La décroissance n’est qu’un préalable inévitable pour atteindre une autre forme de croissance
Les défenseurs de la croissance et ceux de la décroissance s’affrontent aujourd’hui dans une critique réciproque qui confine au dialogue de sourds. Avant toute chose, il est capital de préciser que la croissance et la décroissance dont il s’agit ici sont celles du PIB, l’indicateur majeur toujours sous-entendu dans les discours économiques et politiques. L’enjeu de ce désaccord est celui d’une remise en cause du modèle économique capitaliste. Nombreux s’accordent aujourd’hui à le reconnaître responsable de la crise écologique, notamment parce qu’il s’est construit sur un modèle productiviste nourri par l’extraction des ressources de la planète sans tenir compte de ses répercussions sur l’environnement et les écosystèmes. L’impossibilité mathématique de poursuivre indéfiniment une croissance matérielle dans un monde fini, c’est-à-dire disposant de ressources limitées, a conduit de nombreux penseurs, depuis près d’un demi-siècle, à préconiser la décroissance, la jugeant inévitable[1], [2], [3], [4].
Les défenseurs de la croissance, qui ont façonné l’élite dominante aujourd’hui, défendent autant la croissance, comme modèle économique, que le maintien de leur statut privilégié en son sein. Ils argumentent que leur modèle fondé sur la croissance du PIB a entraîné la richesse économique des pays développés et leur bien-être, et ils mettent en avant parmi d’autres l’augmentation réelle de l’espérance de vie humaine que l’on a pu observer. Le monde industriel, nourri par l’innovation technologique, a produit des avancées considérables dans l’évolution des modes de vie humain : énergie électrique, transports terrestres et aériens, télécommunications, microélectronique, informatique, etc… Cependant, on a commencé à réaliser que cette vague productiviste s’est mue en véritable boulimie, produisant souvent des biens matériels inutiles, répondant à des besoins artificiellement construits ou même en programmant par conception leur obsolescence rapide de façon à stimuler encore la production. Et qui plus est, on réalise que cette course à la croissance n’a finalement rien de vertueux car elle ne s’effectue qu’au prix d’impacts environnementaux qui deviennent catastrophiques, l’accumulation des déchets menaçant désormais tout le système. Les milieux sont détruits, pollués, et deviennent impropres à satisfaire les besoins humains élémentaires de bonne alimentation, de respiration d’air pur et d’accès à de l’eau potable. Même l’espérance de vie humaine n’augmente plus. On la voit désormais régresser dans les pays les plus développés comme c’est le cas aux Etats Unis. Face à la crise écologique qui est désormais bien visible, ils refusent encore l’idée même d’abandonner leur sainte croissance et inventent des concepts sensés permettre de la maintenir tout en réduisant, voire supprimant, son impact sur la biosphère : développement durable, croissance verte, stockage du CO2 issu de la combustion des sources d’énergie fossiles. Ils affirment qu’il serait possible de découpler la croissance de son influence sur le climat et la biodiversité et en viennent à suggérer des technologies futures, encore à inventer, aussi fumeuses que dangereuses, sensées réduire l’ensoleillement de la planète pour y réduire la température. Ils ne peuvent, ni ne veulent, entendre parler de décroissance et ils la combattent en prétendant qu’il s’agit d’une pure idéologie, quasi religieuse, dénuée du moindre fondement scientifique. De telles déclarations ont été récemment publiées sur les réseaux sociaux, ou rapportées par les média, de la part du Président de la République Française, de son Ministre de l’économie, du Président de la COP 28 ou du PDG de Total.
Les défenseurs de la décroissance affirment que c’est la croissance du PIB qui est une pure idéologie car sa contribution au bien-être des sociétés humaines n’a jamais été démontrée, tout au contraire : cette croissance ne profite qu’à l’enrichissement d’une caste élite de plus en plus minoritaire et de plus en plus immensément riche, au détriment d’une très large majorité de plus en plus paupérisée. Et ceci s’effectue de surcroît grâce au grignotage, jusqu’à épuisement, des ressources sur lesquelles l’écosystème planétaire s’est construit au cours de l’évolution, détruisant au passage son rôle dédié à maintenir l’habitabilité de notre planète. Il faut se rendre compte à quel point cette caractéristique inégalitaire de l’idéologie de la croissance constitue un cercle vicieux inexorable dans le double contexte de la crise climatique et de l’effondrement de la biodiversité du vivant. Les plus pauvres seront les premiers et les plus impactés. La caste riche, qui constitue l’essentiel de l’élite dirigeante, pourra sans doute se protéger quelque temps, mais elle sera inexorablement rattrapée tôt ou tard par son ignorance et sa naïveté. Ni le « techno-solutionisme », ni la fuite sur une autre planète, ne lui permettront d’échapper à l’étouffement irrémédiable de l’écosystème qui les maintient en vie. Quand on les observe se construire des bunkers souterrains soit-disant autonomes sur quelque île isolée, ou se fabriquer à grand frais des super-fusées en imaginant pouvoir coloniser Mars, on ne peut que douter en effet que les défenseurs de la croissance du PIB, avec le corollaire de destructions qu’il traîne avec lui, aient compris comment l’habitabilité de notre planète dépend entièrement de son écosystème. Cette soit-disant élite est en réalité pathétique et nous conduit tous au désastre.
Bruno Latour, économiste et philosophe, a bien expliqué comment l’élite d’hier, forgée dans le capitalisme qui érige de façon incantatoire la croissance du PIB, se trouve aujourd’hui démunie en découvrant, grâce aux travaux de la science, les dégâts existentiels qui en résultent. Cette élite, n’ayant ni les moyens, ni la culture, pour bien appréhender de quoi il s’agit, se réfugie dans le déni des conséquences qui devraient être tirées, à savoir l’impérieuse nécessité de réinventer une nouvelle façon d’habiter notre monde. Le monde de demain leur échappant donc, ils prétendent que la science leur fournira des solutions techniques, alors même que les porteurs de cette même science leur expliquent qu’ils se trompent. Le monde politique actuel, désorienté et n’ayant plus de boussole pour réorganiser la société, est incapable de formuler un récit porteur d’espoir pour le futur. En effet, pour Bruno Latour, définir ce nouvel horizon sera le rôle d’une nouvelle "classe écologique", à construire.
D’un côté comme de l’autre, il n’y a aucune ouverture intellectuelle, aucun effort pour dessiner un monde futur désirable au-delà de l’effondrement qu’ont décrit les collapsologues. Pourtant, le futur n’est pas fermé. Si l'on réfléchit un peu, il est possible de concevoir un nouveau modèle, à rebâtir, dont les jeunes générations vont pouvoir se saisir, et qui sera leur oeuvre. Car la décroissance n’est pas une fin en soi, mais seulement un passage obligé pour atteindre une autre forme de croissance. Cet article ambitionne de rompre le plafond de verre en commençant à identifier un horizon d’espoir inspiré de la nature dont nous sommes partie intégrante depuis l’origine, et qui puisse servir de boussole à l’action. Loin d’un retour aux Amish (Emmanuel Macron) ou aux temps des cavernes (Sultan Al Jaber, Président de la COP 28), elle est un préalable incontournable pour accéder ensuite à une autre forme de croissance qui ne soit plus destructrice du vivant.
Le fondement scientifique de l’obligation de décroissance
L’obligation de décroissance n’est pas une idéologie dictée par un dogme religieux qu’il conviendrait de respecter au nom d’une croyance spirituelle. C’est la simple conséquence inéluctable d’une analyse scientifique débouchant sur l'incompatibilité du fonctionnement de nos sociétés modernes avec celui de l’écosystème qui soutient toute vie sur notre planète. Ne pas corriger cette incompatibilité est suicidaire.
L’obligation de décroissance matérielle provient d’abord de l’observation parfaitement documentée par les scientifiques désormais constitués en collectifs unanimes, comme le GIEC et l’IPBES, des causes anthropiques du changement climatique et de la chute vertigineuse de la biodiversité. Il s’agit d’un emballement des rejets de gaz à effet de serre (CO2 et méthane) dans l’atmosphère résultant d’une consommation exponentielle d’énergie tirée des combustibles fossiles. Il s’agit aussi de l’emploi démesuré d’intrants et de toxiques chimiques fabriqués à base de pétrochimie dans le but de pousser au paroxysme une production agricole de type industriel sensée nourrir la population mondiale alors qu’elle alimente surtout la finance internationale à travers l’agro-business. Tous deux sont portés par l’économie capitaliste et néolibérale dominante fondée exclusivement sur l’objectif de stimulation permanente de la production (le PIB). Ce faisant, cette production obéit à un modèle linéaire qui, ne cessant d'engouffrer des ressources, aboutit à l’accumulation de quantités faramineuses de déchets non recyclables. Ne tenant aucun compte du fait qu’elle se trouve insérée dans un écosystème, dont le fonctionnement obéit, lui, à un modèle circulaire, elle le détruit et menace tous les êtres vivants.
La conclusion qui s’impose pour éviter la déstabilisation catastrophique du climat et la destruction du vivant, c’est la nécessité de réduire la croissance matérielle de production, non pas à zéro, mais à un niveau compatible avec le fonctionnement de l’écosystème dans lequel elle s’insère. Pour comprendre cela, il convient de bien comprendre ce qu’est un écosystème, comment il fonctionne, d’où il vient au cours de l’évolution et à quoi il sert[5]. Sans doute, la première chose à réaliser, c’est que l’écosystème est une supra-entité vivante créée par l’évolution depuis les origines pour soutenir le vivant sur le long terme, bien au-delà de la durée de vie des organismes vivants qui le composent. Il se caractérise par une mise en réseau auto-organisée des espèces vivantes qui sont trophiquement reliées entre elles (principalement, mais aussi sous d’autres formes), afin d’optimiser l’utilisation de l’énergie. Il s’agit essentiellement d’un système de transformation perpétuelle (synthèse et dégradation) de la matière mobilisée en son sein, dont les participants, agencés entre eux de telle façon que ce qui est rejeté par les uns est réabsorbé par d’autres et ainsi de suite, se soutiennent les uns les autres. L’écosystème est donc l’artisan du maintien de l’habitabilité de notre planète.
La science a montré que l’écosystème appartient à une catégorie de systèmes dits « complexes » dont la théorie « du chaos » explicite le comportement, notamment sous l’influence de perturbations externes. Sans entrer dans le détail de cette théorie (pour plus de détails voir l’ouvrage de F. Bréchignac et L Cauvin cité plus haut), ce qui n’est pas l’objectif ici, celle-ci donne plusieurs éclairages. Les systèmes complexes sont généralement dotés d’une capacité de résilience, liée à une redondance interne (redondance de fonctions écologiques portées par les différentes espèces dans un écosystème), qui leur permet de résister à une perturbation (peu ou pas d’effets se manifestent). Ainsi, l’équilibre apparent d’un écosystème peut ne pas se montrer affecté par une perturbation croissante, mais seulement jusqu’à une certaine valeur qui marque un « point de bascule ». Une perturbation dépassant ce point va induire un changement brutal du système, sans que l'on puisse prédire s'il va atteindre un autre état d'équilibre (forcément très différent du précédent) et lequel. Le comportement du système n’est donc pas du tout linéaire, au sens où plus la perturbation croît, plus l’effet est grand. L’exemple le plus connu qui manifeste ce comportement dans la nature est le phénomène brutal d’eutrophisation des eaux, aussi appelé « bloom » algal. On l’observe dans les lacs, les rivières et en mer dans des zones soumises par lessivage à des apports récurrents de nutriments provenant de l'épandage d'engrais ou de rejets de déchets à terre. Qui n’a pas vu de marées vertes en été sur le littoral breton ?
Pour rendre compréhensible ce comportement particulier des écosystèmes soumis à de nombreuses perturbations, notamment le rejet dans l'atmosphère de gaz à effet de serre et l’accumulation de substances toxiques pour le vivant, les scientifiques ont documenté 9 points de bascule majeurs qui forment la ligne rouge à ne pas dépasser pour éviter une évolution catastrophique. Au-delà de cette ligne rouge, la stabilité du système est menacée, et risque d’évoluer de façon "chaotique", non linéaire. Cette ligne rouge marque « la biocapacité de la planète », c’est-à-dire la limite au-delà de laquelle l’écosystème planétaire se désagrège parce qu’il n’est plus capable de s’auto-régénérer. Les scientifiques parlent de la 6ème grande extinction de masse du vivant car ils savent qu’il s’agit là d’un effondrement catastrophique de la biodiversité obéissant aux lois régissant la stabilité des systèmes complexes.
La décroissance, c’est l’obligation de ramener l’écosystème planétaire dans les limites compatibles avec son bon fonctionnement, ce qui détermine l’habitabilité de la planète. Si nous ne le faisons pas et poursuivons encore notre mode boulimique de croissance matérielle, à savoir toujours plus de PIB, l’écosystème planétaire s’évanouira, étouffé sous des monceaux de déchets qu’il ne peut plus digérer, empoisonné par les biocides que nous surutilisons sans vergogne, entraînant l’extinction des espèces vivantes qui le constituent.
Le biomimétisme pour inspirer le monde nouveau
L’écosystème, qui accompagne le vivant depuis toujours, a fait ses preuves depuis des millions, voire des milliards d’années (apparition de la photosynthèse vers 2,5 milliards d'années), comme artisan essentiel du soutien de la vie et de l’habitabilité de notre planète. Le biomimétisme constitue une approche féconde pour faire face à la déroute du capitalisme productiviste néolibéral. Ici, il cherche à s’inspirer du fonctionnement de l’écosystème pour nourrir notre réflexion et diriger nos choix afin de réorienter notre manière d’habiter le monde. Examinons donc le modèle de la forêt primaire, une forme d’écosystème ancien qui force l’attention à cause de son exceptionnelle biodiversité.
Pendant la première phase de la formation d’un écosystème, les spécialistes de l’écologie observent que la NEP (Net Ecosystem Productivity) augmente, c’est-à-dire que la biomasse mobilisée en son sein augmente[6]. Il est donc en croissance, au sens matériel. Les flux de synthèse anabolique[7] de la matière organique appuyés sur la photosynthèse, excèdent ceux de sa dégradation catabolique[8] réalisée par les processus respiratoires, notamment microbiens, et de digestion enzymatique. Le résultat net est donc une croissance de la biomasse. Or, au fur et à mesure qu’un écosystème vieillit, au bout de plusieurs centaines ou milliers d’années, la quantité de biomasse qu’il mobilise en son sein tend à se stabiliser et n’augmente plus. En devenant mature, à l’exemple des forêts primaires, sa croissance nette en biomasse s’amenuise graduellement, il tend vers une croissance nulle, mais dans le même temps, sa diversité, c’est-à-dire le nombre des espèces qu’il abrite, continue d’augmenter. Il passe graduellement d’une croissance en biomasse, manifestation purement matérielle de la croissance, à une croissance dirigée vers l’augmentation de sa richesse spécifique, qui est de nature qualitative : c’est la biodiversité.
L’annulation de la croissance nette en biomasse de l’écosystème ainsi atteinte, une croissance globale nulle, ne signifie pas que plus rien ne se passe au plan de la biomasse, c’est-à-dire au plan matériel, bien au contraire. De la biomasse continue à être synthétisée, mais à un rythme devenu équivalent à celui de la dégradation qu’elle subit après sa mort. La quantité nette de biomasse n’augmente donc plus, mais un cycle permanent de transformations synthèse/dégradation se maintient dans un état stationnaire. Cet état stationnaire dynamique figure une sorte de « métabolisme basal[9] » de l’écosystème qui l’entretient afin que le cycle puisse nourrir désormais une croissance, non plus de la biomasse, mais de la diversité des formes de vie qui la compose. Tout se passe comme si l’écosystème, reconnaissant les limites de son développement matériel imposées par des ressources et un espace limité, s’autorégulait en passant d’un fonctionnement dominé par le quantitatif, l’augmentation de la quantité de biomasse, à un fonctionnement orienté vers le qualitatif, l’augmentation de la diversité biologique.
Serait-il possible de consolider un nouveau modèle politico-économique post-croissance en tirant partie de l’exploitation d’une analogie avec le fonctionnement évolutif d’un écosystème, comme la forêt primaire ? Certains économistes l’on déjà pressenti possible, tel Serge Latouche, qui l’a résumé ainsi :
« [...] l’organisme économique s’arrête bien de croître à un moment donné, mais il n’en continue pas moins de fonctionner et de vivre sans problème, sous le jeu de ses forces internes. Ayant atteint la maturité, son cœur continue de battre. La concurrence assure toujours le bon fonctionnement de ses fonctions vitales, sans nécessité d’intervention. Le blocage de la croissance, d’une certaine façon, lui est imposé de l’extérieur, mais la dynamique de fonctionnement est automatique[10] ».
De plus, il est symptomatique d’observer que la remise en cause du capitalisme reconnu responsable de la crise écologique fait naître des alternatives économiques – la « croissance zéro » théorisée par le rapport de Rome, l’économie circulaire, symbiotique, ou régénérative - qui renvoient toutes au concept d’écosystème. Tous ces modèles conduisent aussi à la nécessité d’organiser une phase de décroissance[11].
Dans ce contexte, on réalise, comme l’avait déjà évoqué John Stuart Mill, toute la pertinence que les auteurs du premier rapport du club de Rome exprimèrent :
« La population et le capital sont les seules grandeurs qui doivent rester constantes dans un monde en équilibre. Toutes les activités humaines qui n’entraînent pas une consommation déraisonnable de matériaux irremplaçables ou qui ne dégradent pas d’une manière irréversible l’environnement pourraient se développer infiniment. En particulier, ces activités que beaucoup considèrent comme les plus souhaitables et les plus satisfaisantes : éducation, art, religion, recherche fondamentale, sports et relations humaines, pourraient devenir florissantes[12] ».
À l'exemple de la forêt primaire qui, atteignant une stabilité des flux de matière (croissance nette nulle) remplace son développement quantitatif par une croissance de la biodiversité (développement qualitatif), on pourrait restreindre la croissance matérielle de notre nouveau modèle au strict nécessaire constituant la base indispensable au support de la vie, ancrée dans la matière et stabilisée, comme une sorte de métabolisme basal, à partir de laquelle pourrait alors s’épanouir une autre forme de croissance, désormais plus qualitative.
Recommandé par LinkedIn
Décroître pour changer l’objet de la croissance
En vérité, le débat opposant la décroissance à la croissance masque la seule vraie question qui est celle de l’objet de la croissance. Y aurait-il d’autres formes de croissance possibles, respectueuses de l’écosystème planétaire dont nous dépendons, que celle du PIB ancré à la production matérielle ? En resituant ce problème dans une perspective écosystémique, on commence à comprendre qu’à la phase de croissance matérielle quantitative, qui trouve aujourd’hui ses limites, peut se substituer une croissance immatérielle qualitative.
La décroissance, n’est pas un gros mot, ni une idéologie, c’est un réajustement nécessaire de notre modèle économique, dont la version actuelle, capitaliste néolibérale fondée sur une croissance effrénée qui détruit l’écosystème, est devenue mortifère. La croissance du PIB est en effet un indicateur de bien-être économique très incomplet, voire mensonger, car il ne prend pas en compte les coûts sociaux et environnementaux des activités qui sous-tendent cette croissance. La décroissance n’est pas non plus la récession, comme essaient de le faire croire ceux qui ne veulent pas entendre parler de remise en question de nos modes de vie[13]. Il ne s’agit pas de décroître pour retourner au rien initial, mais de stopper la course effrénée à la croissance matérielle qui conduit à une impasse. La décroissance n’est qu’un passage obligé pour sécuriser le bon fonctionnement de notre système de support de la vie en le maintenant en-deçà de la ligne rouge dessinée par la science, pour accéder ensuite à une nouvelle forme de croissance.
L’effondrement du monde annoncé par les collapsologues concerne le monde matériel dans lequel nous sommes incrustés. L’extraction des ressources ne peut se poursuivre indéfiniment, pas plus que les rejets de déchets. Si nous ne réagissons pas, c’est bien à un anéantissement du vivant qu’il faut s’attendre. On voit qu’il a déjà commencé. Sur le plan matériel, la transformation à réaliser doit donc se rapprocher des conditions d’une croissance nette nulle, ce qui ne signifie nullement pas de croissance du tout. A l’exemple de la forêt primaire mentionnée plus haut, il s’agit de restaurer un équilibre écosystémique dans lequel l’espèce humaine, réconciliée tant avec les autres espèces qui l’accompagnent qu’avec l’écosystème que toutes partagent, maîtrise son empreinte écologique à un niveau compatible avec la pérennité de l’écosystème planétaire. Aujourd’hui, ceci n’est accessible qu’au prix d’une décroissance car le modèle économique capitaliste nous a emportés trop loin. Il convient de ramener notre système économique dans les limites des points de basculement identifiés par la science, c’est-à-dire le réinsérer dans l’écosystème dont il deviendra un élément intrinsèque. Mais ceci doit être compris comme une phase transitoire nécessaire, la croissance matérielle ainsi contrainte ne concrétisant ni une fin, ni une stagnation, mais un état dynamique stationnaire sur lequel s’adosser. A l’image de la biodiversité qui continue à s’épanouir dans la forêt primaire, elle peut ouvrir sur une ère d’épanouissement de la créativité soutenue par l’intelligence. Finalement, il faut passer du quantitatif au qualitatif et ouvrir ainsi un futur désirable aux générations qui nous suivent.
Deux penseurs en particulier, Vladimir Ivanovitch Vernadski[14] et Pierre Teilhard de Chardin[15], ont déjà imaginé une telle évolution, en précurseurs géniaux préoccupés par l’écologie et la cosmologie. Ces penseurs ont envisagé plusieurs phases de développement de la terre qu’ils ont théorisé à travers une suite de couches successives : la géosphère d’abord, réservoir de tous les éléments chimiques de la planète, interagissant selon des lois géophysiques ; la biosphère ensuite, greffée sur la précédente, contient tous les êtres vivants et leurs écosystèmes et recouvre en couche très fine la surface de la planète, ainsi ouverte à recevoir les rayons du soleil ; la couche suivante, qu’ils ont tous deux nommés la noosphère, mobilise la pensée, le psychisme et l’intelligence, notamment humaine. Il s’agit pour eux d’une couche immatérielle qui concerne l’activité intellectuelle sur terre. Elle ne peut prospérer seule et doit nécessairement se trouver greffée sur la biosphère. La pensée, humaine et non-humaine, constitue une force immatérielle qui peut se révéler dans le monde matériel, comme en témoignent les infrastructures, les zones urbanisées, les barrages de castors, l’impact des inventions technologiques mobilisées par l’industrie, les rosaces du poisson-globe, etc…
Dans le champ de la noosphère définie ci-dessus, c’est-à-dire celui de l’intelligence, une nouvelle forme de croissance, quasi illimitée, est possible. Il s’agit par exemple de la connaissance sur nous-mêmes et notre monde, issue de la recherche scientifique, de la façon dont nous mémorisons et traitons l’information qui en résulte, et comment nous l’utilisons pour habiter le monde et mieux exister (ce que nous essayons de faire ici), en développant des socialités avec les non-humains. Cela concerne aussi tous les champs de créativité qui peuvent s’exprimer dans les arts et la culture, et qui naissent de nos spéculations intellectuelles, de nos recherches esthétiques, et de nos représentations spirituelles du mystère de l’existence.
Abandonnant l’objectif d’une croissance exclusivement ancrée dans la matière, il serait possible de changer son objet pour la faire régner beaucoup plus dans des champs immatériels ou s’exerce l’intelligence. Relocaliser la croissance dans la noosphère présente cependant une contrainte préalable importante : elle ne peut s’envisager qu’après avoir sécurisé dans la biosphère le fonctionnement stationnaire de l’écosystème support de la vie. La biosphère devrait donc devenir le lieu d’un soubassement matériel du vivant stabilisé, celui de l’écosystème planétaire dont nous ne pouvons pas nous abstraire et au soin duquel nous devrions tous coopérer. La noosphère ne pouvant prospérer que sur une biosphère saine, il conviendrait donc d’en assurer de façon continuelle le fonctionnement optimal. On peut imaginer qu’à terme, les questions relatives à la maintenance de l’écosystème planétaire dans un mode sain de fonctionnement devienne une sorte de bien commun, géré et administré collectivement, comme le fût la sécurité sociale conçue par le Conseil National de la Résistance au lendemain de la dernière guerre mondiale.
On réalise que la transition écologique que tous ont à la bouche est une énorme révolution à entreprendre et l’on voit bien que les défenseurs de l’économie capitaliste actuelle, qui sont aussi ceux qui profitent le plus de son inégalitarisme, ne vont pas se laisser faire, même s’ils ont conscience parfois qu’ils sont en train de se perdre. Il faut aider les jeunes générations à inventer les mécanismes qui permettront de se prémunir des forces de résistance au changement que nous voyons déjà se déployer. Sécuriser le bon fonctionnement de l’écosystème planétaire ne va pas être une affaire simple, mais les concepts d’économie symbiotique, circulaire et régénérative, récemment apparus, tracent déjà la bonne voie, avec de nombreuses expérimentations exemplaires, ici et là (Isabelle Delannoy). Qui prétend encore que seule la richesse matérielle, au sens capitalistique du terme, est la source du bonheur ? Les travaux des sociologues ont bien montré qu’au-delà d’un seuil, somme toute assez bas, accumuler encore plus de biens matériels n’apporte pas plus de bonheur. La conclusion qui doit être tirée est que le bonheur est ailleurs ! Mais il faut s’assurer que tous aient accès au minimum nécessaire, ce que l’écosystème planétaire est sensé pourvoir. Il est clair qu'on en est encore loin...
La transition agroécologique est une immense urgence, car elle touche directement au vivant et aux écosystèmes. Les activités industrielles vont devoir se transformer au pas de charge de façon à proscrire toute production d’objets inutiles ou affublés de caractéristiques perverses, comme l’obsolescence programmée… ne fabriquer que des objets réparables, et dont on aura résolu au préalable le recyclage des éléments constitutifs afin de ne plus puiser dans des ressources dont on atteint l’épuisement irrémédiable, bannir toutes les productions dont les flux sont devenus démentiels et ne répondent pas à un besoin essentiel (prêt à porter éphémère, énormes quantités de viande, plastiques des emballages, etc…), repenser les transports pour que leur source d’énergie soit renouvelable, etc…
Finalement, on voit bien que ces transformations associées à la phase de décroissance mobilisent déjà l’intelligence humaine et sa créativité. En cela, s’initie déjà l’objectif de développer la noosphère, ou règnera une autre croissance, qualitative, articulée au déploiement de l’intelligence. Cet objectif est capable de mobiliser la jeunesse. Au terme d’une phase de développement capitalistique exacerbé, devenu profondément inégalitaire et non durable, c’est un devoir moral de leur transmettre cette vision. Après tout, les spécialistes des neurosciences nous font savoir depuis un moment que nous n’utilisons aujourd’hui qu’un faible pourcentage des potentialités de notre cerveau. Gageons qu'en misant plus sur l’intelligence, humaine (et non pas artificielle !), nous ferons beaucoup mieux et éviterons de répéter les erreurs existentielles auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés.
[1] Donella Meadows, Dennis Meadows, Jprgen Randers et William W. Behrens (1972) The limits to growth, Universe Books
[2] Timothée Parrique (2022) Ralentir ou périr, l’économie de la décroissance, Editions du Seuil
[3] Serge Latouche (2006) Le Pari de la décroissance, Editions Fayard
[4] Bruno Latour (1999) Politiques de la nature : comment faire entrer les sciences en démocratie. Nouv Ed La Découverte 2004
[5] François Bréchignac et Lisa Cauvin (2022) L’écosystème, la dimension négligée du vivant, ed. L’Harmattan
[6] Eugene Pleasants Odum (1969) Strategy of ecosystem development, in Science, vol. 164, pp 262-270
[7] Synthèse anabolique : ensemble des réactions biochimiques produisant une construction et une complexification des molécules organiques
[8] Dégradation catabolique : ensemble des réactions chimiques produisant une déconstruction des molécules organiques complexes
[9] Métabolisme basal : correspond aux besoins énergétiques « incompressibles » de l'organisme, c’est-à-dire la dépense d'énergie minimum quotidienne permettant à l'organisme de survivre ; au repos, l’organisme consomme en effet de l’énergie pour maintenir en activité ses fonctions (cœur, cerveau, respiration, digestion, maintien de la température du corps), via des réactions biochimiques (qui utilisent l'ATP).
[10] Serge Latouche (2006) Le pari de la décroissance. Editions Fayard p. 30-31
[11] Serge Latouche (2006) Le pari de la décroissance, Éd. Fayard, Paris
[12] John Stuart Mill (1848), Principes d’économie politique. In Stuart Mill, Editions Dalloz, 1953, Paris, cité dans Donella Meadows, Dennis Meadows et al. (1972), Les limites à la croissance, p. 279
[13] Serge Latouche (2006) Le pari de la décroissance, Éd. Fayard, Paris, p. 96
[14] Vladimir Ivanovitch Vernadski (1929) La biosphère, ed. Félix Alkan, Paris
Jonathan D. Oldfield, Denis J.B. Shaw (2006) V.I. Vernadski and the noosphere concept: Russian understandings of society–nature interaction. Geoforum, Volume 37, Issue 1, January 2006, Pages 145-154
[15] Pierre Teilhard de Chardin (1947) Une interprétation biologique plausible de l’Histoire Humaine: La formation de la « Noosphère », Revue des Questions Scientifiques publiée pala pérennité de l’écosystèmer la Société scientifique de Bruxelles et l’Union Catholique des scientifiques françaises, 60e année, tome CXVIII/5e série, tome VIII(20 janvier, 1947: 7–37
ingénieur
9 moisAgir citoyen le Guide une boussole publié par Nombre7...une piste d'amélioration...
International Union of Radioecology, General Secretary
11 moisIl y a 12 ans, nous avions publié un rapport, produit des réflexions d'un collectif international de scientifiques et d'experts que j'avais rassemblé pour défendre une approche écosystémique de l'évaluation des risques environnementaux liés aux substances toxiques rejetées dans l'environnement. J'avais alors cherché une bonne illustration et avais trouvé ce très bon dessin de Plantu à qui j'avais demandé l'autorisation d'en faire la page de couverture. Je réalise aujourd'hui à quel point ce dessin humoristique était pertinent et pourrait tout aussi bien illustrer ce post sur la nécessité de construire une nouvelle ère post-croissance...