# Journal d’expédition 3/4 Enfin un pied en Géorgie du Sud … heureuse mais secouée !
Des manchots royaux devant les montagnes de Géorgie du Sud à Saint Andrews Bay - Janvier 2020

# Journal d’expédition 3/4 Enfin un pied en Géorgie du Sud … heureuse mais secouée !

On m’avait dit qu’elle était d’une beauté indescriptible, j’ai travaillé 5 ans sur les données issus de cette île sans pouvoir y poser le pied ou le regard … c’est enfin chose faite et comme l’histoire de la Géorgie du Sud, je suis secouée. Voici 2 angles de vue sur ce monde hostile à couper le souffle et rempli de vie !

La recherche sur les albatros !

Pendant les 4,5 années de mon post-doc au British Antarctic Survey à Cambridge, j’ai eu l’honneur de manier un des meilleurs jeux de données démographiques au monde sur certaines des espèces les plus emblématiques du monde : les albatros. Sur l’ile de Bird Island, tout au nord de la Géorgie du Sud, 3 espèces sont suivies rigoureusement depuis le début des années 1970. Près de 40 000 individus ont été marqués avec des bagues métalliques au numéro individuel. Les assistants de terrain qui vont là-bas tous les ans (ce que j’avais fait à Kerguelen et aux Malouines pendant 3 mois à chaque fois) répertorient les individus qui sont présents aux colonies de reproduction, avec qui ils se reproduisent, s’ils ont pondu et si leur poussin survit jusqu’à l’envol cette année-là. Ce suivi permet de produire autant d’histoires de captures que d’individus marqués. En voici une pour illustrer :

Albatros à sourcils noirs sur son poussin à New Island, Falklands Janvier 2014


Individu 1 : 10000245666000, a été bagué poussin (1), pas observé pendant 4 ans (0), puis est revenu comme reproducteur inexpérimenté a 5 ans et a échoué (2 : c’est-à-dire qu’il a perdu son œuf ou son poussin), l’année suivante il a encore échoué comme reproducteur expérimenté (5), s’en suivent 3 années à succès (6) et 3 années où il n’a pas été observé ce qui veut dire qu’il est soit mort (à l’âge de 11 ans minimum), soit émigré dans une autre colonie (ce qui reste peu probable chez cette famille d’oiseaux), soit on l’a raté et on verra si on le détecte l’an prochain.

Illustration du déclin de la colonie d'albatros à tête grise de Bird Island en Géorgie du Sud

Avec 40 000 histoires de captures ainsi et un modèle statistique à la pointe j’ai réussi après 4 ans de rechercher à publier un article dans la 3e revue généraliste scientifique au monde après Nature et Science. J’en suis assez fière, mais c’est aussi la raison pour laquelle j’ai quitté la recherche… Cet article étudie le déclin catastrophique des grands albatros, albatros à sourcils noirs et à tête grise sur les 30 dernières années face aux menaces de la pêche industrielle (captures accidentelles d’albatros sur les palangres et dans les chaluts) et du changement climatique.

Etude des traits démographiques et de l'impact des actions humaines sur 3 espèces d'albatros. Pardo et al. PNAS 2017

J’y prouve que le déclin des albatros est lié à une combinaison de l’effet des différentes menaces liées aux activités humaines (courbes grises) et impacte fortement différents paramètres démographiques (courbes noires). Hors les albatros sont des espèces particulières. Ils peuvent vivre jusqu’à 60 ans, se reproduire pour la première fois entre 5 et 15 ans. Ils sont fidèles à leur site et partenaire de reproduction à vie et ne pondent qu’un œuf par an voire tous les 2 ans pour le grand albatros. Donc une baisse aussi forte de leurs paramètres démographiques est assez grave car la population mettra énormément de temps pour remonter la pente. Cela signifie qu’à l’inverse des espèces comme les lapins qui se reproduisent très vite et vivent peu longtemps, et qui vont donc favoriser la reproduction lors de conditions environnementales difficiles au détriment de leur survie. Les albatros vont tout miser sur leur survie, quitte à avoir tous les poussins d’une année qui meurent (comme vous pouvez le voir sur le « breeding success » des têtes grises et sourcils noirs sur le graphique). On estime qu’aujourd’hui encore 100 000 albatros sont tués chaque année par la pêche au thon dans les océans indiens, pacifiques et atlantiques par manque de régulations engagées.

Car la bonne nouvelle c’est que les scientifiques et pêcheurs ont travaillé main dans la main pour mettre en place des mesures de mitigation qui réduisent à zéro le nombre d’oiseaux tués ! Elles ne sont malheureusement pas appliquées dans la majorité des zones concernées, mais j’en parlerai en détails dans un prochain article.

 La ruée vers la baleine

Venir en Antarctique et en Géorgie du Sud c’est aussi être le témoin du massacre à la baleine qui a eu lieu ici. Un massacre qui reflète l’esprit de domination de l’espèce humaine sur tout ce qui l’entoure. On estime que près de 1.6 millions de baleines ont été tués dans les eaux de l’océan austral en une cinquantaine d’année… principalement par des norvégiens, écossais et américains qui approvisionnaient le reste du monde en huile pour s’éclairer. Rien ne se perdait dans la baleine, la viande et les os étaient découpés (quand ils ne servaient pas à fabriquer dominos, peignes et autres objets), broyés et séchés pour faire respectivement de la nourriture pour le bétail et de l’engrais. Les fanons servaient de matière première pour rigidifier les corsets et soutien-gorge des femmes (d’où le nom baleine de la tige métallique !) et aussi pour les parapluies. On faisait fondre le lard pour en sortir une huile fine, inodore qui était parfaite comme combustible pour les lampes du 19e au début du 20e siècle. Et le spermaceti des cachalots, un organe dans la tête qui lui permet de plonger était aussi utilisé comme un produit de luxe dans les cosmétiques.

Aucun texte alternatif pour cette image


Carcasse de bateau de chasse à la baleine à Grytviken, avec son harpon et point de vue sur le mat


Au départ quelques baleines étaient prélevées, étant donné la distance à parcourir pour aller dans l’océan austral, et la taille des baleines, c’était un métier dangereux qui demandait beaucoup d’expérience. Ce métier est d’ailleurs pratiqué de manière durable et artisanale dans de nombreuses cultures autour du monde depuis des millénaires. On chassait la baleine franche, la plus lente de toute, qui avait surtout l’avantage de flotter à la surface une fois morte. Puis 2 améliorations technologiques ont fait la différence : l’invention du moteur à vapeur sur les bateaux qui permettait de capturer des baleines plus rapides, et en 1868 l’invention par le norvégien Svend Foyn du canon harpon ! A l’avant du bateau, guidé par le guet sur son promontoire (comme on peut le voir sur la photo de l’épave) les baleines n’avaient aucune chance et la ruée vers la baleine s’est envolée.

Nombre de baleines tuées par les flottes norvégiennes et britanniques au 20e siècle dans l'océan austral

Sur le graphique à côté, on voit les espèces ciblées, tout d’abord la baleine à bosse (en orange) puis rapidement on passe vers les baleines rapides : la baleine bleue et ses 30m de long. Au pic d’activité en fin des années 30 on a tué près de 40 000 baleines bleues en une année, puis on passait aux autres espèces de rorquals plus petits (rorqual commun en rouge, petit rorqual en violet) au fur et à mesure que les populations déclinaient… C’est en 1949 après une trêve de la chasse due à la seconde guerre mondiale que le groupement scientifique « International Whaling Commission » s’est créee. Mais alors que l’effort de chasse reprenait de plus belle en capitalisant sur les avancées technologiques obtenues grâce à la guerre et notamment les bateaux usines sur lesquels les baleines étaient transformées directement, ramenées par des bateaux de chasse plus petits et mobiles vers ce bateau mère. Les nombreuses stations baleinières furent abandonnées telle quelles.

Tombe d'un baleinier de 18 ans à Grytviken aux côtés de la tombe d'Ernest Shackleton

A la fin des années 60 il n’y avait plus de baleines à chasser ! L’exploitation des gisements de pétrole pour l’énergie et la fabrication du plastique remplaça l’utilisation des produits issus de la baleine. En 1963 les baleines à bosses deviennent officiellement protégées par la commission baleinière internationale, puis les baleines bleues en 1967 alors que leur commerce n’était plus rentable. C’est seulement en 1979 qu’un moratoire contre l’utilisation des bateaux usines sera prononcé, et en 1987 que le moratoire sur la chasse à la baleine entra en vigueur… avec ses exceptions. Merci les politiciens de prendre soin de l’environnement !

Aujourd’hui les populations de baleines remontent la pente mais n’atteindront jamais leur abondance d’antan, avec les conséquences écologiques sur la productivité océanique que cela entraine. Sur les 300 000 baleines bleues estimées avant la période de chasse à la baleine, on estime qu’il n’en restait que 1000 dans les années 1980 et elles remontent à 3000 aujourd’hui dans l’océan austral. Les baleines à bosse repartent un peu mieux, mais sinon, il ne reste que des tas de ferrailles abandonnées qui donnent froid dans le dos, et des ossements de baleines sur les plages.

Water boat et ossements de baleines à Peterman, Antarctique Janvier 2020
Station baleinière abandonnée à Stromness, Géorgie du Sud, Janvier 2020

Dans cet article nous touchons à 2 des 5 grandes causes d’extinction de la biodiversité liées aux actions humaines : la surexploitation des espèces (directement avec la chasse à la baleine et indirectement avec la capture accidentelle des albatros dans la pêche industrielle) et le changement climatique. Une troisième cause d’extinction, l’introduction d’espèces invasives est superbement bien illustrée en Géorgie du Sud avec le grand succès de l’éradication des rennes, souris et rats en 2018 (un programme qui a coûté 10 millions de livres sterling !) le rebond de biodiversité est encore plus fort que ce à quoi on s’attendait !

La décadence humaine me donne la nausée ! Mais il est facile d’accuser le passé, et nous en profitons tous (en occident) aujourd’hui. Ces hommes n’étaient pas tous fiers de ce qu’ils faisaient « They used to make a noise like a crying noise. They seemed so friendly and when they would come round they would make a sound. And when you hit them, they cried really » raconte un chasseur de baleine ...

Depuis les années 1960, Rachel Carson sonnait l’alarme face à la révolution verte qui nous mène aujourd’hui dans une impasse. Depuis le sommet de Rio en 1992 où les gouvernements se mettaient d’accord pour protéger la biodiversité qui disparait à un rythme 100 à 1000 fois supérieur à son niveau de base depuis 500 ans. Depuis des décennies nous avons les clés et les connaissances pour réinventer le futur de l’espèce humaine et nous avançons comme des escargots. Que dirons nos enfants à propos de notre comportement en regardant en arrière dans 30 ans ? La cause à un système sociétal basé sur le statut, un système économique basé sur le profit, un système individualiste de citoyens en manque de confiance et de courage et un système entièrement déconnecté de la Nature.

Dans leur quête d’argent, ces hommes, les baleiniers, venaient en fait se chercher eux-mêmes … au final nous ne sommes pas si différents. Cela vous énerve ? Alors accélérons la transition environnementale ! La question qui me reste alors est : une société matriarcale aurait-elle agit de la même façon ?


Isabelle Lacourt

Ingénieur agronome, Doctorat en microbiologie du sol, auteure, experte des filières alimentaires durables

4 ans

Tant d’insensibilité fait froid dans Le dos. La technologie nous permet d ‘exploiter ces mondes jadis protégés par des conditions de vie hostiles à l’humain. Je comprends le dégoût. C’est le premier sentiment qui vient au vu d’un tel gâchis. On aurait vraiment besoin des artistes pour raconter une telle tragédie en image et faire bouger les consciences. Ensemble la science et l’art pour faire taire une économie mortifère basée sur la sur-consommation et le profit!!! Merci Deborah Pardo. Au fait connais tu Peggy Oky? Elle a fait un ted si touchant sur son expérience avec les cétacés.

Thomas PORAS

QSE-Développement Durable - RSE- Supply Chain Durable 🌎

4 ans

Deborah Pardo Le résultat de votre recherche sur les populations d'albatros fait froid dans le dos... Votre conclusion est juste et je suis également convaincu qu'une société "matriarcale" n’aurait pas agit de la même façon.

Cyril Gombert

Member of Council chez GLG (Gerson Lehrman Group)

4 ans

En matière de protection et restauration de la biodiversité, on sait faire. Reste la volonté qui n'est pas toujours au rendez vous.  On peut donc être optimiste mais de manière relative. 

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Autres pages consultées

Explorer les sujets