Le Confucianisme en entreprise est-il un autre grigri ?

Le Confucianisme en entreprise est-il un autre grigri ?

Les philosophies orientales ont le vent en poupe en occident. Parfois de façon caricaturale, en oblitérant la profondeur initiale de la pensée qui caractérise ces courants philosophiques ou religieux. C'est notamment le cas du Confucianisme, courant philosophique né en Chine sous l'impulsion d'un certain Kongfuzi (Confucius pour la version latine) il y a plusieurs siècles.

Ces pensées orientales se banalisent dans notre quotidien pour ceux qui s'intéressent à minima à la spiritualité et à la philosophie. Il arrive même qu'elles se présentent comme remèdes aux maux de l'entreprise moderne.

Alors, Confucianisme et entreprise font-ils bon ménage ou est-ce une mystique douteuse pour managers illuminés ?

Confucianisme de Facebook et Confucianisme authentique

Avant de débuter, je souhaite établir une distinction claire entre le Confucianisme niais et le Confucianisme authentique.

Le Confucianisme de Facebook se trouve souvent au cœur de montages mignons avec des citations attribuées à Confucius. Le problème est que ces citations sont très souvent frauduleuses. Au mieux elles paraphrasent la pensée du Maître, au pire, ce sont des inventions. Il arrive qu'elles trahissent même la pensée de Confucius en empruntant un propos à une école de pensée concurrente (Taoïsme, Légisme, Moïsme...).

Un exemple répandu ci-dessous :

Exemple d'une citation frauduleuse attribuée à Confucius.

Confucius est devenu un héraut d'une forme de "sagesse populaire". Coller le nom du Maître à cette citation sert à donner un semblant de légitimité et de profondeur.

Confucius se retrouve souvent à côté d'une citation pour une raison simple : les écrits les plus répandus du Maître en langue Française ou Anglaise sont les "Entretiens de Confucius" (Lunyu en Chinois) qui sont une compilation de maximes. Ajoutez à cela une touche d'exotisme asiatique, un brin de pseudo-spiritualité et un soupçon de développement personnel et vous obtenez le Confucianisme de Facebook (voire d'internet tout entier...).

Contrairement à ce faux Confucianisme, le Confucianisme authentique est une école de pensée ancienne (Rujia en Chinois). Pour être précis, le terme "Confucianisme" n'existe pas en langue Chinoise. On devrait plutôt parler de l'Ecole des Lettrés ou éventuellement de l'Ecole des Savants. C'est une pensée qui est éthique, politique, sociale et parfois ésotérique.

Ce courant de pensée a influencé la politique de la Chine antique, côtoyant les hautes sphères du pouvoir. Un exemple intéressant est le classique de "La Dispute sur le sel et le fer" (Yantie Lun en Chinois) qui est une synthèse du duel rhétorique entre Confucéens et responsables politiques de l'époque en ce qui concerne l'utilisation et l'économie des ressources sous la dynastie Han. La Chine actuelle vit par ailleurs un "renouveau" Confucéen après des années d'ostracisation par le communisme.

En outre, le Confucianisme dispose d'un corpus imposant dont les "Entretiens de Confucius" ne représentent qu'une petite partie. Corpus qui a d'ailleurs évolué au fil du temps pour ressembler à la forme actuelle à partir du 12ème siècle sous l'impulsion de Zhu Xi, un penseur néo-Confucéen. L'orthodoxie Confucéenne a évolué également selon les époques et les penseurs influents du moment. Nous pouvons penser aux oppositions entres les Confucéens Meng Zi et Xun Zi au sujet de la nature humaine, ou encore Zhu Xi et Wang Yangming/Lu Jiuyuan au sujet de l'origine des qualités humaines.


Une partie du corpus canonique Confucéen (les "Quatre Livres") est disponible en Français à un prix abordable avec cette édition.

Enfin, le Confucianisme a souffert de la contradiction le long de son histoire. Taoïsme, Moïsme, Légisme, Logiciens Chinois, Ecole du Yin et du Yang et plus récemment le Communisme de Mao. Ces conflits, allant de la joute verbale à la violence physique, ont forcé le Confucianisme à s'adapter et à se renouveler à travers les siècles et selon les grandes questions des époques successives.

Le Confucianisme est donc une pensée qui s'est développée à la fois sur le plan de la doctrine, des idées mais aussi dans la pratique en étant toujours impliquée dans les débats de société à travers l'histoire Chinoise (mais aussi Coréenne et Japonaise).

Nous sommes donc loin d'un penseur du développement personnel originaire de Chine. Rendons donc à César ce qui est à César.

Maintenant qu'un peu de légitimité et de sérieux ont été rendus au Maître, qu'est-ce que le Confucianisme peut-il apporter à l'entreprise moderne ?

Tentative d'une synthèse Confucéenne pour l'entreprise

Comme dit plus haut, le Confucianisme aborde de nombreux thèmes, allant de la morale à l'ésotérisme. Parmi ces différents textes, j'ai choisi de m'appuyer sur le canon des classiques Confucéens proposé par Zhu Xi et sur les classiques de l'époque des Royaumes Combattants (3ème siècle avant JC) pour extraire ce qui me semble pertinent.

Ainsi, je souhaite mettre en valeur des thèmes Confucéens qui me semblent compatibles avec la vie en entreprise, ou permettront au moins une réflexion. Deux ont été sélectionnés : l'Harmonie Confucéenne (He en Chinois) et l'exemplarité morale (à rapprocher du Xin en Chinois).

L'Harmonie Confucéenne

L'Harmonie Confucéenne est un concept central du Confucianisme, un idéal social à atteindre. C'est l'un des termes qui revient le plus dans le canon Confucéen des Quatre Livres (Lunyu, Daxue, Mengzi et Zhongyong). Le terme Chinois équivalent est le He (和). Il n'est pas aisé de trouver des équivalents en langue Française car derrière ces termes Chinois se cachent des concepts plus qu'une définition précise. Le problème est le même pour le Ren (仁), autre valeur cardinale du Confucianisme, qui se rapproche de la bienfaisance.

L'Harmonie comprise dans la doctrine Confucéenne s'assimile à un équilibre en société, où chacun a la place qu'il mérite et dans laquelle il peut apporter son maximum pour le travail commun de façon apaisée. De façon plus étendue, l'Harmonie Confucéenne est aussi l'équilibre ultime entre le monde terrestre et le monde Céleste (Tian en Chinois) lorsque la Morale gouverne.

Concrètement, cela signifie que chaque personne a sa place dans la société. Pour cela il est nécessaire de discerner qui fait quoi et qui est bon dans quoi. Cela implique également une acceptation de l'existence perpétuelle des conflits ainsi qu'une résolution équitable de ces derniers pour revenir à l'équilibre (mon esprit de biologiste a envie de parler d'homéostasie). Equilibre qui peut parfois passer par une cassure si les protagonistes sont irréconciliables.

Essentiellement, l'intérêt de cette perspective Confucéenne en entreprise est 1. de faciliter les transitions d'ordre opérationnel en fonction des qualités professionnelles de chacun pour optimiser la qualité du travail et la satisfaction de l'opérateur, et 2. d'appréhender les conflits de façon diplomatique et équitable en fixant le but d'un retour à l'équilibre. Ultimement, cela signifie de sortir du paradigme de la "guerre des tranchées" en entreprise pour tendre davantage vers une discussion. Echange entre le "haut" et le "bas" qui ne peut se faire qu'avec un minimum de morale de part et d'autre.

L'exemplarité morale selon Confucius

La condition sine qua non au fonctionnement du système Confucéen est l'acceptation de la morale comme matrice du changement. Le Confucianisme considère nos vertus douées de transmission. Si on les pratique, elles influencent ceux qui nous entourent. C'est ce que le Da Xue (la Grande Etude, traduction de Guillaume Pauthier) suggère en disant : "La personne étant ornée [de vertus], la famille sera ensuite bien administrée ; la famille étant bien administrée, le royaume sera ensuite bien gouverné".

La culture des vertus du prince est le centre névralgique du succès d'un royaume Confucéen. Etant le meneur ultime, le prince est "au devant de la scène" et se doit de mener son royaume avec droiture. Il est par ailleurs celui qui influencera le plus le peuple au regard de ses hautes responsabilités. A ce sujet, Confucius disait dans le Lunyu (Entretiens de Confucius, Chapitre 12, verset 18, traduction de Séraphin Couvreur) : "Vous-même veuillez sérieusement être vertueux, et votre peuple sera vertueux. La vertu du prince est comme le vent ; celle du peuple est comme l’herbe. Au souffle du vent, l’herbe se courbe toujours".

Cette compréhension de la morale en entreprise me parait saine et juste à l'aune de mon expérience de délégué du personnel et de professionnel. Que cela soit de mon doctorat de biologie à mes fonctions actuelles, la posture morale (ou amorale) du chef sur le plan des décisions est cruciale. Il est absurde d'attendre des efforts financiers des collaborateurs si en parallèle la Direction s'octroie des voyages "professionnels" de plusieurs semaines pour un congrès qui ne dure que 3 jours. Il est toujours futile de vouloir de l'honnêteté en entreprise quand la langue de bois est utilisée quotidiennement par les équipes managériales. L'inverse est aussi valable. C'est à dire que le collaborateur a aussi ses responsabilités sur le plan moral. Par exemple, il est vain d'attendre de la souplesse de la part des managers si les opérateurs travaillent avec absence de rigueur et de sérieux sur la durée.

La morale au travail : vaste projet, certes. Il est entendu qu'il doit se faire avec pragmatisme et réalisme, surtout au plan politique. Je souhaite teinter ces idées Confucéennes de la pensée de Machiavel : "Ne pas s'écarter du bien, s'il le peut [le prince], mais savoir entrer dans le mal, y étant contraint". Ce réalisme se rapproche d'ailleurs du brillantissime penseur Confucéen Xun Zi qui gardait toujours à l'esprit que le règne de la morale ne pouvait se faire qu'avec une éducation stricte en amont.

Ce pari de la vertu Confucéenne au travail et dans le management a été développé dans un excellent article de Charlène Tan, professeur de Philosophie à l'université de Nanyang à Singapour (voir les sources ci-dessous). Pour une meilleure vision de ce mélange de Confucianisme et de management, je vous invite à le lire.

Conclusion

Cet article n'est pas un essai. Il souffre donc de ne pas contenir tous les thèmes Confucéens qui méritent notre attention de la perspective entrepreneuriale. Il ne permet pas non plus un approfondissement suffisant de ce que je crois pertinent dans l'Harmonie Confucéenne et l'exemplarité morale.

Cependant, cet article a pour but de redonner le sérieux que le Confucianisme mérite et de valoriser les solutions qu'il peut apporter aux problèmes de l'entreprise moderne. Le message Confucéen a été malheureusement déformé par un développement personnel naïf, dissimulant ainsi son véritable potentiel. Si l'on prend la peine d'écouter ce que cette pensée antique et pratique nous dit, nous percevrons peut-être des idées pour améliorer le quotidien au travail.

J'espère que la lecture de ce texte aura été instructive et que la pensée Confucéenne suscitera votre intérêt en tant que vecteur de solutions pour les maux interpersonnels en entreprise.

Sources :

  • Histoire de la pensée Chinoise, Anne Cheng, éditions Points
  • Entretiens de Confucius, traduction d'Anne Cheng, éditions Points
  • An introduction to Confucianism, Xinzhong Yao, Cambridge Press
  • La dispute sur le sel et le fer, traduction de Jean Levi, éditions Belles Lettres
  • The Confucian philosophy of Harmony, Chenyang Li, Routledge press
  • Virtue, nature and moral agency in the Xunzi, Philip J. Ivanhoe et T. C. Kline III, Hackett Publishing Company
  • Le Sage et le peuple - Le renouveau Confucéen en Chine, Sébastien Billioud et Joël Thoraval, Bibliothèque de l'Anthropologie
  • Xunzi, the complete text, traduction d'Eric L. Hutton, Princeton University Press
  • Integrating Moral Personhood and Moral Management: A Confucian Approach to Ethical Leadership, Charlene Tan, Journal of Business Ethics, 2023

Bravo pour l'article. Ni trop court, ni trop long, ainsi qu'intéressant et fluide à lire. Je rejoins volontiers l'idée que le monde de l'entreprise moderne gagnerait à s'inspirer, que ce soit ouvertement ou non, de cette pensée. Car bien qu'ancienne, elle n'est certainement pas "obsolète". C'est une pensée très accessible et structurante, qui résonne tout particulièrement dans l'esprit des gens chez qui le bon sens est inné, pas forcément très nombreux de nos jours d'ailleurs, il semblerait. Je vais me pencher sur l'article de Charlene Tan.

Ben Mercier, PhD. ⚡

Savoir décider avec stratégie et éthique | Fondateur de StratEthique

2 mois

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