De l'importance d'ouvrir son cadre de référence... ou comment les grands groupes peuvent s'inspirer des entrepreneurs pour réussir leur transformation

De l'importance d'ouvrir son cadre de référence... ou comment les grands groupes peuvent s'inspirer des entrepreneurs pour réussir leur transformation

En 984, les Norvégiens colonisèrent le Groenland. Après une période florissante, les colonies déclinèrent progressivement jusqu'aux alentours de 1400 où toute trace vivante disparut. Les fouilles ont montré que les Norvégiens sont morts de faim et de froid.

Pourtant, les Inuits, habitants historiques situés plus au Nord, excellents pêcheurs, se sont parfaitement adaptés à leur environnement.

En tant que colons, les Norvégiens méprisaient les Inuits qu’ils considéraient comme sous développés. Les 2 peuples ne s’entendaient pas. Affirmer leur identité européenne et chrétienne était très important pour les Norvégiens. Ainsi ils utilisèrent beaucoup de ressources pour construire des églises. Ils se refusèrent pendant longtemps à consommer du poisson et élevèrent des bovins pourtant peu adaptés au climat. Passer d’éleveurs à pêcheurs a pris un temps infini car cela a nécessité de remettre en question leur identité.

Le changement radical n’est pas difficile parce que l’environnement extérieur est incompris ou invisible. Il est difficile lorsque il n’a pas de sens pour nous : il ne rentre pas dans notre modèle mental donc nous ne le considérons pas.

Il arrive régulièrement que des programmes de transformation pourtant extrêmement bien conçus (avec un objectif, une planification des tâches à réaliser, le passage à l’échelle, les actions pour changer le mindset, la mise en place des ressources, des processus et des outils nécessaires pour déployer) échouent. Les explications qui sont données sont multiples : problème de vision (pourtant on peut réussir sans vision initiale), problème d’exécution (cela peut aussi vouloir dire que la stratégie n’a pas tenu compte de la réalité de l’organisation pour bâtir le plan), problème de résistance au changement (cela traduit généralement la protection identitaire de l’organisation auxquels l’ensemble des acteurs se conforment en priorité), problème de communication (pourtant on sait bien que ce n’est pas parce qu’on parle "vert" que les gens entendent "vert"... il suffit que leur réalité quotidienne soit "bleue" et ils agiront conformément au "bleu"), problème de leadership (pourtant les managers aussi peuvent être sincèrement convaincus de la nécessité de changer... il suffit qu'ils subissent une forte pression sur leurs résultats et doivent s’occuper en priorité de l’activité historique de l’organisation et le problème n’est donc peut être pas un problème de courage ou de leadership mais un problème de non prise en compte de leurs réalités présentes), problème d’empowerment (pourtant la prise d’initiative ne peut se produire que si le contexte le permet), problème de créativité (pourtant la vraie problématique des organisations est bien souvent le manque d’action plus que le manque de créativité). De nombreuses explications mais pourtant un unique problème : une déconnexion de la réalité avec toute sa complexité.

La chercheuse indo-américaine Saras Sarasvathy, a montré que les entrepreneurs qui transforment le monde sont souvent des gens parfaitement normaux. Ce qui les distingue, c'est qu'ils appliquent 5 principes d'action qui correspondent chacun à 5 modèles mentaux alternatifs de ce qui se pratique habituellement dans les grands groupes, permettant ainsi de rester en prise avec la réalité.

Principe N°1 : Partir de ce que l'on a sous la main et non pas d'un objectif :

Les entrepreneurs partent de leur personnalité, de leur connaissance, de leur réseau pour imaginer ce qu’ils peuvent faire. Ils ne cherchent pas des ressources pour atteindre un objectif mais déterminent un objectif en fonction des ressources disponibles.

Le problème des programmes de transformation est de souvent considérer que l’état de départ est insatisfaisant et qu’il faut aller vers un To be idéal. Cela génère des résistances par nature.

Il est plus efficace de mettre en lumière les caractéristiques des modèles mentaux individuels et collectifs en présence. Penser que le problème est son chef ou les autres revient à se déresponsabiliser. L’idée est ici plutôt de se dire : que puis je faire là où je suis avec ce que j’ai sous la main ?

Principe N°2 : Agir en pertes acceptables :

Personne n’aime perdre. L’échec autour d’un grand projet signe souvent la fin d’une carrière dans une organisation. C’est pourquoi on multiplie les contrôles, on demande des preuves des gains attendus… Or il est plutôt difficile de prouver quelque chose qui n'a jamais été fait...

Au lieu de faire du gain attendu la priorité, les entrepreneurs pensent avant tout à ce qu’ils peuvent perdre si cela tourne mal. « Au pire, en essayant, je perds x jours de travail et y euros de budget ». En agissant sur la base de ce que l’on peut perdre, on transcende l’ambition et la peur (contrôle du risque pris) et on libère l’action (action faisable). L’important est de libérer l’action même si il y a des doublons dans les périmètres. Le 1er besoin humain réside dans le sentiment de progresser. En remettant l’action au centre, on permet le réengagement collectif.

Principe N°3 : Obtenir des engagements :

C'est l'engagement des parties prenantes qui fait avancer les projets. Pour cela, il faut partir de leur désir. Face à un problème il vaut mieux penser aux personnes avant de penser vision, objectifs, problèmes. Il faut arrêter les "comment faire" en les remplaçant par des "avec qui faire" ? Et "comment l’engager à m’aider " ? C’est de la rencontre que naît l’objectif et l’engagement est plus fort lorsque l’objectif a été déterminé ensemble.

Principe N°4 : Savoir tirer partie des surprises :

Tous les principes du management moderne visent à éviter les surprises. C’est pourquoi nous faisons des plans, afin de savoir et décider. La surprise est vue comme un événement non souhaitable. Ainsi quand elle arrive, elle est donc logiquement vécue comme un échec. Pourtant le système taylorien avec l’organisation scientifique du travail n’est aujourd’hui plus adapté au monde incertain actuel. Ce que l’on a prédit ne se produit pas. Ce qui se produit n’a pas été prédit.

Les entrepreneurs eux voient les surprises comme une promesse de progrès : une remarque d’un client, d’un collaborateur, un échec, une décision… Tout est bon à prendre pour s'améliorer et avancer.

Principe N°5 : Créer un contexte propice :

Dans ce monde incertain, complexe et imprévisible, le rôle du manager inspiré des entrepreneurs, n’est plus de régler les problèmes mais de créer un contexte propice pour que l'action puisse se dérouler facilement.

C'est ce que fit Zara, entreprise espagnole, qui sut inventer un modèle original consistant à faire des petites séries renouvelées très souvent, fabriquées dans une myriade de micro-entreprises pour compenser ses coûts de travail élevés par l'absence d'invendus au lieu d'être victime du modèle dominant ("le coût élevé du travail empêche l'Europe d'être un acteur textile").

En synthèse, la cible de notre projet peut parfois se dessiner en chemin, en partant de la réalité de ce que l'on a et non pas d'un objectif éloigné de la réalité (principe N°1); il n'est pas obligatoire de viser grand pour réussir grand, la peur de perte associée peut bloquer l'action - il vaut mieux réfléchir à ce que l'on est prêt à perdre pour agir (principe N°2); l'organisation n'est pas une machine avec un ensemble de gens dans des cases, il est plus efficace de partir de gens volontaires que l'action fait vibrer (principe N°3); plutôt que de la craindre la surprise est une très bonne information sur la réalité, c'est une source unique d'apprentissage et de progrès (principe N°4); le nouveau rôle des managers devient de créer des contextes propices aux changements et aux actions de leurs collaborateurs (principe N°5).

Si le sujet vous a intéressé, je vous recommande le très bon ouvrage de P. Silberzahn et B. Rousset Stratégie Modèle Mental - Cracker enfin le code des organisations pour les mettre en mouvement

Lucie Brette-Cisilotto

Responsable Développement Sud-Ouest chez SEMOFI

5 ans

Votre article illustre parfaitement l'une de mes attentes sur LinkedIn, me nourrir et m'inspirer des réflexions d'esprits brillants. Bravo pour vos articles 

Myriam El Kasri

Responsable de projets

5 ans

Je trouve cet article vraiment super! Bravo Karine!

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