L'ancrage : une phase essentielle de la conduite du changement pour fixer le sens
L’ancrage est souvent négligé dans les opérations de conduite du changement, alors qu’à une période où les changements s’accélèrent cette phase est stratégique pour mieux sécuriser le passage au projet suivant.
Deux raisons expliquent ce relâchement.
D’une part, cette phase arrive quand les efforts les plus importants ont déjà été menés et les premiers résultats atteints ou paraissent en bonne voie. Le nouvel outil ou la nouvelle organisation sont maintenant en place, les actions prévues en matière de communication, de formation et d’accompagnement ont été réalisées. Les collaborateurs ont répondu aux messages de mobilisation, ils ont appris les nouveaux gestes ou les nouveaux comportements et ont été guidés dans leurs premières utilisations...
Le chef de projet peut donc estimer que l’essentiel est fait et qu’il peut se consacrer à un nouveau projet. D'ailleurs l'équipe projet est en cours de dissolution...
D’autre part, l'injonction au changement permanent peut sembler délégitimer le besoin d'ancrage.
En effet, les discours sur l’accélération des transformations, l’innovation continue, la pression managériale et sociale pour être toujours et en tout temps dans une dynamique de changement... remettent implicitement en question les modèles de type « Décristallisation / Déplacement / Recristallisation » (Lewin), où il s’agissait d’opérer dans les meilleures conditions le passage du point stable A au point stable B.
On promeut plutôt la conversion enthousiaste au mouvement perpétuel, avec le syndrôme d’hyperactivité comme horizon indépassable de l’épanouissement professionnel. Selon le principe de la Reine Rouge d'Alice, il faut courir de plus en plus vite pour rester sur place.
Bien sûr, la ligue du bougisme a ses raisons. Les technologies sont vite remplacées, les marchés ont des engouements versatiles, des petits acteurs inconnus s'imposent du jour au lendemain comme des concurrents importuns, les concepts révolutionnaires pétaradent les uns après les autres... On le constate tous les jours et les chantres du digital en font leur mantra.
Mais en termes de conduite du changement, supposer que le besoin d'ancrage est dépassé, ce serait prendre le parti de l’apesanteur. La promesse de cette discipline ne serait plus le bon atterrissage d’un projet, mais l’éternel ravitaillement en vol.
Est-ce ainsi que les hommes changent ?...
Pourtant, pour gagner la bataille de l’accélération, c’est justement sur l’ancrage qu’il faut compter.
La phase d’ancrage permet en effet de mieux garantir l’assimilation du projet, et donc d’être disposé plus rapidement à en aborder un nouveau. Réussir cette phase, c’est mieux préparer les collaborateurs à se lancer encore vers l’inconnu. C’est garantir le moment de stabilité sur lequel va s’appuyer la nouvelle dynamique, c'est préparer le coup d'après.
C’est un facteur de succès non seulement pour le projet A mais aussi pour le projet B qui commence, en lui assurant les meilleures conditions d’accueil.
De plus, c’est bien la phase d’ancrage qui prend expressément en charge la question de la pérennisation des nouvelles pratiques. Et l’appropriation, que visent toutes les actions de conduite du changement, se trouve bien dans cet aboutissement.
Du point de vue pratique, il s’agit d’organiser le transfert au manager de première ligne, d'orienter l’évolution des sachants de l’équipe projet et d’archiver les livrables.
Le manager de première ligne est en effet incontournable dans la démarche : quand tous les acteurs projet se retirent, lui reste, avec son autorité, sa légitimité et sa proximité avec le terrain. Il occupe la position clef pour que le changement demeure le nouveau standard opérationnel.
Se préoccuper du devenir des sachants de l’équipe projet concourt également à l’ancrage. Ils ont souvent beaucoup œuvré pour construire les solutions, instruire des décisions ou accompagner les utilisateurs : ils ont développé des connaissances et des interactions qui resteront précieuses. Alors que le projet entre dans sa période "run", eux en sortent : il ne faudrait pas qu’ils disparaissent dans la nature !
Plus fondamentalement, l’ancrage sert à fixer le sens du changement.
Un collaborateur embarqué sur un nouveau projet, avec de nouveaux interlocuteurs ou de nouveaux outils, peut avoir une idée précise des objectifs du changement et de sur quoi il est attendu.
Il le saura notamment parce que la communication, la formation et l’accompagnement auront été bien menés.
Mais, dans le feu de l’action et au vu des premiers résultats, il peut se retrouver indécis, incertain face à la tournure des événements.
C’est Fabrice à Waterloo, qui au milieu des combats et des mouvements de troupe qui l’emportent, qui ne sait pas qui gagne ou qui perd, et qui n’imagine même pas la portée historique de l’événement auquel il participe activement.
Quand on quitte une situation de monopole avec 100 % des clients et qu’on se retrouve in fine avec 75 % de part de marché, est-ce un succès ? Quand à l’issue du déploiement d’un nouvel outil, la productivité a augmenté de 4 %, est-ce un échec ? Quand après la mise en place d’une nouvelle organisation, le turn-over est passé de 5 % à 10 %, que faut-il en penser ?...
La phase d’ancrage est celle où l’on va énoncer le sens du changement atteint. (« 75 % de part de marché constitue un succès indéniable face à des concurrents particulièrement agressifs et sur un marché qui se rétracte », pourrait-on ainsi dire). C’est le moment où peut être dit le nouveau paradigme, qui découle de la situation d’arrivée et des efforts qu’il a fallu pour y parvenir.
Ce type d’énonciation « performative » (quand dire, c’est faire) relève d’un discours de direction. Il donne le sens : à la fois la signification et la direction.
Il redéfinit le cadre et la focale, en définissant le nouvel ordre de compréhension et d’engagement.
Dire le sens relève d’une approche de communication distincte des phases précédentes.
Lors de la phase de préparation nous sommes dans les promesses de l’aube. On cherche à mobiliser et à tourner les regards vers un avenir dont on veut montrer les aspects désirables. La communication met l’acccent sur les avantages que le projet apportera et les aides qui seront fournies. L’équivalent audiovisuel, c’est le clip de pub. En papier, c’est le dépliant.
Pendant la phase de déploiement du projet, la communication se fait plus courte, plus opérationnelle et appliquée, on soutient la motivation avec la preuve par l’exemple. On orchestre les quick-win, on éclaire la route en avançant. L’équivalent audiovisuel, c’est la chaîne d’infos continu. En papier, c’est le journal quotidien.
L’ancrage appelle autre chose.
On se projette moins, on regarde déjà où on en est arrivé et dans quelles conditions. On passe du spéculatif au spéculaire. La forme de communication peut être plus longue, plus appuyée. Un autre rapport au temps : on ne va pas diffuser des infos flash. L’équivalent audiovisuel, c’est le documentaire. En papier, c’est le livre.
On veut creuser pour voir si ça tient, pour voir sur quoi est bâti le nouveau terrain. L’impératif d’un discours positif peut être partiellement levé : on va bien sûr vanter les réussites et valoriser les acteurs qui les ont portées, mais on s’autorise aussi à regarder du côté des erreurs commises, des échecs. Dire tout cela aide à constituer cet «héritage des gloires et des regrets à partager [qui ouvre] dans l’avenir un même programme à réaliser » (Renan).
Dans sa réflexion sur la nation, Renan estime même que « la souffrance en commun unit plus que la joie ». On n'est pas obligé l'aller jusque là dans la glorification des peines partagées, même si ce sont elles qui « imposent des devoirs et commandent l'effort en commun »... Néanmoins, cela nous éclaire sur l’ordre du discours et la tonalité sérieuse, adulte, qui peuvent se développer pendant la phase d’ancrage, où l’on peut aborder un mode de communication plus exigeant, qui interpelle au plus près les personnes, en faisant vibrer le souvenir des expériences qu’ils ont tous vécues et qui dessine le sens pour l’avenir.
Un éclairage historique : Champs-Elysées, 26 août 44, une action d’ancrage
Alors que les Alliés approchent depuis la Normandie, l’insurrection parisiennne commence le 19 août. Le 24, la 2ème DB franchit la Porte d'Orléans. Le 25, de Gaulle arrive à Paris, la Résistance prend possession de l’hôtel Matignon et le général Von Choltitz signe le cessez-le-feu.
Le 26 août a lieu le défilé de la victoire sur les Champs-Elysées.
On peut considérer que ce défilé, postérieur à l'atteinte du résultat visé, a un caractère d'ancrage. Dans le défilé, de Gaulle est entouré des représentants des principales organisations qui ont contribué à la victoire : le président du Conseil National de la Résistance, Georges Bidault ; les présidents et vice-présidents du Comité Parisien de la Libération ; les délégués du Comité français de libération nationale ; le délégué militaire national ; le préfet de police ; le préfet de la Seine ; les généraux ; les amiraux… Un jeune FFI dans la foule est même invité à se joindre au cortège pour rendre hommage à ce groupement militaire. La garde d’honneur est assurée par la 2ème DB.
Le défilé attire plus de 2 millions de personnes. Cette date reste un événement historique de ferveur populaire.
A quoi sert ce défilé le 26 ?
Le 25, les forces en présence avaient opéré le changement attendu, puisque le cessez-le-feu était signé. Si l'objectif est atteint, pourquoi ne pas passer à autre chose ?... La réponse tient bien sûr à la portée symbolique de ce défilé, et c’est ce qui le rapproche de la logique d’ancrage. Il exprime à la face du monde que le changement est réalisé et qu’un nouvel avenir s’ouvre, organisé autour des acteurs qu’il met en scène. Dans ces moments encore troubles, il fixe le sens du changement, en dessinant un ordre stable.
Pour être stable, cet ordre doit être clair et manifeste.
Ainsi, dans sa biographie, Jean Lacouture raconte que pendant le défilé chacun s’était mis au rythme du pas du Général, « mais soudain, alors qu’il a soigneusement au départ pris ses distances, il sent à ses côtés un autre marcheur, sur la même ligne. C’est Bidault, qui s’entend dire d’une voix coupante : « Un peu en arrière, s’il vous plaît ! ».