Guerre informationnelle sur le phénomène de mortalité des abeilles en France
Un pollinisateur est un animal qui transporte du pollen. Sa fonction est essentielle car par son action, ce vecteur permet la fécondation des plantes ; il constitue donc un rouage essentiel à la biodiversité et au cycle de la vie. Or, depuis une trentaine d’années, le principal agent pollinisateur, à savoir l’abeille, est marqué par un phénomène de déclin très préoccupant au niveau mondial et notamment en France. Ce déclin a plusieurs causes et il est intéressant de constater la manière dont chaque acteur les priorise dans leur grille de lecture.
Des acteurs divers aux intérêts très opposés…
Les apiculteurs sont à l’évidence en première ligne. Avec l’Union Nationale de l’Apiculture Française (UNAF) ou encore le Syndicat National d’Apiculture (SNA), la filière est bien représentée. Pour la défense de ses intérêts, la stratégie adoptée et assumée est clairement très offensive et dirigée essentiellement contre l’usage des pesticides.
Le monde agricole n’est pas en reste. Il bénéficie d’un soutien populaire et donc politique très fort. Les agriculteurs doivent pouvoir assurer la bonne production de leurs exploitations en protégeant leurs cultures et leurs récoltes des parasites et autres insectes dévastateurs. La chimie, autrement dit l’utilisation de produits phytosanitaires, apparaît dès lors, pour eux, comme une nécessité.
Cela tombe bien car c’est un secteur bien développé en France. Ces industriels ne jouissent pas d’une très bonne image alors même que la chimie est « partout et dans tout ».
Les associations de protection de la nature comme France Nature Environnement défendent le droit de vivre dans un environnent sain et sûr. Il est habituel de les retrouver aux côtés des apiculteurs dans leur combat, notamment judiciaire, contre les industriels.
Côté politique, le Parlement français rend régulièrement des rapports et des recommandations sur le sujet en visant le plus possible l’objectivité. Le Parlement européen quant à lui s’est exprimé à plusieurs reprises en prenant clairement parti en faveur des défenseurs des abeilles.
L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) issue de la fusion en 2010 de deux précédentes agences, est l’autorité scientifique de référence. Ses avis sont scrutés à la lettre et parce qu’ils suivent le principe du « en même temps » ils donnent des arguments à toutes les parties prenantes.
… sur un sujet dont les enjeux économiques sont importants
Du point de vue des apiculteurs, déjà, il y a urgence. La production de miel a été divisée par deux en vingt-cinq ans passant de 35.000 tonnes dans les années 1990 à 16.100 en 2016. Et si l’année 2018 a été considérée comme une bonne année pour bon nombre d’apiculteurs, certains prédisent une année noire en 2019.
Du point de vue des agriculteurs, ensuite, c’est une question de survie pour une profession dont bon nombre de ses représentants font face à de grandes difficultés. Ils vivent de leur production agricole et ne peuvent donc se permettre de subir des pertes de parcelles viables à cause des insectes et autres parasites.
Du point de vue de l’industrie chimique, enfin, il faut noter que la France est le premier pays agricole d’Europe, le troisième utilisateur européen de produits phytopharmaceutiques et l’un des premiers metteurs en marché européen de produits avec un chiffre d’affaires approchant les 2 milliards d’euros, soit 62.700 tonnes de substances actives vendues. L’investissement en recherche et développement de cette industrie s’élève à environ 10% du chiffre d’affaires annuel. Le secteur emploie plus de 5.500 personnes en France.
Un constat partagé : la mortalité des abeilles qui augmente
S’il est un fait incontesté parce qu’incontestable, c’est bien le phénomène de mortalité des abeilles en augmentation constante depuis plusieurs décennies. Et cela même si un ancien ministre de l’agriculture a pu déclarer récemment que les dispositifs de surveillance disponibles à ce jour « ne permettaient pas de corroborer une généralisation de cette dégradation ». Cette affirmation n’a pas manqué de provoquer des remous parmi les apiculteurs.
… sur la base de chiffres non consolidés
En France, le taux de mortalité global sur la période 2013-2014 s’est élevé à 23,4% selon le programme de surveillance épidémiologique européen « EPILOBEE » qui a été mis en place depuis 2011. Cette situation ne se cantonne pas à nos frontières : pour l’hiver 2016-2017, le taux de mortalité moyen en Europe a été de 20,9% selon un institut suisse de recherche sur les abeilles, qui a sondé près de 15.000 apiculteurs européens.
Il est intéressant de constater que ces données chiffrées en particulier celles du programme européen ont été largement détaillées dans un rapport d’information très précis et solide du Sénat en 2017 alors même que le média Public Sénat affirmait en 2018 dans un fact checking qu’il n’existe pas en France de dispositif de surveillance des mortalités d’abeilles sur le long terme.
Des stratégies qui divergent
Mais au-delà de cette querelle de chiffres, ce sont les nuances stratégiques qu’il est intéressant de regarder. Outre la création de labels (Bee Friendly), la stratégie adoptée par les apiculteurs est clairement fondée sur des actions contentieuses tout azimut. L’UNAF précise d’ailleurs avoir initié de nombreuses actions juridiques. Depuis 1998, l’UNAF est intervenue dans plus de 20 procédures judiciaires contre les « autorisations de ces insecticides toxiques », leurs producteurs ou le gouvernement français.
L’exemple typique a été le combat mené et finalement gagné pour l’interdiction du produit Cruiser, un insecticide commercialisé jusqu’en 2012 par la firme Suisse Syngenta. A cet égard, la pression mise sur l’Etat français notamment par les instances européennes a joué un rôle certain. Et depuis le 1er septembre 2018, la France a interdit l’utilisation de tous les produits phytopharmaceutiques de la famille des néonicotinoïdes, en raison des risques qu'ils font courir aux populations d'insectes pollinisateurs.
Les industriels préfèrent insister sur les autres causes retenues pour expliquer la disparition des colonies d’abeilles à savoir, en premier lieu, sur des causes biologiques, en raison de la présence d'un acarien parasite : le varroa ou encore de prédateurs comme le frelon asiatique qui menacent les abeilles, en deuxième lieu, sur des causes environnementales, comme la perte de la richesse florale, la réduction des plantes mellifères qui diminue l'accès des abeilles à des apports en nourriture de qualité, ainsi que les dérèglements climatiques qui perturbent le comportement des abeilles. Les industriels mettent en exergue enfin les mauvaises pratiques agricoles arguant du fait que ce n’est pas tant leurs produits qui sont nocifs que leur mauvaise utilisation.
Dans leur argumentaire, ils insistent sur la pédagogie et la sensibilisation, multipliant les campagnes de communication sur le thème « agriculture et pollinisateurs : cohabiter intelligemment » ainsi que la médiatisation de bonnes pratiques. C’est ainsi par exemple que la firme Syngenta saluait début 2019, les très bons résultats des ruches Agéris de l’Oisemont sur la saison 2018.
La balle dans le camp du régulateur
La situation ne semble pas aller en s’améliorant. Selon la dernière enquête réalisée par le ministère de l’Agriculture et l’Anses fin d’année dernière, le taux moyen de mortalité des colonies durant l’hiver 2017-2018 peut être estimé à près de 30%.
Le pouvoir politique reprend la main avec la mise en place début 2019 d’un groupe de travail rassemblant tous les acteurs concernés en vue de renforcer les mesures de protection des abeilles et autres insectes pollinisateurs de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques, tout en prenant en compte les contraintes techniques pour les agriculteurs.
* article publié sur le site Infoguerre pour l'Ecole de guerre économique