Laughing out loud

Mise à jour : j'ai ajouté certains éléments en fin d'article le 11/02/2019

Dès le plus jeune âge, engrainé à évoluer, dans une meute où l'ego se fait les dents sur les colliers d'à-côté, où les réputations se font et se défont, où les moins costauds enjambent les ponts, se défoncent sans modération, en guerre permanente avec les autres, les bandes se forment, on comprend vite qu'on est plus fort avec ses potes, en somme, voici venir l'âge béni, où tu te crois homme mais t'es qu'un con et y'a qu'à toi qu'on l'a pas dit.

Deux mille huit, dix ans après Shurik'n. Je gravite autour d'un petit cercle de personnes sur twitter avec lesquelles, plusieurs années durant, méticuleusement, obsessionnellement, méthodiquement et bien plus consciemment que certains ne souhaitent aujourd'hui l'admettre, nous avons attaqué, dénigré, harcelé. Des femmes, des hommes, jeunes, moins jeunes.

Peu importent les raisons, l'attitude, l'activité, la personnalité de nos cibles dont il serait par ailleurs difficile de dire qu'on les choisissait au hasard. Rien ne justifiait notre comportement de meute. Il n'est pas possible non plus que nous ayons alors confondu critique légitime et acharnement or s'il y avait parfois un peu de la première, il y avait surtout du second. La vérité c'est qu'une nouvelle plateforme s'ouvrait et nous l'investissions comme un free-fight géant, la bave aux lèvres et l'envie d'en découdre sans doute proportionnelle à nos frustrations IRL. Nous en étions les flics, la milice rigolarde et entre deux ratonnades numériques, on se donnait des notes artistiques. Depuis quelques jours nos agissements d'alors resurgissent, on assiste à un concert d'excuses gênant qui dispute la lumière aux témoignages de nos victimes (1, 2, 3...). On était jeunes ! Autre époque ! disent certains : foutaises. Je vois aujourd'hui de jeunes ados plus matures que moi à 25 ans. Nous ignorions nos privilèges ! disent d'autres : pratique. On n'ignore jamais que ce à quoi l'on ne s'est jamais intéressé. On attaquait aussi d'autres privilégiés comme nous ! tentent d'autres. Plaidoirie audacieuse que celle qui repose sur "j'agressais, mais avec équité".

Car la mémoire occulte petit à petit ce qui la gêne, j'ai relu. J'ai recherché dans mes messages. J'ai été affligé. J'ai cherché à me souvenir si j'appartenais ou non au groupe. Une seule journée, apparemment, le trois décembre deux mille dix. Bref soulagement. Mais quelle importance d'avoir appartenu si je sais, au fond de moi, que j'ai participé tout autant, bien qu'extérieur ? Quelle importance de ne pas être celui qui a fait tel canular ou celui qui a prétendu pour de faux avoir une MST si je sais que par la seule addition de mon activité à celle d'un groupe, j'ai pu donner la confiance nécessaire à d'autres pour qu'ils s'autorisent à aller aussi loin. Quelle importance si j'ai ri avec eux ?

« Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres. »

Bien sûr, les structures d'oppression sont complexes et rares sont les harceleurs qui ne sont que harceleurs. Alors on tente de se dédouaner, de se dire qu'il n'y avait pas que ça. Qu'on faisait des choses drôles aussi, des choses brillantes. Mais ce qui est exhumé comme autant de circonstances atténuantes devrait en réalité en constituer des aggravantes.

Nous étions de sacrées merdes qui n'avions même pas la bêtise comme excuse. Des merdes cyniques. Des merdes bien conscientes d'avoir de fortes chances de nous en tirer. Et maintenant nous voilà devenues de sacrées merdes qui avons bien appris. Appris à parler une langue policée, à faire des excuses au conditionnel, comme les pires politiciens, producteurs de cinéma, sportifs de haut niveau... On joue le mauvais spectacle contemporain de la contrition pour pouvoir passer à la suite d'autant plus vite et la suite, c'est le retour à la normale.

Peut-être me suis-je éloigné de ce groupe plus tôt que d'autres. Peut-être ai-je essayé, dans l'ombre, par certaines de mes actions, de compenser ce que j'avais pu faire à l'époque. Tâche impossible. Aucun mérite. Je dois tout à la patience infinie d'un couple d'amis qui m'ont éduqué, donné à lire ce que j'avais soigneusement évité de lire jusqu'ici. Je ne leur serai jamais assez reconnaissant. A eux et à toutes celles qui font le travail de documenter, expliquer, répéter inlassablement alors qu'elles auraient toutes les raisons de l'être (1, 2, 3).

J'ai hésité ces derniers jours à écrire moi aussi. Ne souhaitant pas m'ajouter à l'odieux concert. Mais je ne voulais pas que ça puisse passer pour l'espoir secret de passer entre les gouttes. Je ne sais pas si je dois présenter des excuses. Je ne sais pas si ce qu'on a fait peut être excusé. Mais puisque c'est sans doute aux victimes d'en décider alors je leur présente mes plus plates excuses. Si je ne les nomme pas c'est que j'ai peur d'en oublier, elles se reconnaîtront forcément. Je sais que je me suis construit en partie à votre détriment. Contrairement à d'autres de la bande, j'ai déjà eu à payer pour certains trucs mais paradoxalement, pas pour les plus graves.

Si j'écris c'est aussi pour que certains lecteurs, ayant aujourd'hui l'âge que j'avais alors sans que ce ne soit jamais une excuse, utilisant d'autres plateformes, plus récentes, puissent peut-être réaliser assez tôt qu'il n'y a jamais de bonnes raisons de s'en prendre à plusieurs à quelqu'un de différent, à quelqu'un de déjà opprimé par ailleurs d'un millier de façons. Il y a assez de puissants en ce monde qui méritent qu'on s'en prenne à eux, c'est pas le choix qui manque. Et si les opprimés déconnent parfois, pour reprendre un terme présidentiel, il y a une différence entre la critique qui aide et l'attaque en meute qui détruit. Contrairement à ce que j'ai pu penser à une époque, survivre à la meute ne représente aucune gloire, ce genre de croyances perpétuent le bizutage et tous les harcèlements. Méfiez-vous de ce que vous pensez être du second degré, sachez que votre cynisme dont vous vous dites sans doute qu'il vous protège, qu'il est une forme d'intelligence, en réalité vous consumera. Sur ce dernier point, les mots d'Annie le Brun (Ce qui n’a pas de prix).

  •   Rien tant que cette façon de voir ne reproduit en effet le point de vue des maîtres, où le cynisme se confond avec l’insensibilité pour servir à la dérision de tout ce qui ne travaille pas à leur propre puissance. Si la plupart l’adoptent sans vergogne, c’est à croire qu’il suffit de n’être dupe de rien pour passer du côté des maîtres et qu’il s’agit là de la seule façon de s’en sortir. En fait, ce «second degré» est un leurre comme un autre. Toute comme la recherche de l’esthétisme, c’est une posture qui permet de se tenir à distance, pour d’autant plus maintenir l’ordre existant, sans avoir l’air de le faire. A l’inverse de l’humour qui, chaque fois, remet en cause certitudes et hiérarchies en tous genres, la dérision qui est à l’oeuvre dans le « second degré » n’est qu’un écart qui réaffirme l’ordre des choses et la place qu’on y occupe. Un écart qui joue sur le côté pile de la réalité dont l’esprit de sérieux serait le côté face. C’est une affaire de rhétorique et comme on l’a justement remarqué : « dans la dérision, il y a toujours un argumenteur, sinon un publicitaire subtil, quelqu’un qui dit voyez comme je suis drôle ou intelligent [...].Voyez comme je détourne les stéréotypes de notre monde [...], voyez de quelle performance je suis capable ». Le mot est dit, tout est possible dans cet ordre, l’art contemporain nous l’enseigne, mais à la condition de ne jamais changer cet ordre.

Il n'y a pas de bonnes excuses de harceleur et ce texte ne déroge pas à la règle. J'espère juste qu'il aura sonné, aux oreilles des principales et principaux concerné.e.s, comme honnête et fidèle à leur ressenti. A celles et ceux qui ne savaient rien de tout cela et qui me découvrent une facette, même passée, qu'ils ignoraient, ce sera probablement une déception et je ne sais pas bien quoi vous dire, si ce n'est que c'est l'opportunité de réaliser la triste banalité de ce genre d'agissements dont on semble vouloir croire à chaque époque qu'ils sont derrière nous, pour sans cesse redécouvrir que non, ou seulement qu'ils ont pris des formes plus insidieuses.

On ne mérite aucun cookie, juste une vindicte normale et dont il serait curieux qu'on se plaigne tant elle semble temporaire et d'une intensité moindre en regard de ce qu'on a pu administrer. La vindicte et le silence, lot de ceux qui ont fait du mal forts de leur fausse ignorance et qui doivent maintenant libérer la place, apprendre et soutenir. En tout cas celles et ceux qui désirent encore l'être par nous.

Mise à jour le 11/02/2019 : J'ai lu les diverses réactions à mon texte et je souhaitais ici y ajouter ce qu'il manque.

Des personnes ont souligné à raison que je ne détaillais pas les actions précises dont je m'étais rendu coupable. J'ai entre autres réalisé des montages photo, à partir de photos publiques ou de photos trouvées par moi ou d'autres membres du groupe, dans le but de moquer ou de dénigrer physiquement certaines personnes. J'ai commenté ou envoyé des messages sur twitter, publiquement, de façon répétée et non sollicitée qui ont généré chez ces personnes un sentiment d'angoisse, de dévalorisation, d'anxiété, jusqu'à ce que certaines d'entre elles finissent par modifier leurs pratiques ou même cessent leur activité. Enfin et comme je le dis dans mon texte, ce que je n'ai pas fait moi même, j'ai contribué à le rendre possible, par mes actions ou mon rire. Certaines choses inexactes circulent aussi mais je pense qu'il serait déplacé de chercher à les corriger tant elles sont minoritaires.

Sur la forme de mon texte : j'ai essayé d'écrire quelque chose qui ne tourne pas autour du pot, où je ne maquille ou ne dilue pas ma propre responsabilité. Certains trouvent que cette forme est malvenue et je peux le comprendre. Si j'avais été trop laconique peut-être cela m'aurait-t-il été reproché aussi.

Si mes excuses semblent louvoyantes, je le regrette et les renouvelle ici sans détour : je ne m'excuse pas moi-même mais présente mes excuses sincères aux personnes que j'ai attaqué. J'ai commencé et je continue à présenter ces excuses de façon personnelle et privée aux personnes en question, à mesure que je lis leurs témoignages et que je retrouve mes propres messages (je les relis activement). Certaines les acceptent, d'autres les refusent, c'est leur droit le plus strict et je ne cherche pas à les convaincre de quoi que ce soit.

J'ai fait le choix de citer dans mon texte certains témoignages ou l'existence de certains comptes twitter dont j'estime que la lecture m'a aidé à changer toutes ces dernières années (en plus des discussions hors ligne que j'ai pu avoir avec le couple d'amis que je mentionne). Cette initiative a été reçue de façon mitigée et là encore je peux le comprendre. C'était une façon pour moi de souligner leur travail et de montrer qu'il peut produire des effets, imparfaits et à poursuivre, y compris sur les gens que ces personnes combattent. Chacun est libre d'estimer que ce travail ne nous est pas destiné ou que notre changement n'est pas sincère : nos excuses tardives et contraintes valident cette lecture.

J'ai lu beaucoup de personnes qui demandaient de quels actes nos excuses, dont chacun estime la sincérité à l'aune de ses propres critères, seraient suivies. Si je n'ai pas voulu faire une liste de mes actions déjà entreprises, c'était pour ne pas donner l'impression de vouloir créer une espèce d'équivalence, de peine auto-aménagée, ou même de mériter les fameux cookies. Si je ne devais toutefois n'en citer qu'une, j'ai organisé en 2015 et à mes frais, sur mon lieu de travail, la projection d'un documentaire réalisé par une femme portant sur la construction de la masculinité toxique et du virilisme. C'est insuffisant et cela n'enlève rien à mes actions antérieures.

Enfin j'aimerais dire que j'ai sciemment choisi de ne rien effacer de mes messages, sachant pertinemment les traces que je laissais en ligne. J'ai aussi fait le choix de rédiger ce texte alors que mon nom n'apparaissait pas encore dans certaines listes qui étaient partagées (à l'exception d'un texte désigné par "la lettre"). Je n'imaginais pas rester planqué en espérant éviter l'orage alors que je savais avoir participé. J'ai eu l'occasion de lire et d'écrire sur le droit à l'oubli, dés 2010 et si j'estime qu'il doit pouvoir protéger les victimes, ma pratique d'Internet me pousse à ne pas désirer en bénéficier en ce qui me regarde. Je crois qu'avoir à faire face à ce qui est en train de se passer fait partie d'un parcours de changement. J'ai pu lire des personnes qui me suivaient dire qu'elles trouvaient mes positions récentes hypocrites au regard de mes actions passées, je ne peux pas leur disputer leur ressenti et je n'ai pas à le faire. Certaines personnes n'ont peut-être aucune "casserole", ou des bien moindres et c'est tout à leur honneur.

Je ne pense pas éditer ce texte de nouveau, car je ne souhaite pas "feuilletonner" et à la suite de ces ajouts je pense avoir couvert l'essentiel de la situation. La parole de nos victimes est plus importante que la notre et j'espère que les journalistes qui traiteront le sujet leur donneront la place qui leur revient. Je ne répondrai donc pas aux éventuelles sollicitations mais je peux échanger en privé avec les gens qui le souhaiteraient.

Sarah LAZRI

Women diseases, fertility and medical researcher | Cancerology Oncology | IA and quantum computing | Healthcare AI | Professor and medical research tutor

5 ans

Ce que vous ne comprendrez jamais , c'est que ce n'est pas suffisant, ce ne sera jamais suffisant, vous avez détruit des réputations et des rêves, y'en a qui ont perdu des CDI à cause de vous, y'en a qui en souffrent encore, ce serait mieux de partager la liste et de purger tout ça pour que les victimes puissent tourner la page.

Laure Salmona

Director of Féministes contre le cyberharcèlement - Expert and trainer in women's rights, digital rights and gender violence - Author - Communication and advocacy - TEDx speaker

5 ans

Merci pour le don à notre association Féministes contre le cyberharcèlement. J'espère que d'autres suivront votre exemple et donneront à des associations féministes ou de journalistes femmes, racisé·e·s, LGBTQIA+, etc. J'espère aussi que vous proposerez des réparations à celles qui ont été vos victimes, nous saluons en tout cas le fait que vos remords et excuses prennent la forme d'actions réelles.

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