Du libre arbitre de la grenouille

Du libre arbitre de la grenouille

Journée magnifique.

Matinée blanche.

Il faut sortir le chien, ça me tire de ma stase.

Je n'ai pas regardé l'heure mais je sens qu'il faut le sortir. Il a la chiasse. Si je le ne sors pas il chiera dans le salon. Je ferais bien une longue digression sur l'entêtement indécent de notre appareil digestif à s'affairer même quand on ne fait rien, je relèverais bien le fait que même mort, dans un dernier élan autonome, narquois, il poursuit son oeuvre une fois encore, mais j'aurais peur de faire du sous Nothomb or je déteste les chapeaux larges. Je dirai donc seulement ceci : on nous parle parfois de moines Shaolins qui parviendraient à réduire leur rythme cardiaque par certains exercices de respiration, mais l'on ne nous précise jamais s'ils parviennent aussi à chier moins. Or quel intérêt de rentrer dans une méditation si profonde qu'elle ralentit le cœur si c'est pour en être tiré par le besoin d'aller à la selle. Comme souvent, c'est dans les détails omis que se niche l'important.

Alors nous sortons.

Il tire. Il tire toujours, comme si rien de ce qui lui était accessible ne l'intéressait. Parfois c'est moi qui tire. Quand il renifle la trace d'un autre depuis un moment qui me paraît trop long, exagéré. Quels messages secrets peuvent-ils bien encoder dans leur pisse qui nécessitent ensuite autant de temps pour être lus ?

On tourne dans le parc, je ne sais pas trop qui dirige, moi, mes pieds ou bien le chien, les pieds du chien ou le nez du chien. Personne ne dirige vraiment et c'est pas plus mal. La liberté moderne a parfois des allures de déshérence.

On arrive à la mare aux grenouilles. Il paraît qu'elles sont de retour, après leur disparition hivernale admise par tous bien que mystérieuse.

En effet elles sont là.

Elles se prélassent. Impression anthropocentriste.

De nuances diverses, certaines très noires, mais toutes grosses. Je me demande à quoi peut bien leur servir d'être si grosses dans une marre si petite et sans aucun bœuf alentour.

Le chien monte sur le parapet de bord de mare, pour mieux voir.

A sa vue, certaines grenouilles sautent et d'autres non.

Pourquoi ?

Elles nous voient. N'ont pas l'air endormies. Alors pourquoi certaines prennent-elles la fuite et pas les autres ? Si le chien et moi constituons une menace suffisante pour interrompre une sieste, pourquoi trucmuche refuse de céder à la panique quand machine est depuis plusieurs secondes déjà enfouie dans la vase protectrice ? Trucmuche a-t-elle atteint une espèce de Tao qui lui permet un détachement total ? Peut m'importe de mourir aujourd'hui ou demain, fut-ce croquée par un chien ayant la chiasse, je suis dans cette mare, cette mare était avant moi et sera longtemps après moi, alors je reste, je ne bouge pas, rien à foutre.

Cette grenouille a du cran. Face à deux prédateurs, l'un désireux de la bouffer comme tout ce qui traîne quitte à se flinguer la flore intestinale, l'autre capable grâce à des siècles de connaissances accumulées de lui éclater la gueule à distance et sans effort avec une arme à feu, en mesure de lui réclamer du bénévolat en échange de minimas sociaux, de lui faire souscrire un crédit à la consommation contre toute évidence, les grenouilles n'étant pas solvables... elle, elle reste. Elle ne bouge pas. Peut-être son cœur bat-il plus lentement. Sans doute est-elle passée par la folie, puis la sagesse, la folie de nouveau, la sagesse encore jusqu'à ce que ces deux concepts deviennent caducs suite à une courbure de l'espace temps entraînant la fusion du passé et du futur.

On s'observe cette grenouille et moi, ou plutôt je l'observe, je ne peux pas lui prêter d'intentions de bas niveau. S'écoulent quelques guerres de sécession, quelques tirages de l'euro millions my million sans gagnant pour cette fois, à la semaine prochaine, quelques renversements de régimes sud-américains, quelques fins de civilisations, thermo-industrielles ou pas.

Je reprends mes esprits et elle est toujours là. Elle ou une autre, un de ses clones infinis lui ayant survécu, tels que décrits dans l’Éternité par les astres.

Je rentre à la maison.

Je mets un disque reçu au courrier le jour même mais ne l'écoute pas vraiment. Je lance un repas sans faim. Je me dis que quand même, il faut que j'écrive un truc sur cette grenouille. Que c'est important. Que des recruteurs potentiels doivent entendre parler d'elle.

J'écris. Vous lisez. Elle n'a sans doute toujours pas bougé.

La grenouille Bartleby de Tian'anmen.


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