Les 7 facteurs de discorde en Nouvelle-Calédonie
Par Jean-Edouard Grésy avec la collaboration de Jacques Salzer, médiateurs
Un sentiment d’atterrement a saisi l’ensemble des anciens Premiers ministres ayant eu à travailler sur ce sujet extrêmement sensible de la Nouvelle-Calédonie. « Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur. » disait Churchill. En l’espèce, il suffit de se tourner vers les années 80 où les mêmes causes semblent bien produire les mêmes effets 40 ans plus tard. Nous en avons recensé sept, à considérer d’urgence pour que l’Histoire arrête de bégayer.
1. Considérer le droit écrit ou la coutume
Michel Rocard écrivait ce judicieux conseil : « Quand on a à comprendre une partie en conflit, il ne faut pas seulement comprendre les objectifs, mais aussi les moyens choisis, les méthodes et les tactiques, pour arriver à une proposition à peu près équilibrée, ce qui suppose une égale compréhension des cultures de l’un et de l’autre, c’est-à-dire très souvent, voire la plupart du temps, une violation des acquis reçus de la culture dominante ».
Les ancêtres des Kanak sont présents dans leurs vécus et leurs croyances sur l’archipel depuis trois mille ans et ont une culture coutumière. Le droit n’est pas écrit mais se transmet par l’oralité et se traduit dans le comportement des acteurs. Leurs représentations du monde sont en partie différentes du monde occidental. Par exemple, la notion de propriété n’existait pas vraiment chez les Kanak, en particulier quand en 1853, Napoléon III convoite cet archipel situé à 20 000 km de Paris. Du coup, quand un colon propose un fusil ou une bouteille d’alcool à un Kanak moyennant la signature d’un acte de propriété, ce dernier s’exécute sans pouvoir comprendre ce qu’il signe. La terre étant une entité en soi, elle ne se possède pas dans la culture kanak. Pour autant, ils comprennent vite qu’au-delà du bagne, une colonie de peuplement s’installe et revendique ces titres de propriété, afin d’y exploiter les ressources agricoles et minières (nickel). Cela donnera lieu à deux insurrections kanak, en 1878 et 1917, qui aboutissent à leur repli dans des territoires dédiés, dénommés « les réserves ». Les Kanak subissent le même sort que les Indiens d’Amérique. Dépossédés de leurs terres et contaminées par de nouvelles épidémies, la population chute de 100 000 personnes à 28 000 personnes en 1900.
Vouloir imposer les lois de la République française en matière de corps électoral sans négocier et surtout sans les adapter à la singularité de ce territoire, réactive ces traumatismes.
2. Négocier ou passer en force
Lors de la première cohabitation en 1986, Bernard Pons, ministre des DOM-TOM, met en place un référendum d’autodétermination en septembre 1987 auquel peuvent participer tous les résidents depuis au moins trois ans. Arithmétiquement, le FLNKS se sait minoritaire et appelle au boycott car les Kanak représentent alors près de la moitié des 160 000 habitants de Nouvelle-Calédonie mais seulement 80 % d’entre eux sont indépendantistes. En outre, Bernard Pons avait promis dans son nouveau projet de statut, qui remettait en cause les avancées autonomistes antérieures, que les élections des régions calédoniennes n’auraient pas lieu en même temps que le premier tour des élections présidentielles afin que cette actualité de métropole ne chasse pas cette actualité de Nouvelle-Calédonie. Il ne tiendra pas ses engagements, ce qui déclenchera l’extrême colère des Kanak et la tragédie de la prise d’otages d’Ouvéa le 22 avril 1988.
Dans les accords de Nouméa de 1998, il était prévu la tenue de trois référendums d’autodétermination. À la question « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté́ et devienne indépendante ? », 56,4 % des votants ont répondu non. Le 4 octobre 2020, le « non » l’a emporté à nouveau avec 53,26 % des voix. A l’automne 2021, peu de temps avant la tenue du 3e et dernier referendum, la Nouvelle-Calédonie est durement frappée par le covid. Les Kanak demandent le report de six à neuf mois le temps de respecter la coutume des 200 à 300 familles endeuillées. Sébastien Lecornu, alors ministre des Outre-Mer, refuse et maintient la date du 12 décembre de la même année. Nous étions nombreux à considérer que le non-report était une erreur. Le FLNKS a alors appelé au boycott, et le « non » l’a emporté avec 56 % d’abstention.
Passer en force au profit des loyalistes renforce paradoxalement les partis indépendantistes. Décaler de quelques mois aurait renforcé la pleine légitimité de ce dernier référendum et permis la négociation de la réforme du corps électoral de manière plus apaisée.
3. Diviser ou adopter une posture d’impartialité
Pour éviter la guerre civile, l’État français doit agir en tiers impartial entre les loyalistes et les indépendantistes. L’histoire a montré que confier ce dossier au ministre des Outre-Mer n’offre pas les garanties d’impartialité suffisante. Il en va de même du ministre de l’Intérieur qui a également contribué à l’impasse actuelle selon Jean-Marc Ayrault : « Depuis Michel Rocard, c’est Matignon qui pilote, qui rassure, qui crée du lien. Dernier à l’avoir fait, Edouard Philippe avait pris les choses au sérieux, or, depuis, on a bifurqué vers le ministère de l’intérieur, on est entré dans un jeu tactique, on joue sur les divisions du camp indépendantiste. ». Le fait est que le choix de choisir comme secrétaire d’État Sonia Backès, cheffe de file de la droite loyaliste à Nouméa, interroge. S’appuyer sur elle alors qu’elle « met en cause la légitimité du gouvernement calédonien et propose de fédéraliser la Nouvelle-Calédonie », c’est bien tout le contraire de la posture d’impartialité requise, qui nécessite de ne pas prendre parti ni de privilégier l’un ou l’autre des deux camps.
On comprend mieux cet appel répété à une nouvelle mission du dialogue, à l’envoi de médiateurs véritablement indépendants et impartiaux. Cette demande devrait être honorée sans plus attendre par Gabriel Attal qui va tenter désormais de sortir par le haut de cette mauvaise passe.
4. Réfléchir sous la pression du temps ou sur le temps long
Michel Rocard a permis les accords de Matignon en 1988 en enjoignant chacun des protagonistes à penser sur le long terme. Ce temps, comme l’a rappelé François Mitterrand, a été « jugé nécessaire pour réduire les inégalités, former les jeunes, habituer les citoyens aux responsabilités, construire les équipements indispensables au progrès, routes, écoles, dispensaires, veiller à l’épanouissement des diverses cultures ».
D’autre part, alors que les Caldoches loyalistes peuvent désigner un mandataire qui a véritablement le pouvoir de négocier comme Jacques Lafleur en son temps, il en va différemment des Kanak, qui ont coutume de discuter entre eux jusqu’à ce qu’ils parviennent à la quasi-unanimité.
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Décréter que, si aucun accord n’est trouvé d’ici à la fin juin, le Congrès se réunira pour imposer la réforme, c’est une nouvelle « négation de la culture kanak et océanienne », comme le rappelle Jean-François Merle, qui a participé à l’accord de Matignon en 1988.
5. S’attaquer au problème ou aux personnes
Sans justifier la violence, Rocard faisait le constat que « toute guerre inégale en termes de rapport de force conduit le plus faible à choisir des moyens guerriers moins académiques et moins reconnus que ceux que peut se permettre le plus fort ».
Le 22 avril 1988 se déroule la prise d’otages d’Ouvéa : quatre gendarmes sont tués et seize autres sont retenus prisonniers dans une grotte. Le 5 mai, dans l’entre-deux- tours des élections présidentielles, l’assaut est ordonné. Les otages sont libérés mais les dix-neuf preneurs d’otages kanak sont tués et deux militaires meurent dans l’assaut. Jacques Lafleur considérait le FLNKS comme « terroriste » et refusait de rencontrer son chef, Jean-Marie Tjibaou. Il a fallu des trésors de patience et d’habileté à la Mission du Dialogue envoyé par Rocard pour permette cette rencontre, retracée dans le roman graphique, La solution pacifique (Delcourt, 2021).
Aujourd’hui, le ministre de l’Intérieur a qualifié de « mafieuse, violente », la Cellule de coordination des actions de terrain, qui regroupe syndicats et militants indépendantistes calédoniens. Les manifestations étaient pourtant au départ pacifistes, avant que les choses s’enveniment et que des débordements deviennent incontrôlés quand des pilleurs s’en sont mêlés. Le haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie a également déclaré « La CCAT est une organisation de voyous qui se livre à des actes de violences caractérisées avec la volonté de tuer des policiers, des gendarmes, des forces de l'ordre. ». Sa dissolution avait été demandée par l’ancienne secrétaire d’État Sonia Backès, figure anti-indépendantiste. Avec ces prêts d’intention extrêmes, l’histoire bégaie à nouveau.
Quel que soit le conflit, pour en sortir, il s’agit de ne pas confondre le joueur et le ballon. Mieux, comme le disait Yitzhak Rabin, « il faut combattre le terrorisme comme s’il n’y avait pas de négociations, et négocier comme s’il n'y avait pas de terrorisme ».
6. En faire un sujet de politique intérieure ou de politique internationale
Quand on veut tuer son chien on dit qu’il a la rage. En 1988 déjà, avec les essais nucléaires dans le Pacifique, l’Australie comme la Nouvelle-Zélande n’auraient pas été mécontentes du départ de la France. Quelques jeunes Kanak avaient été accueillis dans des camps d’entrainement en Libye par Kadhafi. Il est vrai qu’à l’époque, il n’y avait pas les réseaux sociaux et cela amplifie ce phénomène. Il est avéré aujourd’hui que les Outre-mer font désormais l’objet d’opérations systématiques « d’ingérence ou de déstabilisation » par des pays étrangers (Russie, Chine mais aussi Azerbaïdjan).
La Russie joue sur le ressentiment anti-français dans son front contre l’Occident comme elle a réussi à le faire avec beaucoup d’efficacité en Afrique. La Chine lorgne sur le nickel, indispensable notamment pour sa production de batteries électriques. L’Azerbaïdjan se venge non seulement du soutien de l’Arménie par la France après l’annexion du Haut Karabakh, mais tient aussi son rôle au sein du mouvement des non-alignés dont le FLNKS fait partie à l’ONU.
La Nouvelle-Calédonie demeure un territoire autonome inscrit aux Nations unies dans le cadre des territoires à décoloniser. Ce n’est pas un simple sujet national mais international scruté par le monde entier. En particulier par les autocrates, qui espèrent trouver des arguments sur la faillite des régimes démocratiques.
7. Pousser au statut quo ou revoir la répartition des compétences entre l'État français, la Nouvelle-Calédonie, les provinces et les communes.
Rocard avait rappelé aux Néo-Calédoniens qu’il y avait trois formes d’indépendance : « à la guinéenne, c’est-à-dire brutale, avec pour conséquences l’isolement et la grande pauvreté ; à la chypriote, avec une partition de l’île, et il y en a une troisième, à la brésilienne, avec le mélange des communautés dans un rapport fluide et dynamisant avec l’ancienne métropole ».
Indépendantistes et loyalistes conviennent qu’il était nécessaire de revoir la question du corps électoral spécial, qui n'a plus évolué depuis 1998. Ils sont même d’accord pour permettre aux 12 000 personnes nées en Nouvelle-Calédonie après 1998 de voter aux élections provinciales. Le désaccord porte sur les 13 000 autres habitants arrivés en Nouvelle-Calédonie depuis plus de dix ans. Leur nombre peut déséquilibrer le rapport de force électoral définitivement puisque les Kanak ne représentent plus que 40 % de la population depuis les années 70.
Le FLNKS s’est dit prêt à examiner la situation de ceux qui sont installés depuis longtemps et n’ont pas d’autre pays, qu’ils aient une ascendance française, vietnamienne, polynésienne, wallisienne… Pour autant, ils demandent que ce soit réalisé dans un accord plus global pour poursuivre les fondations de la citoyenneté spécifique de la Nouvelle-Calédonie et de son « destin commun ». Le FLNKS demande une « indépendance association », c’est-à-dire une sorte de partenariat entre la France et la Nouvelle-Calédonie, avec des liens très forts, puisque la France continuerait à assurer certaines fonctions régaliennes à entériner : Police, Justice, Monnaie, Santé, Éducation…
Dans la continuité de l’esprit des accords de Matignon, il s'agit de reprendre les négociations sur un ordre du jour plus large incluant le rééquilibrage économique, politique et social afin de prévenir de nouveaux clivages et réduire les écarts de richesse bien plus importants qu’en métropole. L’appartenance à des quartiers défavorisés fait aussi partie des ferments des émeutes urbaines.
Le mot « kanak » vient, nous dit le dictionnaire, de l’hawaïen « kanaka » qui signifie « homme, être humain ou encore homme libre ». La Nouvelle-Calédonie nous semble un terrain d’observation tout à fait remarquable pour l’humanité. Sur le « caillou », des dialectiques fondamentales sont à l’œuvre et n’ont plus cours ou si peu dans le monde occidental : entre l’individualisme et le communautarisme, entre la propriété et le partage, entre l’émancipation des jeunes et le respect des anciens, entre la force écrite de la loi et la force orale de la coutume, entre la technologie et le retour à la nature, etc. À l’heure des urgences climatiques et de l’explosion des inégalités sociales, la Nouvelle-Calédonie offre peut-être, sous nos yeux, les prémices d’un monde à construire. Nous appelons de nos voeux le lancement d'une nouvelle Mission du Dialogue, à l’image de celle de 1988.
Anthropologue / Conférencier / Associé du cabinet Utopies & AlterNego / Médiateur / Auteur
6 moisExcellente analyse de l'anthropologue Benoit Trépier qui rappelle les éléments du rapport au Premier ministre d'octobre 2013, intitulé « Réflexions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie ». 4 sorties possibles de l’accord de Nouméa étaient étudiées : l’autonomie pérennisée, l’autonomie étendue, la pleine souveraineté avec partenariat et la pleine souveraineté sans partenariat. Des modèles politiques de pleine souveraineté avec partenariat existent déjà ailleurs : Monaco avec la France, le Liechtenstein avec la Suisse ou les Etats fédérés de Micronésie avec les Etats-Unis. https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/06/08/nouvelle-caledonie-la-solution-de-compromis-la-plus-raisonnable-est-l-independance-en-partenariat_6237996_3232.html
Psychologue du travail en NC - aveNir Compétences
7 moisA méditer et agir en Nouvelle-Calédonie... Deux mondes vivent en parallèle, au mieux en se méconnaissant, au pire en continuant à creuser des tranchées et observer l'autre camp. Au final, aucun projet, ni commun, ni spécifique (à part l'indépendance ou rester dans la FRANCE); et aucun des sujets de fond traités en commun depuis 35 ans entre les élus (aménagement du territoire, éducation, eau, développement économique, pauvreté, instruction,...).
Freelance Colourist I Editor I Online artist
7 moisEnfin un article qui pose les termes. Je partage.
artiste peintre chez galerie d'art
7 moisQuel que soit le domaine, les passé éclaire le présent ... Vincente Briata
Senior Portfolio Manager
7 moisMerci pour votre article particulièrement riche et instructif. C'est ce qui me pousse à revenir sur Linkedin malgré tout, en dépit du "bragging" incessant et d'une vacuité intellectuelle lassante.