L’école et la question des savoirs : et si tout n’allait pas de soi…

La Sorbonne - Grand amphithéâtre



Conférence prononcée par

Roger-François Gauthier[1]

les 12 et 13 septembre 2017

devant les étudiants de master1 MEEF de l’ESPE de Paris



















EXORDE : ARRETONS-NOUS UN INSTANT POUR PARLER….. 5

1.     PREMIERE PARTIE : RAPIDE TOILE DE FOND DES SAVOIRS DU MONDE. 7

1.1.      La Planète à l’école ?. 7

1.2.      Société du savoir, ou société de l’inconscience ?. 8

1.3.      Savoirs bien commun ou privatisation des savoirs ?. 10

2.     DEUXIEME PARTIE : LES SAVOIRS DE L’ECOLE DE FRANCE, BREVE HISTOIRE ET ETAT DES LIEUX. 11

2.1.      Les grandes traditions scolaires françaises. 12

2.1.1.       La tradition d’une école abstraite. 12

2.1.2.       L’école formatée. 14

2.1.3.       L’école indifférente aux savoirs. 15

2.2.      Petite histoire du socle commun. 16

3.     TROISIEME PARTIE : LES DEFIS DES SAVOIRS SCOLAIRES AUJOURD’HUI, EN FRANCE ET AILLEURS. 20

3.1.      Abstractions ou complexités du monde ?. 20

3.2.      La question de la vérité. 21

3.3.      Savoirs scolaires et savoirs du monde, quels rapports ?. 21

3.4.      Savoirs du clan, savoirs de l’humanité, question d’échelles…... 22

3.5.      Savoirs amoraux ou savoirs éthiques ?. 23

CONCLUSION : UN METIER DE COMBAT ! 24




Bonjour à toutes et à tous sur ce seuil de votre carrière ! J’ai accepté l’invitation, qui m’était adressée par le directeur de l’ESPE de Paris, de m’adresser à vous tous dans la solennité de ce cadre et de cette occasion, parce cette idée de prendre un moment pour parler avec vous, sur ce seuil où il m’est donné de vous accueillir, m’intéressait.

Qui suis-je pour m’adresser à vous ? Au fond peu importe et vos smartphones vous en auront déjà dit plus sur moi dans quinze secondes que je n’en sais moi-même ! J’aurais pu ou dû vous donner quelques mots clés, car vous êtes en droit, et même en devoir de vous interroger à propos de chacun de vos professeurs et intervenants sur la nature de sa légitimité à vous tenir tel ou tel propos. Je ne le ferai pas par manque de temps, mais aussi parce que j’espère, l’attitude intellectuelle qui sera la mienne pendant ma conférence me définira assez devant vous, sans qu’il soit besoin de propos de présentation.

Notre objet, en revanche ? Les savoirs ! Les savoirs en tant que question scolaire, que question qui intéresse l’école, que question qui vous intéresse vous ! Vous êtes en effet, ou vous serez des acteurs des savoirs, de leur diffusion parmi les enfants, adolescents et jeunes adultes de ce pays. L’état des savoirs dans la société française dans 10 à 20 ans dépend de vous, pas seulement de vous, mais notamment de vous ! Mais quels savoirs ? Diffusés à qui ? Décidés par qui ? Pour faire quoi ? Pour fabriquer quel monde ? Ah tiens ! Quelques questions déjà ?

Un premier choix s’offrait à moi : vous adresser une conférence, direction que j’ai finalement retenue en ce qu’elle répondait plus précisément à la demande qui m’était adressée, ou bien vous tourner le dos, demander qu’on remonte l’écran des expressions powerpointiennes, et commenter ensemble la fresque de Puvis de Chavanne ( ce n’est pas une fresque en fait, mais une toile peinte à l’huile et marouflée) qui est dans mon dos. Elle représente un état idéal des savoirs fantasmé il y a un siècle et demi. Pas un état de l’école, mais un état des savoirs humains. Et vous entrevoyez, malgré l’écran des expressions powerpointiennes, cette atmosphère édénique, joyeuse et paisible à la fois. Les différentes sciences sont là, bénies des dieux, et bonnes aux hommes. On peut imaginer une école à partir de ces peintures-là. Toutefois il est facile de voir que cet état paisible, confiant qu’une société jetait sur sa capacité de connaître est assez éloigné de toutes les inquiétudes d’aujourd’hui, venant des conséquences de la connaissance (un « progrès » mal maîtrisé), mais aussi de la connaissance même, de son développement démesuré et quasi autonomisé, comme nous le verrons. « Pierre » (c’est le prénom de Puvis de Chavanne !), « si tu m’entends, reviens nous peindre cela ! Pour nous aider à réfléchir…».

EXORDE : ARRETONS-NOUS UN INSTANT POUR PARLER…

 Vous êtes sur le seuil de votre carrière, je le disais. Alors entrons ! Entrons ! Qu’y a-t-il derrière la porte ? Comme chaque fois qu’on entre dans une pièce, inconnue, mal éclairée, on se raccroche à des choses simples, ou que l’on connaît un peu. Et les personnes qui sont dans l’institution éducative, moi le premier, nous allons d’un certain côté vouloir vous rassurer… En même temps, là, aujourd’hui, par politesse envers vous j’ai envie… non pas de vous inquiéter, mais de vous déranger. De vous dire de ne pas prendre pour argent comptant tous les propos rassurants qu’on va vous tenir sur l’école et votre métier.

Deux exemples, pour commencer.

On va par exemple vous persuader, pour vous rassurer, que vous entrez dans un ensemble institutionnel cohérent qu’on va vous désigner sous le nom que vous avez déjà entendu : vous allez travailler au sein d’un « système éducatif ». On va vous dire qu’il y a là un ensemble aussi parfait, complet, que ce que laissent voir les tableaux de l’ONISEP, par exemple, que vous connaissez certainement, avec des cases bien alignées de la maternelle au doctorat. Cela semble parfait : on quitte un niveau, on arrive dans un autre, il n’y a pas de décrochage, il n’y a pas d’échec sur les tableaux de l’ONISEP. La réalité pourtant n’est pas celle-là : on aimerait croire qu’existe ainsi un système parfait, alors que la réalité est différente. Si j’avais le temps, je vous raconterai l’histoire, qui est coupable de tout, pour vous montrer qu’entre l’enseignement supérieur universitaire, la maternelle, l’école primaire, le collège, le lycée, les grandes écoles, l’enseignement professionnel, tout cela s’est construit dans l’histoire sans dessein, mais au fil des décennies et de siècles.

Si vous doutez de l’importance de cette agrégation inconsistante d’ordres d’enseignement désunis, ayez seulement une pensée vers la simple difficulté à faire travailler ensemble au sein du cycle 3 les écoles et les collèges, regroupés dans le même ensemble ! Ou bien réfléchissez à l’accumulation des nuages et des mécontentements autour du passage du lycée à l’enseignement supérieur : APB ! Le passage d’un étage à l’autre est donc complexe ? Inutilement compliqué, même ! :« Il n’y a jamais eu d’architecte ! ». Voilà ce que je voulais vous dire là-dessus. Intéressant de savoir que la maison dans laquelle vous entrez, elle n’a jamais eu d’architecte. Cela ne veut pas dire que cela ne tient pas, mais c’est intéressant de le savoir. Et chaque partie du pseudo-système est plus souvent en indifférence voire en répulsion vis-à-vis des autres qu’en attraction sympathique.

Deuxième chose qu’on vous laisse croire à tort : vous entrez dans un métier que vous connaissez déjà en partie au fond, puisque vous avez été élèves ! Des professeurs en effet, vous en avez tant connus ! C’est peut-être même le métier que vous avez le plus fréquenté. Or tous ils vous ont communiqué quelques -unes de leurs certitudes. Parce que dans ce métier comme dans tous les métiers, pour se lever le matin il faut avoir quelques certitudes, bien sûr. Et vous en aurez aussi. Simplement, là, aujourd’hui, sur le seuil, en m’entendant, il est temps d’y réfléchir, d’en être conscient. D’être conscient par exemple que c’est sans doute de façon un peu rapide que vous vous serez laissé persuader de deux des certitudes, je reprends là des propos de François Dubet, sur lesquelles vivaient vos propres professeurs : que les savoirs qu’ils enseignent sont bons pour les élèves, libérateurs et émancipateurs, et que les notes qu’ils mettent sont justes. Oui, il est temps pour vous de ne pas reprendre sans les passer au crible du doute les certitudes de vos maîtres. Vous connaissez trop bien la maison, en somme ! Vous devez avoir conscience que vous entrez dans un monde dont on ne vous dira pas assez en fait à quel point il a été formaté, par l’histoire, par l’Etat, par votre enfance, par la culture scolaire dans laquelle vous avez baigné. Alors attention : distance vis-à-vis de ces formatages ! Souvenez-vous que ce sont des constructions, mais laissez la porte ouverte à d’autres constructions possibles. Ne vous laissez enfermer ni par le passé ni par l’école : le monde est là, les savoirs, les enfants : l’école est au service de ces rencontres, l’école n’est jamais la justification de l’école.

Nous allons donc tenter d’avancer dans une réflexion libre que je vous propose sur la question des savoirs. Je vous propose (l’ordre inverse aurait été totalement envisageable aussi) que pour commencer nous regardions un peu ce que peut-être pompeusement j’ai appelé le paysage mondial des savoirs et de l’éducation. Puis je vous parlerai de la France, de sa longue histoire et de l’histoire récente, presque actuelle, sur cette question des relations entre les savoirs et l’école. En fin j’évoquerai quelques questions bien vives posées aujourd’hui, et que vos élèves, explicitement ou non, se posent et ne manqueront pas de vous poser à propos de « ce qu’ils apprennent à l’école ».

1. PREMIERE PARTIE : RAPIDE TOILE DE FOND DES SAVOIRS DU MONDE 


Et là, tout de suite, la première question : l’école de France doit-elle se soucier de ce qui se passe ailleurs ? N’est-elle pas d’abord une aventure nationale ?

1.1.   La Planète à l’école ?

Oui, bien sûr, l’éducation est largement une affaire nationale, et elle l’est longtemps restée presque exclusivement, au moins dans l’esprit populaire. On se souvient toutefois des questions posée en France après la défaite de 1870 : et si nos « ennemis » étaient mieux formés par leur école ? On se souvient de l’inquiétude des Etats-Uniens aussi quand les Soviétiques lancèrent le Spoutnik : et si leur système d’éducation était meilleur que le système des Etats-Unis ? Mais en dehors de quelques cas, nous étions alors très éloignés de la situation contemporaine, qui, vous le savez, nous montre que nos systèmes scolaires se sont mis en compétition internationale sur les performances ou la qualité de leurs écoles. Vous connaissez tous par exemple les enquêtes PISA de l’OCDE et vous savez avec quelle inquiétude les gouvernements en attendent les résultats…

Mais allons plus loin : le paysage mondial des savoirs scolaires c’est plus que l’inquiétude des gouvernements. Il faut bien voir que l’angoisse de tous est devenue le terrain quotidien de l’école dans tellement de pays du monde. Les familles sont angoissées par le passage de leurs enfants à l’école, elles communiquent cette angoisse à leurs enfants, et tout cela donne différents phénomènes parasites de l’éducation, comme cette Shadow Education, pour reprendre l’expression du chercheur de Hong Kong Mark Bray, qui observe que dans tous les pays du monde se multiplient les cours du soir, les soutiens divers, qui finissent par devenir pour beaucoup de familles plus stratégiques en termes de réussite scolaire que les cours officiels de la journée.

Allons plus loin : il est devenu difficile de parler aux familles et aux ministres, en bien des cas, d’autre chose que de compétition. La Terre est devenue un vaste concours scolaire. L’expérience humaine privilégiée est celle d’écuries ou il faut être le meilleur selon une hiérarchie souvent assez caricaturale de compétences dont il faut faire montre. Quant à apprendre à vivre bien avec autrui, quant à apprendre par goût et par plaisir plutôt que pour satisfaire à des exigences de sélection, cela passe au second plan.

Et tout cela est mondial. Voilà, c’était mon premier point : la planète à l’école, elle m’inquiète, elle doit vous inquiéter.

1.2.   Société du savoir, ou société de l’inconscience ?

Je m’arrête maintenant (nous sommes dans des généralités pour l’instant) à une expression qu’on entend souvent et qui ne peut pas ne pas interpeller quand on s’occupe ou qu’on va s’occuper d’éducation : l’expression de « société des savoirs ». A priori l’expression est plaisante : les savoirs humains auraient pris l’avantage, à la face de l’humanité, sur quoi ? Sur l’ignorance, les préjugés, les erreurs… on peut même se demander quelle part reste à l’école, si c’est la société dans son ensemble qui met les savoirs au centre…

Certes on sait qu’une vision étriquée du rapport des humains au savoir, quand le temps des apprentissages semblait se limiter au temps de l’enfance, est périmée, on sait que le long life learning est désormais devenu la condition humaine même.

Mais il ne s’agit pas centralement de cela. Parler de société des savoirs c’est proposer que toute l’espérance de maintien et de survie de l’humanité dépende du développement sans fin des savoirs et des techniques. L’expression est étrange d’ »ailleurs, car au fond ce sont plutôt les sociétés anciennes qui vivaient sur un corpus de savoirs intangibles, alors que depuis la Renaissance européenne, au moins les sociétés sont plutôt conscientes de leur ignorance.

Mais qu’est-elle cette société des savoirs, en dehors de ce discours sur le développement sans fin et obligatoire des savoirs et des techniques ?

Justement, vous devez là aussi aller un peu plus loin. Et savoir que cette société des savoirs est d’abord celle de savoirs terriblement éclatés, spécialisés, faite de réunions éphémères, quelque gig economy de la connaissance. Savoirs non seulement essentiellement insérés dans une recherche permanente de profits, pour ceux qui les élaborent ou les détiennent, mais aussi savoirs qui sont étrangers à tout questionnement d’éthique. Je ne sais pas s’il faut suivre Marcel Gauchet qui dans Le Nouveau Monde nous dit même qu’il n’y a que trois catégories de savoirs désormais valorisés et que ce sont eux qui se développent : les savoirs des sciences dures et techniques reliées, les savoirs sur l’efficacité économique et les savoirs du droit, c’est-à-dire de l’individu, seul dans la jungle du reste.

En tous cas vous entrez dans ce métier avec certains rêves au cœur, peut-être sur un savoir humaniste, émancipateur, à visée de bonheur, même… Or vous êtes dans un monde où les savoirs sont du côté de ce qui va tout seul dans une course folle, de ce que personne ne maîtrise, de ce dont personne ne tente la synthèse, de ce que personne ne peut interroger d’un point de vue éthique, d’un énorme morceau d’inconscience, en somme.

1.3.   Savoirs bien commun ou privatisation des savoirs ?

Nous avons tous baigné, ce fut notre entrée au monde, à vous comme à moi, dans une idée de ce que pouvait être l’école, en gros inspirée par l’esprit des Lumières. Un idéal de diffusion des savoirs, censés libérer les hommes, censés même contribuer à une unanimité des hommes. Beaucoup de politiques du XXème siècle, qu’il s’agisse du rêve socialiste, de la fondation de l’UNESCO ou des politiques des Etats qui accèdent à l’indépendance dans les années 1960 ont été des variations et fugues sur cette « modernité », comme nous le rappelle encore Marcel Gauchet[2] : l’école faisait partie au premier rang des lendemains qui pouvaient chanter, sur cette base inspirée des Lumières. Les savoirs qu’elle dispensait étaient des savoirs publics, relevant d’un bien public, souvent définis par l’Etat.

Or comment ne pas voir combien nous sommes éloignés de cet état : pour divers motifs la notion de « public » a été de plus en plus critiquée depuis 40 ans. L’éducation n’y a pas échappé : les savoirs sont d’abord inscrits dans un cadre où leur élaboration dépend de plus en plus souvent des demandes du monde économique, qui les crée lui-même en permanence. Ces savoirs répondant à des « utilités » sont de plus en plus segmentés, leurs producteurs ou commanditaires n’ayant plus la perspective de produire « un » savoir consciemment unifié. Les savoirs eux-mêmes sont objets de marchés, les brevets étant devenus la marque la plus tangible de l’activité humaine, mais ces savoirs aussi sont au centre de phénomènes, d’ailleurs complexes, d’individualisation. Il n’est plus question de synthèse, ou plutôt il y a cette idée que ce gouvernement des savoirs ne relève pas de quelque puissance publique, mais du marché : Friedrich von Hayek , l’un des fondateurs de ce qu’on appelle en France le néo-libéralisme, ne déclarait-il pas que « in a system in which the knowledge of the relevant fact is dispersed among many people, prices can act to contribute to coordinate the separated actions ». Alors bien sûr, j’entends et je vois qu’il y a des mouvements inverses de mises en commun, sur mille forums et blogs, de savoirs qui circulent de façon en apparence généreuse. Mais dans tous les cas il y a cet aspect relativement aléatoire et non maîtrisé de tout cela. La liberté y trouve-t-elle son compté ? Et l’équité ? Je ne sais pas, même si j’ai de forts doutes. En tous les cas il s’agit d’un paysage qui est éloigné du fond d’écran hérité des Lumières, qui nous parlait de la diffusion de savoirs bien public comme d’une responsabilité publique. Le paysage dans lequel vous entrez est devenu un peu particulier sur le couple savoirs public/privé, vous devez avoir aussi cela en tête : cela fait partie de la condition des savoirs au monde aujourd’hui.

2. DEUXIEME PARTIE : LES SAVOIRS DE L’ECOLE DE FRANCE, BREVE HISTOIRE ET ETAT DES LIEUX

Laissons si vous voulez ces perspectives des savoirs du monde, que j’ai évoquées à grands traits, en attirant votre attention sur trois phénomènes en partie mêlés, que j’ai retenus parmi d’autres : l’angoisse autour de la Planète à l’école, l’inconscience des savoirs et la privatisation des savoirs.

De retour à la face française des choses, je diviserai mon propos en deux parties : vous dire, tout de même, ce qu’on ne vous dira pas, parce qu’au fond j’ai envie de vous dire là ce que j’aurais tant aimé qu’on me dise quand j’étais à votre place, et qu’il m’a fallu longtemps pour me construire, pour tenter de comprendre. Vous dire donc dans les très grandes lignes, ce qu’est cette école de France, ce qu’elle signifie, dans ses traditions historiques nombreuses, du point de vue des savoirs qu’elle enseigne, à un moment d’une histoire déjà ancienne et riche.

Dans un second temps je ferai une focale sur les dernières années et vous donnerai quelques éléments d’éclairage sur cet objet spécifique des savoirs scolaires qui s’appelle le « socle commun ».

2.1.   Les grandes traditions scolaires françaises

Parmi d’autres choix que j’aurais pu faire, là encore, j’ai retenu trois traits : une école abstraite, une école formatée, une école indifférente aux savoirs. Ces sous –titres ne font pas sens pour vous à ce stade, nous espérons que dans un moment je parviendrai à me faire comprendre…

2.1.1.       La tradition d’une école abstraite

Comment me faire comprendre, en peu de mots ? Vous devez savoir que les bases de l’existence même d’écoles, dans nos pays, ont été jetées par la religion chrétienne et que cette école-là n’est pas née du tout pour transmettre des savoirs, mais pour convertir ! Pas pour parler du monde, mais pour préparer à l’autre monde ! Voilà : le pouvoir de l’Eglise a évolué au fil du temps, mais l’école sous son joug visait une conversion religieuse, c’est-à-dire qu’elle s’adressait initialement plus à l’âme qu’à la capacité de connaitre ou de raisonner.

Vous vous demandez quel est l’intérêt de se souvenir de cela en 2017 ? En effet, vous savez bien quelle a été l’histoire de la perte du pouvoir idéologique de l’Eglise, notamment à partir des idées des Lumières… Alors, finie la conversion ? Non, pas du tout : en effet, on peut dire que cette école qui s’adressait à l’âme avec comme objectif d’en faire un bon chrétien a mis à la place la référence à la science, avec l’idée que la connaissance aussi s’adressait à l’âme, pour viser aussi une conversion, la conversion vers l’esprit scientifique et ce qu’on a appelé l’émancipation, c’est-à-dire la libération. Quelle finalité ambitieuse et grandiose, si l’on veut ! Or on vit toujours sur cette idée de savoirs libérateurs et de cette fonction libératrice de l’école, par rapport à l’ignorance, aux préjugés, aux traditions etc.

Vous devez vous dire que j’enfonce des portes ouvertes, parce que précisément toute école a cette fonction d’émancipation… Faux ! Vous le croyez parce que vous n’avez pas d’autre expérience de grandes organisations pédagogiques, mais si j’avais le temps, je vous montrerais, et c’est par exemple John Dewey qu’il faudrait relire ensemble, que l’école étatsunienne n’a pas du tout pour objectif d’amener une conversion des âmes, mais plus simplement de permettre à la société de se construire. Si j’avais le temps je vous évoquerais les grands traits de l’école chinoise, qui depuis que Confucius l’a dessinée, vise non l’émancipation, mais le respect d’un ordre du monde, avec une place pour l’empereur, pour les savoirs, pour les maîtres mandarins.

Alors il faut savoir cela : de sa tradition grandiose de conversion de l’âme, l’école de France a tiré certaines de ses caractéristiques. Durkheim, dont je suis là le cours L’évolution pédagogique en France, nous montre bien comment, tandis que dans les finistères catholiques de l’Europe, l’école resta longtemps tournée vers des abstractions, celle de la langue qui est réputée le microcosme de la création, celle de la dialectique qui fleurit si longtemps dans les lieux-mêmes où nous sommes, celle même de la raison cartésienne, dans les pays protestants de l’Europe du centre, et c’est le tchèque Comenius/ Komensky qui nous le dit, on demandait de faire apprendre non pas à partir des livres, mais à partir du monde réel, de la nature, des chênes et des hêtres des bois.

On n’a pas idée à quel point ce tropisme intellectualiste de l’école française a eu des répercussions profondes : cette école idéalisée dans ses finalités ne voulait pas avoir à faire à des enfants, qui sont des morceaux de réalité, mais seulement à des « élèves », une abstraction de l’enfant à laquelle on reconnaissait seule droit de cité à l’école. Du même coup, il s’agissait de ne s’occuper que de l’instruction de purs esprits, et non de l’éducation d’enfants que l’école ne concernait pas. Retenez ce qui est aussi caractéristique : cette séparation éducation instruction, héritée de Condorcet, et dont on est à peine en train de revenir. Je cite à nouveau John Dewey l’étasunien : « the moral purpose of the school is universal and dominant in all instruction, whatever the topic ». Comment peut-on être plus éloigné des perspectives françaises? Percevez seulement ces écarts et découvrez vos spécificités inconnues.

2.1.2.       L’école formatée

Continuons d’avancer à grands pas, d’une façon que l’horloge qui tourne rend presque caricaturale… L’école française sans doute excessivement intellectualiste a eu d’autres aventures : elle a été comme on dit « centralisée » par tous : les religieux, Napoléon, la République. Ils s’y sont tous mis ! Tous sont d’accord pour que l’école soit définie nationalement (internationalement pour les Jésuites), en tous cas pas laissée à la liberté des écoles elles-mêmes. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, je veux vous le rappeler : l’Etat, ou auparavant l’autorité centrale d’ordres religieux, estiment qu’il leur appartient de faire la carte des savoirs à enseigner, et ce fut par exemple à la fin du XVIème siècle le fameux plan d’études, ratio studiorum, des Jésuites. Puis ce fut l’université napoléonienne, qui par exemple imagina les « corps » de professeurs tels qu’ils existent. C’est-à-dire qui découpa les savoirs en disciplines et en corps de professeurs d’une façon qui nous structure encore. Pourquoi faut-il qu’il y ait des professeurs de ceci ou de cela, définis une fois pour toutes ? Pourquoi ce formatage ? Il faut savoir cela : les savoirs que vous enseignerez, vous vous imaginerez qu’ils sont la libre émanation des sciences, alors que vous les enseignerez dans le cadre de ce formatage-là. Parce que l’Etat a dessiné les disciplines et vos spécialités comme cela, et qu’il est très difficile ensuite d’y toucher.

2.1.3.       L’école indifférente aux savoirs

Ma dernière approche dans ces perspectives cavalières sur les traditions scolaires françaises : après l’intellectualisme, après le formatage général des savoirs, un troisième point qu’il me sera plus difficile de vous faire comprendre, parce que vous ne vous y attendez as et que vous ne le voyez pas, tout en ayant depuis toujours le nez dessus.

Il y a un autre trait de l’école française par rapport aux savoirs que j’aimerais vous faire très rapidement… je ne dirais pas découvrir, car je n’ai pas le temps, mais vous signaler.

Amusez-(vous à demander à un jeune anglais, qui sort de l’équivalent de notre collège, ou de notre lycée, s’il « a eu » son brevet (General Certificate of Secondary Education, GCSE, O level) ou son baccalauréat (A level) : vous serez surpris de voir que votre question , si claire dans le cadre français, n’a pas de sens pour lui.

Pourquoi ? Parce que vous découvririez en particulier qu’il obtient des certificats dans un certain nombre de disciplines, mais qu’il ne vient à l’idée de personne de les agréger au sein d’un diplôme qui mélangerait les capacités de l’élève en physique et ses talents en anglais ou en histoire. Donc un examen anglais c’est un pluriel, et le lycéen vous dira qu’il a obtenu le A level à tel grade dans tels et tels enseignements qu’il aura choisis.

La tradition française, qui peut s’expliquer, tout à l’origine ayant sa justification, est très différente : on a cette idée que le résultat à un examen s’établit non pas sur le constat incontestable de telle ou telle connaissance ou compétence, mais à partir de la moyenne arithmétique entre les notes obtenues dans des champs du savoir qui n’ont rien à voir entre eux. Plus ou moins de 10/20 au total, en « moyenne » va décider du sort du candidat. C’est quand même très étrange de se dire que des compétences en anglais vont pouvoir compenser des carences en mathématiques, qu’une note en physique ou en productique va compenser une incapacité à écrire de façon convenable un texte en français.

Cela ne vous a jamais surpris ? Comment mépriser davantage les savoirs et les apprentissages des élèves ?

Le problème est que cette démarche selon la moyenne s’est répandue bien au-delà des examens, par exemple dans les décisions des conseils de classe pour les orientations, et que je vois dans les collèges en particulier des élèves, souvent ceux qui rencontrent le plus de difficultés, des élèves qui ne me parlent que de « la moyenne », et non de ce qu’ils apprennent.

Alors voilà : tel élève a des carences, mais il accède à la classe suivante grâce à sa moyenne. Mais ses carences, qui sont ainsi amnistiées, il va les traîner avec lui et elles lui poseront des problèmes plus tard. Qui s’en soucie ? Saviez-vous que l’école en France méprisait ainsi les savoirs ?

Sur la moyenne j’ai une question à vous poser : un pilote d’avion a passé une sélection. Il a été jugé excellent sur le simulateur pour sa maîtrise parfaite des opérations de décollage des avions gros porteurs. Parfait : 20/20. Mais il a été jugé totalement incapable de réaliser les opérations d’atterrissage et de poser un appareil. Inacceptable : 2/20. Moyenne :11/20. Question : vous montez avec ce pilote ?

2.2.    Petite histoire du socle commun

Alors bien sûr ce paysage que nous venons de décrire, en privilégi       ant quelques traits au détriment d’autres n’a pas laissé les acteurs sans réactions. Dans les dernières années du siècle précédent, en effet, les effets d’une massification mal gérée du collège (années 1970), puis du lycée (années 1980) a pour conséquence l’apparition d’un phénomène qui jusqu’ici n’était décrit qu’au plan individuel (le « mauvais élève », qui s’était substitué lui-même au « cancre ») : l’échec scolaire. Beaucoup d’élèves passaient de longues années sur les bancs d l’école sans en retirer un véritable bénéfice, ni pour eux-mêmes, ni pour leur insertion professionnelle. En 2005, suite à un grand débat national conduit alors à la demande de Jacques Chirac, président de la République, il est décidé, par la loi de 2005, d’innover assez radicalement sur cette question des savoirs scolaires en introduisant l’idée de définir la scolarité obligatoire (avant 16 ans), par la nécessité que chaque élève atteigne un « socle commun de compétences ». Vous devez bien comprendre ce qui était derrière une idée :

·     Non plus une liste de disciplines, chacune organisant un certain nombre de savoirs, mais une liste de grandes compétences désignant ce que chaque élève devait maîtriser ;

·     Maîtriser non pas par rapport à des savoirs académiques, mais par rapport à lui-même, à son développement personnel, à la suite de ses études, à ses visées professionnelles ultérieures.

·     Ces savoirs ne sont pas des savoirs dont l’important est la seule mémorisation, mais la capacité des élèves à en percevoir le sens et à les réinvestir dans des situations où ils en font des ressources pour l’exercice de compétences.

Je n’ai pas le temps de vous raconter tout, que cette idée était sans doute intéressante, qu’elle pouvait sans doute amener sur l’approche des savoirs à l’école une situation nouvelle, permettant de sortir des chemins trop étriqués de l’histoire. Permettant de déclarer hors la loi ce monstre insupportable de l’échec scolaire ! Que l’école, le lieu géométrique des apprentissages humains puisse en effet être un lieu d’échec, et de mal à vivre, pour les petits des hommes, cela ne vous scandalise pas ?

Sachez seulement que l’institution, pour des motifs que j’ai expliqués ailleurs, mais sur lesquels je n’ai pas le temps de revenir, a échoué à faire ce que disait la loi… et que ce socle commun n’était pas vraiment en place en 2012, sans doute pas vraiment non plus au moment où je vous parle.

Pourtant, pourtant, pourquoi je vous en parle ? Parce que dans les années qui viennent vous allez tous en entendre parler et que vous devez savoir ce que c’est et, si vous permettrez, « comment ça se mange » !

Ce socle commun auquel vous aurez à faire, de l’école maternelle au lycée (mesdames et messieurs les futurs professeurs de lycée c’est aussi votre affaire, le socle commun, puisque c’est justement l’équipement de base que tous vos élèves vont avoir !), vous devez en savoir quoi, au minimum ?

·     Il s’appelle désormais (loi de 2013) « socle de connaissances, compétences et culture ». Ah c’est intéressant ! « Culture » ! Vous entendrez qu’il y a eu beaucoup de difficultés de la part de certains de vos collègues sur ce mot de « compétences », qui, pour eux, semblait s’opposer aux « savoirs », et provenir du monde économique. Avec « culture », c’est différent ? Qu’est-ce qu’une culture ? Eh bien c’est la façon, imaginez-vous, dont aujourd’hui, la République définit les objectifs de la scolarité obligatoire. C’est-à-dire un rapport au monde fondé sur des savoirs et permettant à la fois de comprendre le monde et d’y agir ! Pas « connaissances », ni « compétences » : au-dessus des deux, la fonction même de l’école, que les élèves puis les adultes soient avec le monde et leur vie dans un rapport informé par les savoirs humains…

·     Il est censé être commun à tous, et cela est important. Non seulement parce que c’est bien la garantie d’un socle qui peut concrètement définir le bagage d’équipement égalitaire, donc le fondement épistémique de l’école démocratique. Pas rien cela, vous aurez, professeurs des écoles et de collèges à agir professionnellement pour garantir ce bagage commun. Et tout aussi important, parce qu’il est commun, et non pas éclaté entre tous les savoirs des clans, des classes, des castes, mais ce qui constitue le terreau de l’échange dans une société, ce que nous devons partager pour construire des chances de vivre ensemble en nous comprenant ;

·     Il n’a pas été construit à partir des disciplines, mais à partir de cinq grands domaines de culture, justement, et on a demandé aux « disciplines », alors mais alors seulement, quelle pouvait être leur contribution à la construction du tout. Se préoccuper du tout avant de se préoccuper des parties, pas idiot, non ?

·     Il n’a pas été fabriqué par des gens de l’éducation nationale seuls, mais par un conseil (Conseil supérieur des programmes), fait de personnes de la société civile (grand médecins, grands responsables de mouvements associatifs, par exemple ATD Quart monde) et d’élus des divers partis politiques parvenant au-dessus de leurs divergences à se soucier de l’intérêt général.

Quant à vous parler là du contenu de ce nouveau socle, je ne le peux pas, sauf à lancer quelques mots, quelques questions : l’oral, pourquoi tellement dévalorisé en France dans les apprentissages ? Ou encore la subjectivité de l’enfant ou de l’adolescent, quand lui apprend-on à la connaître, à la maîtriser ? Ou encore apprendre à travailler et à apprendre, on le lui apprend quand ? Ce sont seulement quelques entrées que je n’ai pas le temps de présenter.

3.  TROISIEME PARTIE : LES DEFIS DES SAVOIRS SCOLAIRES AUJOURD’HUI, EN FRANCE ET AILLEURS

J’aimerais maintenant de façon tout aussi partielle m’arrêter à quelques questions qui se posent autour des savoirs que l’école enseigne et que vos élèves ne manqueront pas de vous poser. Ces questions ne relèvent pas d’une discipline, mais sans doute de toutes.

3.1.    Abstractions ou complexités du monde ?

C’est un point important, déjà. Ce qu’enseigne l’école, cela ressemblera à la vie, dans ses complexités, avec mission d’essayer de comprendre les phénomènes, ou bien cela sera le règne de constructions du savoir, appelées « disciplines », qui ne donnent pas accès à la globalité ?

« Apprends ! parce que cela t’ouvre telle partie du monde ! », ou bien « apprends ! parce que c’est au programme de telle discipline dans laquelle tu seras noté ! » : que direz-vous à vos élèves ?

Pour vous c’est une question, car vous entrez souvent dans ce métier avec une identité souvent d’abord disciplinaire. Mais avez-vous réfléchi ? Serez-vous d’abord « professeur », puis ensuite on va dire « de mathématiques » ? Ou bien serez-vous un matheux ou une matheuse qui enseigne les maths ? Si j’avais le temps, je vous conduirai, dans la foulée de quelques auteurs, à découvrir à quel point ces disciplines qui pour vous souvent vont de soi, sont en fait des artefacts chargés d’histoire, de politique, d’idéologies etc. Je vous dirais aussi pourquoi elles peuvent être utiles, à condition qu’elles apprennent à échanger mieux entre elles. Qu’elles ne se referment pas sur elles-mêmes et surtout qu’elles aient cette conscience de n’être que des outils qui ne donnent accès qu’à la partie, pas au tout.

Elles sont là une méthode pour comprendre le monde et y agir et non pas pour faire écran entre les élèves et les complexités du monde.

3.2.    La question de la vérité

Question délicate. Mais les élèves ont cette exigence : « c’est vrai ? ». Je crois que vous ne devez pas avoir peur de ce mot. Au contraire ! Que ce soit votre flambeau ! Bien sûr l’ensemble de ce que vous apprenez répond à une exigence de vérité, différemment construite selon les champs, mais chaque fois dressée contre les préjugés et les opinions.

Chaque fois avec cette idée qu’elle n’est pas révélée, la vérité que vous mettez en avant, mais construite et quelle n’est bien sûr jamais définitive.

Les développements contemporains sur les théories du complot ou les déferlantes de fake news rendent ces mises au point sur la notion de vérité indispensables comme jamais.

3.3.    Savoirs scolaires et savoirs du monde, quels rapports ?

Oui, une des questions elle aussi importante c’est de se demander : au fond, ces savoirs que j’enseigne, sont-ils les mêmes que ceux qui ont cours ailleurs qu’à l’école ? L’école joue-t-elle le même rôle que tout (livres, sites sur la Toile, blogs, médias, temples, universités, etc.) ce qui fait circuler des savoirs ?

Là je crois que la direction peut être assez claire : nos élèves savent et apprennent plein de choses hors de l’école. Cela a toujours été le cas, mais c’est plus flagrant. Dans le monde-même, innombrables sont les savoirs circulants, sur internet, dans la presse, dans les églises, les associations, sous d’innombrables plumes ou caméras. Une erreur serait que vous vous fermiez aux savoirs de vos élèves ! Ils connaissent cela, il faut le prendre en compte ! Sans mépris : savoirs du monde, savoirs familiaux, savoirs des groupes, savoirs religieux, savoirs ethniques, savoirs idéologiques, tous ont une réalité.

L’autre erreur serait de manquer de situer ce que l’école enseigne par rapport à ces savoirs du monde, à cette diversité sans limite ni garantie. L’école enseigne des savoirs, dont elle peut dire, dont vous aurez à dire d’où ils viennent et pourquoi elle les a retenus, mais tout autant elle est capable de faire la carte des savoirs qu’elle n’enseigne pas, en en dévoilant le statut, en en montrant les différences de positionnement dans le champ de la connaissance humaine.

Les savoirs scolaires doivent avoir une fonction de surplomb au- dessus de tous les autres ; à l’école on doit apprendre à apprendre y compris ce qu’on n’y apprend pas. L’école a sa justification par sa position de surplomb sur les savoirs.

3.4.    Savoirs du clan, savoirs de l’humanité, question d’échelles…

Autre question : faut-il enseigner l’histoire de France ? Clovis ? Jeanne d’Arc ou bien l’histoire du continent européen, ou bien l’histoire de sa région, ou bien celle de l’humanité ? Même chose pour la littérature, les langues etc.

Régulièrement des gens s’affrontent et s’étripent sur ces questions patrimoniales. Réponse impossible !

Réponse impossible sauf si on essaye de partir des élèves et de réfléchir au monde dans lequel ils vivent et vont vivre. Bien évidemment un monde à échelle plurielle ! Bien évidemment un monde où nous devons apprendre à naviguer entre des échelles locales, familiales même, régionales, nationales, continentales, avec sur quantité de questions aussi une échelle planétaire qui s’impose comme indispensable.

J’aurais pu ne pas aborder cette question, tant cela semble aller de soi. Je l’ai fait parce que les préjugés des hommes sont tels que ce bon sens du croisement des échelles est souvent oublié au profit de la préférence donnée à l’une ou l’autre…

3.5.    Savoirs amoraux ou savoirs éthiques ?

Un savoir est une assertion qui n’a pas d’âme par elle-même. Les nazis développaient tout un ensemble de savoirs, mais il en va de même de toute activité humaine fondée sur la connaissance.

Le risque existe, en permanence, que les savoirs humains, ainsi que les techniques dont ils permettent le développement, ne soient pas interrogés sur les fondements moraux et les effets de leurs pratiques.

Le vieil aphorisme de Rabelais « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » n’a jamais été aussi précieux que dans le cadre actuel des développements scientifiques. C’est-à-dire que votre enseignement ne devra jamais être scientiste, c’est-à-dire prendre la science comme une religion qui s’autojustifierait sans en questionner les fondements pour l’homme. Votre enseignement ne devra jamais être non plus culturiste, c’est-à-dire prendre un certain état culturel relatif à une société et défini à un moment de l’histoire et dans tel pays comme universel pour autre chose que comme un arrangement historique qui devra être interrogé.

A partir du moment où tout savoir fait sens, il semble possible et indispensable de l’interroger sur la valeur éthique de ce sens. La valeur éthique d’un savoir doit être évaluée non pas dans l’absolu, mais par rapport à un public auquel ces savoirs sont destinés. On tiendra pour irresponsable, et donc pour éthiquement inacceptable un savoir qui ne participera pas de l’émancipation de ceux auxquels on le destine. Or il faut justement leur montrer toutes les menaces de savoirs qu’ont abandonnés toute préoccupation éthique dans le monde contemporain, réfléchir à la religion des Big Data ou des algorithmes par exemple.

Si la question de l’éthique des savoirs et techniques n’est pas posée autour des savoirs scolaires et dès l’école, elle ne le sera pas ensuite dans une société de l’inconscience, des hyperspécialisations et lobbies financiers qui président trop souvent à la recherche scientifique.

CONCLUSION : UN METIER DE COMBAT !

Vous avez compris, j’espère que ces questions ont malgré tout leur gravité !

Ou bien en effet les savoirs que vous enseignerez dans dix ans ou plus seront des savoirs éclatés, entre lesquels l’école ne se sentira plus responsable de faire la synthèse, qui proclameront le relativisme généralisé, qui seront asservis par l’information la plus éphémère et la moins contrôlée, dans des pays où les postes et les places seront distribués non pas à la suite d’examens transparents, mais selon des algorithmes opaques, et là vous aurez des savoirs scolaires sans responsabilité publique.

Ou bien le niveau politique, que ce soit celui des Etats ou d’autres niveaux, considérera qu’il est de son devoir absolu, quasi régalien, de s’assurer que les savoirs humains soient diffusés à tous, d’en garantir le contrôle scientifique et l’usage à leur égard du regard critique, de demander que les savoirs diffusés soient responsables, de ce qu’ils apportent à la personne, à la vie collective, mais aussi au sens qu’ils prennent par rapport à l’humanité…Alors votre métier prendra un autre sens.

C’est peut-être même là qu’il prendra ou reprendra son sens. En effet, si ces questions ne sont pas nouvelles, elles se posent de façon redoutablement urgente aujourd’hui, avec un enjeu majeur et pressant pour la ou les sociétés humaines contre l’ignorance (à laquelle vous opposerez la diffusion des savoirs), la captation (à laquelle vous opposerez la recherche de la liberté de penser), et l’inconscience (à laquelle vous opposerez une préoccupation éthique constante),

Alors là vous pouvez sans doute apercevoir en quoi, sur les questions relatives au savoir, votre métier est un métier qui est au cœur des enjeux.

Conclure ? Conclure ? Pas facile de conclure ! Au-dessus de tout, que vous proposerais-je de mettre ? De quoi parlons-nous, au fond, quand nous parlons de savoirs. Pourquoi savoir ? Pourquoi partager des savoirs humains, au fond ? Si nous hésitons à le dire, nous ne méritons pas de faire ce métier.

Parce qu’il s’agir finalement de croire en la valeur suprême : la liberté de penser. Je rappellerais rapidement que la liberté de croire est un donné, on croit ou non, librement ! Tandis que la liberté de penser se construit, pas à pas, avec l’aide des savoirs, de la raison, grâce à l’interaction avec autrui, aussi. Alors si vous êtes capables d’inscrire durablement votre métier contre vents et marées, contre ces vents et ces marées dont j’ai fait un peu trop rapidement ici le bulletin météo, si donc vous êtes capables d’inscrire en haut de la page de votre métier la liberté de penser, alors vous ferez une œuvre dont la nécessité s’imposera à vous. Si vous prenez l’enseignement comme un métier de combat… un métier de combat, de ce combat-là ; alors vous percevrez que vous avez en fait une fonction à une échelle qui nous dépasse individuellement, celle de l’humanité, mais aussi qu’en outre, dans la foulée, ce que je vous souhaite ardemment pour finir, vous serez heureux !


 





[1] Professeur associé de politiques éducatives comparées à Paris Descartes, inspecteur général de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, membre du Conseil supérieur des programmes, expert international en éducation.

[2] Gauchet, Marcel, Le Nouveau Monde, Gallimard 2017



Seraphine Ouedraogo

Chargé d'études chez DGESS

7 ans

Merci pour le partage!

Françoise C.

Psychologue de l’Éducation Nationale Numéro Identifiant RPPS : 10009599357/ ADELI 339307308, Hors Classe, Docteur en Neurosciences de l'Université de Bordeaux

7 ans

Merci pour ce partage.

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