Covid-19 : « Réorienter l'économie pour la transition suppose de sacrifier le court terme »

Covid-19 : « Réorienter l'économie pour la transition suppose de sacrifier le court terme »

Usbek & Rica 14/05/2020 11:00 #Économie #Entreprise

Covid-19 : « Réorienter l'économie pour la transition suppose de sacrifier le court terme »

Alban Agnoux et Bastien Marchand

L'épidémie de coronavirus va-t-elle faire évoluer la raison d'être des entreprises ? Peut-elle transformer la culture et le rôle des assureurs ? Les investisseurs vont-ils mieux prendre en compte les enjeux de long terme ? On a posé ces questions à Pascal Demurger, Directeur général du Groupe MAIF, très attaché à la notion d'« entreprise politique ».

En 2019, il publiait L'entreprise du XXIème siècle sera politique ou ne sera plus (éd. L'Aube), dans un contexte où les entreprises, sommées par la société de contribuer positivement au monde qui vient, pénétraient progressivement la sphère du politique en se dotant de raisons d’être extra-financières ou en adoptant le statut d’entreprises à mission. Un an plus tard, la crise du coronavirus donne à cette dynamique une actualité nouvelle. Va-t-elle accélérer le mouvement ou au contraire remiser à plus tard les rêves de transformation des entreprises ?

On a posé la question à Pascal Demurger, Directeur général du Groupe MAIF, dans le cadre de The NextGen Enterprise Summit (évènement reporté à date ultérieure en raison de la pandémie due au coronavirus). L’« assureur militant » est un homme engagé mais d’un optimisme prudent : d'après lui, l’entreprise doit plus que jamais assumer un rôle politique, mais elle est prise entre de multiples contradictions.

Usbek & Rica : Les termes du débat sur la nature de l’entreprise et son rôle dans la société sont en pleine mutation. Vous avez vous-même consacré un livre à la nécessaire conscientisation politique des entreprises. Comment le coronavirus impacte-t-il ce plaidoyer ?

Pascal Demurger : Je crois qu'il le renforce. La crise a un effet grossissant sur le rôle de l'entreprise en société, dans la cité. L’année 2019 avait déjà marqué un tournant dans la compréhension du grand public et des dirigeants du besoin pour l'entreprise de ne plus simplement se concentrer sur son efficacité opérationnelle et sa rentabilité, et d’interroger profondément sa place dans le monde. La crise actuelle va accélérer cette « politisation » grandissante des entreprises en la rendant très concrète, presque quotidienne.

Nous basculerions donc une fois pour toutes dans l'ère de l'entreprise politique. C'est une bonne nouvelle…

Oui, mais une marche importante reste à gravir : relier l'activité cœur de l'entreprise aux sujets classiquement issus du domaine de la RSE. L'entreprise doit chercher à avoir des impacts positifs dans l'exercice même de son activité. C'est cela, une entreprise contributive. Pour diminuer les externalités négatives des entreprises, il va ainsi falloir sortir du registre de la réparation au profit d’un vrai changement de comportement.

« Certains estiment qu'il y a des sujets plus importants que de savoir si la température de la planète augmente de 1,5, 4 ou 7 degrés à l'horizon 2100… »

Mais des interrogations subsistent, qui rendent encore incertain ce changement de paradigme : quel sera l'impact de la crise sanitaire sur la représentation collective des problèmes écologiques ? La crise sanitaire est-elle une sorte de signe avant-coureur des catastrophes écologiques à venir ? Éveille-t-elle plus encore les consciences, ou au contraire nous détourne-t-elle de l'impératif écologique en le plaçant au second plan, derrière l’urgence sanitaire ? Certains estiment en effet qu'il y a des sujets plus importants que de savoir si la température de la planète augmente de 1,5, 4 ou 7 degrés à l'horizon 2100…

Autrement dit, le désir de repartir le plus vite possible pourrait prévaloir sur la nécessité de repenser en profondeur la manière dont opèrent les entreprises ?

La crise du coronavirus pose un cadre social, géographique et temporel inédit, qui nous incite à la réflexion individuelle et à la remise en cause. Tous les dogmes établis sont en train d'être très fortement interrogés : l'orthodoxie budgétaire en termes de déficits et de dettes, la vision que l'on se fait de la légitimité de l'intervention de l'État, de la hiérarchie relative de certains sujets, etc. Jusqu'au 16 mars inclus, le tout-économique était prioritaire sur toute autre considération. Depuis le 17 mars, la priorité est donnée à la santé, à la protection, à l'attention portée aux personnes. Le « quoi qu'il en coûte » d'Emmanuel Macron est symbolique d'un renversement brutal de l’échelle des valeurs. Néanmoins, je crains en effet que la nécessité de reconstruire l'économie, de retrouver de la croissance, de limiter l'impact social de la crise pour ne pas s'enfoncer dans un chômage de masse et dans des faillites en chaîne nous incite collectivement à repartir comme avant - voire même plus fort qu'avant…

C'est aussi la crainte des climatologues, qui avaient déjà observé une très forte reprise des émissions de gaz à effet de serre au sortir immédiat de la crise financière de 2008.

Effectivement, pour les États et les entreprises, cela est dû à une forme de dictature du court terme : réorienter l'économie vers une transition à la fois énergétique et agricole suppose nécessairement de sacrifier le court terme au profit du long terme.

L'injection par l'État de 7 milliards d'euros dans Air France est-elle justement un exemple de cette difficulté à dépasser le court terme ?

Oui, il est évidemment plus facile pour le gouvernement de sauver Air France, et de repartir comme avant, que de reconstruire autre chose. Ne pas sauver Air France aurait un coût social et économique difficile à assumer. Et le problème de la coordination internationale demeure : dans un cadre ouvert et concurrentiel, une décision isolée comme celle de « fermer Air France » n'aurait qu'un impact limité si les autres compagnies aériennes mondiales, elles, repartent de plus belle. Et puis, il y a une question démocratique. Pour un État, ce type de décisions devraient être prises à l'issue d'un processus démocratique, auquel les entreprises n'ont, elles, pas à se plier. Bien sûr, nous pouvons espérer qu’une réflexion collective sur la reprise soit entamée, mais personnellement, j'ai de gros doutes sur le fait qu'elle puisse réellement avoir lieu.

Le 24 avril, le gouvernement a annoncé un plan d'aide de 7 milliards d'euros pour Air France / Laurent ERRERA from L'Union, France - CC BY-SA 2.0

 Vous semblez plutôt pessimiste…

Disons que je suis modérément confiant (rires). Si l’on ramène la problématique à une échelle microéconomique, en prenant par exemple le cas d’une entreprise qui fabrique des biens deux fois moins chers en Chine, il semble compliqué d’imaginer une relocalisation de ses chaînes de production en France, car, certes, cela lui éviterait une consommation carbone gigantesque, mais multiplierait également ses prix par trois ou quatre. Il y aurait une sanction du marché, de la même manière qu'il y aurait sans doute à plus large échelle une sanction électorale pour nos dirigeants politiques. Notre monde concurrentiel, où la décision finale appartient au consommateur ou à l'électeur, ne me rend pas particulièrement optimiste. Après tout, les individus consomment comme ils peuvent, selon leurs moyens, et votent pour leur bien-être à court terme, c'est compréhensible.

« Les investisseurs sont censés avoir une vision de long terme, ne serait-ce que pour la défense de leurs intérêts »

Sans doute faudrait-il exiger davantage de la part des investisseurs, qui peuvent jouer un rôle important. D'une manière générale, le monde de la finance a jusqu'à présent joué un rôle globalement néfaste, en continuant d'investir dans des industries polluantes et non contributives au bien commun. Or les investisseurs sont censés avoir une vision de long terme, ne serait-ce que pour la défense de leurs intérêts. C'est à eux d'imposer le long terme et de renoncer à investir dans les secteurs les plus polluants.

Faut-il vraiment désespérer du citoyen-consommateur ? Dans un récent sondage YouGov, 65% des répondants français estimaient que la mondialisation devait être réduite après la période du coronavirus. On observait aussi, avant la crise, une conscientisation grandissante sur les questions climatiques…

C’est juste. D'ailleurs, en tant que dirigeant de la MAIF, je fais le pari stratégique d'une prise de conscience forte et aiguë des problèmes sociaux et environnementaux par une frange de plus en plus importante - bientôt majoritaire - de la population. J'espère néanmoins que cette conscientisation se traduira dans les actes de consommation, ce qui est encore trop peu le cas.

Les assurances, comme la protection sociale, reposent sur la mise en partage des risques. Selon vous, ce principe de mutualisation résistera-t-il ? Ou l'hyperindividualisation, le chacun pour soi, vont-ils prendre le pas sur la solidarité collective ?

La crise montre l'interdépendance de notre société, et souligne la pertinence de réponses collectives, mutualisées, coopératives. Une solution strictement individuelle n'a aucun sens face à une crise sanitaire comme celle que l'on traverse. Le confinement est finalement la réponse la plus symboliquement mutualisée qui puisse exister : malade ou non, nous sommes soumis aux mêmes règles de confinement, ce qui constitue une forme de mutualisation de la prise en charge du problème. Nous y sommes contraints certes, mais nous jouons le jeu ! J'ai d'ailleurs été frappé par l'absence de résistance et de remise en cause du bien-fondé du confinement lui-même, alors qu’il s’agit d’une mesure extrêmement lourde pour chacun et chacune. Je fonde l'espoir que cette acceptation sociale renforce plutôt des réflexes coopératifs que des réflexes purement individuels.

« Les assurances doivent être au rendez-vous de cette mobilisation économique », lançait Emmanuel Macron lors de son allocution télévisée, lundi 13 avril. Or on le sait, le risque de pandémie ne fait pas partie du champ d'indemnisation des assurances. Comment jugez-vous jusqu’à présent la réponse à la crise du secteur assurantiel ?

Les assurances ont naturellement été fortement interpellées sur la manière dont elles peuvent contribuer à la résolution de la crise. La pandémie que nous affrontons aurait dû être l’occasion pour les assureurs de jouer pleinement leur mission, de réhabiliter leur place dans la société.

Dans son allocution du 13 avril, Emmanuel Macron a mis en garde les assurances en leur demandant d '« être au rendez-vous de cette mobilisation économique » / CC Flickr

 Après tout, le rôle social d'un assureur n’est-il pas de faire en sorte que la survenance d'un aléa ait in fine le moins de conséquences possibles sur celui qui l'a subi ? Mais le moins que l'on puisse dire, c'est que les assureurs ont été très absents pendant cette crise, et n'ont pas du tout assumé cette fonction d'amortisseur. Là où l'État a, à l’inverse, complètement assumé ce rôle, en dépit de tous les dogmes et de toute l'orthodoxie, notamment budgétaire, qui prévalait depuis des décennies.

Comment aurait-il fallu opérer, selon vous ?

D'évidence, le secteur ne peut pas prendre seul en charge la totalité des conséquences de la crise, et notamment la couverture complète des pertes d'exploitation, évaluée à 50 milliards d'euros - soit largement plus que les capacités du secteur assurantiel. En revanche, il aurait pu et dû intervenir plus tôt pour prendre part à l’effort collectif. Initialement, le secteur de l'assurance a accepté de contribuer à hauteur de 200 millions d'euros au Fonds de solidarité mis en place par le gouvernement pour les petites entreprises. Cette somme a été perçue comme insuffisante au regard des 13 milliards d'euros de bénéfices annuels du secteur de l'assurance. Le secteur a ensuite fait des efforts complémentaires, mais sous la contrainte. Si bien que l’on se retrouve dans une situation étrange, dans laquelle le secteur de l'assurance voit son image écornée alors qu’il va largement contribuer à amortir l’impact économique de la crise.

« Les assureurs ont été totalement tétanisés, ce qui a bridé toute prise d'initiative »

Pourquoi une telle lenteur de la part des assureurs ?

D'abord parce le monde de l'assurance est dominé par une culture technique plus que politique du métier. La prise en compte du rôle social et politique de l'assurance reste secondaire. Le secteur assurantiel s'est davantage concentré sur le calcul financier des conséquences possibles de la crise pour le secteur, en termes de couverture de sinistres, de baisse de recettes ou de gestion des actifs financiers dans un contexte de maintien des taux d'intérêt à des niveaux encore plus bas. Ensuite parce que les assureurs, sans doute d'ailleurs en surévaluant l'impact que pourrait avoir sur eux la crise, ont été totalement tétanisés, ce qui a bridé toute prise d'initiative.

La crise du coronavirus met en lumière l’importance des métiers du soin, du care, et plus globalement la nécessité dans nos sociétés d’une attention renouvelée à l’autre et à ses vulnérabilités. Comment les assureurs peuvent-ils accompagner ce mouvement ?

Il s'agit d'effectuer un vrai changement comportemental. La réponse ne viendra pas de l'élaboration d'un nouveau type de contrat d'assurance, mais de la manière dont les assureurs considèrent leur rôle social, auprès de la collectivité et de chacun de leurs assurés. À la MAIF, nous parlons d'une « attention sincère, portée à l'autre et portée au monde » (inscrit dans la raison d'être de l'entreprise, ndlr). Cela signifie être sans cesse à la recherche d'un impact positif, que ce soit au plan social ou environnemental.

« La réponse viendra de la manière dont les assureurs considèrent leur rôle social, auprès de la collectivité et de chacun de leurs assurés »

Pour une entreprise, cet impératif a des conséquences concrètes et opérationnelles colossales, et parfois contre-intuitives, parce qu’il oblige les dirigeants à fixer des orientations qui vont à l'encontre des pratiques traditionnelles d'une organisation. Si l'autre, c'est le client, « porter attention à l'autre », c'est par exemple, de bonne foi, savoir préférer l'intérêt de son client à l'intérêt immédiat de l'entreprise. Concrètement, pour la MAIF, cela veut dire accepter, par exemple, de ne pas vendre un contrat à un client qui serait pourtant prêt à l'acheter parce que l'on considère que ce contrat n'est pas idéal pour lui. À long terme, c'est un modèle gagnant, parce que c'est comme cela que l'on fidélise des clients. Mais basculer sur ce mode de raisonnement est complexe, puisqu’il suppose, là encore, de renoncer à un bénéfice immédiat au profit d’un bénéfice collectif qui s'exprimera à plus long terme.

 

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Image de Une : Pascal Demurger, Directeur général du Groupe MAIF

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