Jusqu'où négocier? L'exemple du Brexit

Jusqu'où négocier? L'exemple du Brexit

Les négociations du Brexit qui n'en finissent pas, les référendums à répétition pour d'indépendance en Écosse ou en Nouvelle-Calédonie, soulèvent la question de l'accord dans la résolution d'un différend. En effet, ces pratiques pourraient donner l'impression qu'un accord vaut mieux que pas d'accord du tout ou bien d'un entêtement jusqu'à obtenir le résultat escompté. Ces approches soulignent un biais dans la posture de négociation ou d'une certaine impréparation de celle-ci. Jusqu'où ou jusqu'à quand faut-il négocier?

L'entêtement qui conduit à mener les négociations coûte que coûte jusqu'à un accord, démontrent que n'est entendu comme "accord" qu'un accord qui correspondrait à certains critères particuliers, à un contenu, à un résultat. Or la perspective d'accord n'est qu'une condition de relation entre des parties prenantes. Ne pas accepter qu'une absence d'accord soit un “accord" -- au sens du résultat d'une négociation -- peut s'avérer être une position de faiblesse qui compromet la conclusion même d'un accord. En effet, l'autre partie pourrait jouer la chaise vide ou refuser systématiquement toute proposition si elle comprend que l'autre ne rompra jamais le dialogue. Jouer la stratégie de l'épuisement est une option pour aboutir à un compromis si l'autre désespère de ne pas aboutir à un accord. C'est ce qui semble se passer avec le Brexit où l'absence d'accord négocié ne semble pas une option acceptée par l'Europe. C'est une attitude qui s'observe dans les relations sociales.

En considérant la relation et la possibilité que celle-ci débouche sur l'absence d'un accord, c'est-à-dire sur l'acceptation que la relation puisse déboucher sur une rupture consensuelle, permet de mettre un terme à une négociation. Acter le fait que nous sommes d'accord de n'être pas d'accord. Cette possibilité oblige à penser l'option de ce qui pourrait se passer si la relation ne se poursuivait pas. Et fameux “et alors quoi?". Regarder la situation en face dans une telle éventualité protège du déni de réalité et de l'entêtement. Elle invite également à considérer la responsabilité de chaque partie prenante dans l'échange, à commencer par la sienne.

Pour se faire, le cadre de négociation doit être clair et explicite. En absence d'accord, quelles sont les conséquences? Réfléchir ainsi neutralise les ultimatums et pose des "dead line" qui en sont réellement, c'est-à-dire qui ne sont pas conditionnelles, qui ne peuvent pas être bougées ou modifier sans conséquence.

Parfois, sortir du cadre sans accord négocié ouvre la possibilité de poser un nouveau cadre de négociation favorable à un accord. Dans l'exemple du Brexit, l'absence d'accord négocier entre l'Union Européenne et le Royaume Uni, en théorie avec une deadline au 31 décembre 2020, implique que les échanges entre les deux entités sont régulés par l'OMC. Ce cadre semble moins favorable aux parties qu'un accord négocié, cependant, il s'agit bien de savoir si n'importe quel accord négocié est plus favorable qu'une régulation par un tiers. Vouloir à tout prix un accord peut conduire l'autre partie à jouer la montre ou la chaise vide, ce qui pourrait déboucher sur un compromis en définitive inacceptable dans d'autres conditions. Poser un nouveau cadre ou expérimenter la situation sans accord permet aux parties prenantes de reconsidérer leur responsabilité et leurs priorités pour revenir à la table des négociations. Cela ne doit pas être un tabou.

Jouer avec le cadre, par exemple accepter qu'il possible de ne pas aboutir à un accord acceptable et donc s'en remettre à la situation hors accord peut permettre de considérer qu'en définitive cette situation serait effectivement inacceptable et ouvrir sur des négociations non pas "contre" deux parties, mais "ensemble" pour sortir d'une situation inacceptable: celle hors accord. 

Dans le cas du Brexit, cela signifierait de négocier une relation acceptable d'échanges et de relations entre le Royaume Uni et l'Europe plutôt que de jouer à une querelle de chefs pour savoir qui prendra le risque politique de rompre les discussions. Posture qui joue clairement contre un objectif commun, comme c'est le cas dans un divorce centré sur la condamnation et la culpabilité de l'autre plutôt que sur l'avenir de chacun.

Il en va de même avec le jeu dangereux de l'entêtement: à vouloir soulever la question jusqu'à ce obtenir la réponse attendue, ou pire en espérant que l'alternative n'apparaisse jamais revient à jouer à la roulette russe en croyant que de toute manière la balle ne partira jamais. C'est là un déni de réalité qui peut être fatale. Le referendum du Brexit était fondé sur une telle illusion, tout comme la dissolution de l'Assemblée Nationale en son temps, tout ou le vote sur l'indépendance de l'Écosse ou de la Nouvelle-Calédonie. Cette delusion vient que l'on se persuade que l'une des alternatives au moins n'est pas possible car peu probable et donc que notre position s'en trouvera forcément, logiquement, nécessairement, fatalement renforcée. C'est croire aux miracles plutôt qu'en la réalité.

L'erreur de jugement peut être à deux niveaux.

  • Soit l'une des options possibles n'a pas été identifiée, les scénarios d'évolution défavorable n'ont pas été déroulés jusqu'au bout et l'une des conséquences possibles n'a pas été considérée. Il s'agit d'une impréparation, d'un travail inachevé, d'un aveuglement volontaire ou non qui fait que nous n'avons pas considéré la situation comme elle est et pourrait être.
  • Soit ces options ont été imaginées, mais pondérées d'une manière inappropriée, par exemple en les minimisant ou en considérant qu'elles ne pourraient pas de toute manière se concrétiser ou bien en injectant dans l'analyse des conditions illusoires, des épiphénomènes, des deus ex machina qui contrecarraient ces concrétisations. Il s'agit alors d'un déni de réalité basée sur un biais d'aversion ou de confirmation.

Quoi qu'il en soit, l'un dans l'autre, nous ne considérons pas la situation telle qu'elle est et pourrait être, c'est-à-dire dans l'ensemble de son potentiel, mais de la manière qui nous arrange

Or négocier est précisément agir sur les conditions de potentialité d'une situation pour qu'elle se réalise d'une manière qui nous soit favorable ou bien qu'elle ne se réalise pas d'une manière qui nous soit défavorable. L'exercice exige une analyse objective, précise et fine de la réalité telle qu'elle est, et non pas telle que nous aimerions la voir.

Ne pas aboutir à un accord est une condition possible de condition de possibilité de la situation. Au lieu de participer ensemble à la situation, nous participons seuls ou en parallèle à la situation, cela en modifie les conditions de potentialité. Que peut-il alors advenir pour nous, pour les autres, pour le monde?

Ne pas se poser ces questions est ne pas imaginer une vie après un divorce pas exemple, ça serait considérer le mariage comme une fatalité et que les membres du couple sont condamnées à vivre ensemble pour toujours. Accepter qu'il soit possible de vivre en parallèle, de manière autonome, indépendante et responsable, c'est accepter de ne pas se mêler de la vie de l'autre après, c'est aussi accepter qu'un autre mode de relation avec l'autre est possible après. Accepter cette potentialité ne signifie pas que cela soit simple ou facile, cela signifie simplement que cela est nécessaire pour pouvoir considérer la situation telle quelle est réellement et y faire face. C'est ce qui se passe dans le processus de deuil. Accepter qu'il soit possible de vivre avec l'absence d'un être cher est la condition pour pouvoir vivre dans la situation telle qu'elle est maintenant. Cela ne signifie pas que nous ayons choisi cette situation, ni qu'elle nous est facile à vivre, ni que nous nous y résignons. Cela indique simplement que factuellement nous acceptons qu'il en est ainsi et que nous pouvons maintenant choisir en responsabilité ce que nous pouvons faire: c'est en somme le gage d'une liberté réelle et effective de choix.

L'entêtement d'attendre jusqu'à que la réponse nous soit favorable, souligne simplement que nous ne sommes pas en mesure de considérer la situation si la réponse était différente. C'est la marque d'un caprice qui considère que nous ayons un pouvoir que nous n'avons en fait pas sur la situation: ce n'est pas parce que nous l'exigeons qu'elle se conformera à notre volonté. Il faut accepter que le monde ne dépende pas que de nous. C'est aussi la marque d'une immaturité à ne pas pouvoir s'adapter à un changement, une nouveauté ou plus simplement à la réalité. Si la réponse est différente, si l'option qui se concrétise n'est pas celle sur laquelle nous avions misé, alors quoi? Que se passe-t-il? Qu'est-ce que je fais maintenant? S'adapter c'est trouver une manière, un moyen d'exprimer son potentiel dans des conditions différentes, cela commence par reconnaître et accepter ces conditions. Ne pas s'y préparer, ne pas envisager ces possibles c'est courir le risque de ne pas les mitiger et en définitive de favoriser leur survenue. Autrement dit c'est le meilleur moyen de "perdre" et de nous asservir nous-mêmes à ce que nous ne voudrions pas.

Pour résumer.

  • Cadrer la négociation pour border les conditions de l'échange et ce qui se passe en cas de rupture consensuelle sans accord négocié (par exemple si les partenaires ne viennent pas aux négociations) et fixe des contraintes (par exemple la date limite, les ressources, etc.). Quel est votre cadre de négociation? Que se passe-t-il lorsque ces limites sont franchies? Quelles sont les conséquences?
  • Pondération objectivement les options avec des critères indépendants, mesurables et vérifiables en troisième personne. Il ne s'agit pas de votre sentiment ou de ce que vous voudriez, il s'agit d'une déroulé potentiel de la situation à partir du moment considéré, en fonction de critères qui s'appliquer à l'ensemble des développements possibles de la situation, que cela nous plaise ou non, cela nous permet justement de nous positionner et de pouvoir agir de sort à favoriser certaines options souhaitables pour nous ou bien de mitiger ou de contrecarrer des options que ne nous paraissent pas favorables. Cette objectivation tend à corriger des biais d'aversion ou de confirmation. Quels sont les scénarios d'évolution défavorable de la situation? Que redoutez-vous le plus? Et si le pire se passait, alors que se passerait-il pour vous, pour les autres, pour le monde?
  • Considérer l'ensemble des possibles. Indépendamment de la pondération ou plus précisément, afin de permettre la pondération des options, il convient de dessiner l'ensemble de l'arbre des possibles accessibles à partir de la situation considérée. L'ensemble des possibles inclut même ceux que nous n'avions pas vus, conçus, voire imaginé. La différence entre le possible et le nécessaire et que tout possible n'est pas nécessaire et que tout nécessaire est possible, ou pour le dire autrement ce n'est pas parce qu'une option vous paraît pas nécessaire qu'elle est "impossible". Il se peut que vous tombiez sur l'exception qui confirme la règle. C'est rare, mais ce n'est pas impossible, même si vous l'aviez pondéré comme "improbable". Or les difficultés surviennent toujours lorsque nous l'avions pas imaginé qu'un possible n'était pas impossible. D'ailleurs, pourquoi joueriez au loto si vous considériez que vous ne pourriez jamais gagner? Que se passerait-il pour vous, pour les autres et pour le monde si chaque possible venait à se réaliser? Imaginer le pire (ou plus exactement, imaginer l'ensemble des conséquences de l'ensemble du spectre des possibles), permet de l'anticiper, de se préparer et de s'y adapter: de l'accepter lorsqu'il arrive. Ne pas le faire est succomber à un déni de réalité, ce qui est d'autant plus risqué lorsque l'on travaille en groupe avec des personnes qui se se ressemble, le fameux "groupthink" qui a conduit à l'aveuglement collectif de l'équipe de Kennedi et au fiasco de la Baie des Cochons. Que se passe-t-il si le possible que vous jugez impossible advenait?

En répondant à ces questions vous vous préparez à une négociation de sorte que quelle que soit de développement possible de la situation vous soyez en mesure d'agir suivant l'expression de votre propre potentiel et en toute responsabilité. C'est aussi un excellent moyen de préciser vos attentes et vos besoin, donc d'échafauder une stratégie pertinente et efficace pour vous donner les conditions d'exprimer votre potentiel et de contribuer à atteindre votre objectif.

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