lui annon­ce­rait qu’au point où elle en est, elle peut bien se lais­ser couper l’autre, et d’au­tant plus volon­tiers qu’elle n’avait besoin de ses mains que pour applau­dir, et qu’il existe main­te­nant des machines pour ça. Que pense­rait-on de celui qui accep­te­rait de discu­ter la chose « scien­tifique­ment » ?

Il n’est que trop vrai que les illu­sions du progrès écono­mique ont dura­ble­ment fourvoyé l’his­toire humaine, et que les consé­quences de ce four­voie­ment, même s’il y était mis fin demain, seraient léguées comme un héri­tage empoi­sonné à la société libé­rée ; non seule­ment sous forme de déchets, mais aussi et surtout d’une orga­nisa­tion maté­rielle de la produc­tion à trans­for­mer de fond en comble pour la mettre au service d’une acti­vité libre. Nous nous serions bien passé de tels problèmes, mais puisqu’ils sont là, nous consi­dé­rons que la prise en charge collective de leur dépé­ris­se­ment est la seule pers­pec­tive de renouer avec la véritable aven­ture humaine, avec l’his­toire comme éman­ci­pa­tion.

Cette aven­ture recom­mence dès que des indi­vi­dus trouvent dans la lutte les formes d’une commu­nauté pratique pour mener plus loin les consé­quences de leur refus initial et déve­lop­per la critique des condi­tions impo­sées. La vérité d’une telle commu­nauté, c’est qu’elle consti­tue une unité « plus intel­li­gente que tous ses membres ». Le signe de son échec, c’est sa régres­sion vers une espèce de néo-famille, c’est-à-dire une unité moins intel­li­gente que chacun de ses membres. Une longue période de réac­tion sociale a pour consé­quence, avec l’iso­le­ment et le désarroi, d’ame­ner les indi­vi­dus, quand ils tentent de recons­truire un terrain pratique commun, à craindre par-dessus tout les divi­sions et les conflits. Pour­tant c’est juste­ment quand on est très mino­ri­taire et qu’on a besoin d’al­liés qu’il convient de formu­ler une base d’ac­cord d’au­tant plus précise, à partir de laquelle contrac­ter des alliances et boycot­ter tout ce qui doit l’être.

Avant tout, pour déli­mi­ter posi­ti­ve­ment le terrain des colla­bo­ra­tions et des alliances, il faut dispo­ser de critères qui ne soient pas moraux (sur les inten­tions affi­chées, la bonne volonté suppo­sée, etc.) mais préci­sé­ment pratiques et historiques. (Une règle d’or : ne pas juger les hommes sur leurs opinions, mais sur ce que leurs opinions font d’eux.) Nous pensons avoir fourni ici quelques éléments utiles à la défi­ni­tion de tels critères. Pour les préci­ser mieux, et tracer une ligne de démar­ca­tion en deçà de laquelle orga­ni­ser effi­ca­ce­ment la soli­da­rité, il faudra des discus­sions fondées sur l’ana­lyse des condi­tions concrètes dans lesquelles chacun se trouve place, et sur la critique des tenta­tives d’in­ter­ven­tion, à commen­cer par celle que consti­tue la présente contri­bu­tion.

La critique sociale, l’ac­ti­vité qui la déve­loppe et la commu­nique, n’a jamais été le lieu de la tranquillité. Mais comme aujourd’­hui ce lieu de la tranquillité n’existe plus nulle part (l’uni­ver­selle déchet­te­rie a atteint les sommets de l’Hi­ma­laya), les indi­vi­dus dépos­sé­dés n’ont pas à choi­sir entre la tranquillité et les troubles d’un âpre combat, mais entre des troubles et des combats d’au­tant plus effrayants qu’ils sont menés par d’autres à leur seul profit, et ceux qu’ils peuvent répandre et mener eux-mêmes pour leur propre compte. Le mouve­ment contre les nuisances triomphera comme mouve­ment d’éman­ci­pa­tion anti-écono­mique et anti-étatique, ou ne triom­phera pas.

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Ency­clo­pé­die des nuisances, juin 1990

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