Les Dos et Tres de Mayo
Lorsque le visiteur pénètre dans la salle qui leur est consacrée au musée du Prado, deux toiles de Goya lui sautent au visage. Représentant le Dos et le Tres de Mayo, ces chefs d’œuvre font partie des représentations les plus célèbres de l’épisode napoléonien. Mais, ici, nulle propagande, nuls héros chevauchant vers la mort, nulle idéalisation ou rêverie épique. Ces scènes d’émeute puis d’exécutions ne sont qu’émotion à couper le souffle, revendication de réalisme et, au fond, témoignage poignant de la folie des hommes –irrationnelle (2 mai 1808) ou organisée (3 mai)-, images de violence renvoyant dos à dos émeutiers et exécuteurs. Le combat est ici à front renversé. L’armée napoléonienne, héritière de celles de la Révolution et, comme telle, censée apporter la liberté aux nations, se heurte au soulèvement d’une nation jusque-là méprisée qui prend conscience d’elle-même en ces deux journées de 1808. Etaient-ils plus nombreux, les Madrilènes qui s’attaquèrent aux soldats de Murat que ces Parisiens qui, le 14 juillet 1789, prirent d’assaut le symbole de l’absolutisme et de l’arbitraire ? Malgré les apparences, les deux affaires sont du même type : elles sont historiques, mais aussi –et surtout- mythique, « porteuses de sens », comme on dirait aujourd’hui. Le 2 mai 1808, naquit peut-être, si l’on en croit de nombreux historiens, l’Espagne moderne… même si elle mit plus d’un siècle et demi à en tirer les conséquences. Quant à l’événement lui-même, il démasqua en partie l’épopée : l’armée française utilisa, pour réprimer le soulèvement, les méthodes brutales d’une armée d’occupation.
A Bayonne, Napoléon avait fort bien reçu Charles IV, un vieil allié à qui il avait dit son dépit de l’avoir vu abdiquer en faveur de son fils Ferdinand. Ce dernier avait été nettement moins bien accueilli. Entraîné sur les bords de la Nive par le général Savary, expert en missions délicates, il n’avait eu droit qu’au protocole princier, lui qui se prenait déjà pour Ferdinand VII.
La souricière imaginée par l’empereur des Français fonctionna à merveille. Charles renonça à son abdication et accepta que la lieutenance générale de son royaume fût confiée à Murat, dont les troupes occupaient sans encombre Madrid. Tout se passait donc en douceur. Ne restait plus qu’à convaincre Ferdinand d’adhérer au dispositif. .
A Madrid, en l’absence du roi et de son fils, le pouvoir avait été confié à une junte provisoire de gouvernement qui s’entendait plus ou moins bien avec Murat. Afin d’éviter à cette instance de s’inventer des solutions alternatives en cas d’arrestation de Ferdinand à Bayonne, Napoléon donna l’ordre à son beau-frère de diriger vers Bayonne les autres membres de la famille royale. Le choix s’arrêta d’abord sur l’ex-reine d’Etrurie, dont les territoires toscans avaient été confisqués par la France, et le jeune infant Francisco, tous deux enfants de Charles IV. Leur départ fut programmé pour le matin du 2 mai 1808. L’annonce de cette nouvelle mit Madrid en émoi. La junte s’en ouvrit à Murat et parla même, hors la présence du maréchal, de « déclarer la guerre à la France ». Une lettre rassurante de Charles IV, appelant ses enfants auprès de lui, et la déclaration de la reine d’Etrurie affirmant qu’elle quittait Madrid de son plein gré parvinrent à apaiser les craintes des officiels. Mais le « peuple », lui, ignorait tout de la situation.
Comme souvent dans des embrasements de ce type, la recherche des prétextes –l’étincelle qui met le feu aux poudres- est très difficile. Ce qui est sûr, c’est que le 2 mai, à huit heures du matin, les carrosses de la reine d’Etrurie et de l’infant Francisco furent avancés et s’arrêtèrent devant le palais royal où une foule nombreuse était rassemblée, sans qu’on sache exactement ce qui (et qui) l’avait attirée là. Manifestement, les Madrilènes étaient venus protester contre le transfert de leurs princes. Nul ne broncha lorsque la reine prit place dans sa voiture et s’éloigna. En revanche, l’apparition de l’infant provoqua un mouvement qui dégénérera en drame. Vers dix heures trente, en effet, le bruit se répandit que Francisco était en larmes et refusait de quitter les lieux. La tension monta d’un cran. Au même moment, le chef d’escadron Lagrange, aide de camp de Murat, se présenta sur la place. Il n’en fallut pas plus pour que la population s’imagine que l’enfant allait être enlevé de force. Une cinquantaine de personnes tenta de pénétrer dans le palais pour le sauver. Dehors, Lagrange fut entouré et frappé, dans l’indifférence des plantons espagnols qui gardaient le palais. Un sort plus grave lui fut épargné de justesse par l’intervention vigoureuse d’une quinzaine de grenadiers de la Garde impériale stationnés à peu de distance. Les premiers coups de feu furent tirés. Le premier sang coula. La machine de la révolte était lancée. En quelques minutes, l’émotion populaire, attisée par quelques activistes -dont les officiers Velarde et Daoiz ou l’artisan José Blas Molina, considérés depuis comme les héros du Dos de Mayo-, se transforma en émeute. On courut aux armes, quelles qu’elles soient, on se regroupa, on appela au secours les 3 000 hommes de la garnison espagnole, dont une poignée seulement obtempéra, et environ 20 000 Madrilènes ouvrirent la chasse aux Français isolés. Plusieurs dizaines furent assassinés. Pendant une bonne partie de la matinée, la foule en furie fut maîtresse des rues.
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Informé de la situation, Murat décida de contre-attaquer en utilisant les grands moyens. Il disposait de 10 000 hommes en ville et de 20 000 aux environs. Il ordonna de former des colonnes qui remonteraient les grandes avenues jusqu’à la Puerta del Sol, centre de l’émeute. Lui-même se porta au cœur de l’action, à la tête d’un peloton de Mamelouks, de quelques compagnies de marins de la Garde et d’un bataillon de troupes de lignes. Les cuirassiers, cavalerie lourde peu adaptée au combat de rues, suivaient à peu de distance. Premiers sur les lieux, les Mamelouks essuyèrent un feu nourri. L’un d’eux, le célèbre Mustapha, héros d’Austerlitz, fut tué d’une balle, ce qui eut pour conséquence de rendre furieux ses camarades qui redoublèrent d’activité. Leur charge fut terrible, les têtes des insurgés volant sous leurs cimeterres, les moines d’une abbaye d’où étaient partis des coups de feu étant consciencieusement égorgés ou défenestrés. On ne fit pas de quartiers, de part et d’autre. En quelques heures, Murat redressa la situation. Sagement, il ordonna de cesser la chasse à l’homme, afin de ne pas encourager la résistance. Des centaines de cadavres gisaient sur le pavé.
Dès la fin des combats, le représentant de l’empereur publia proclamations et ordres du jour visant à séparer les émeutiers du reste de la population. Seuls les premiers devaient être présentés devant une commission militaire, présidée par le général Grouchy. Elle devait juger de façon expéditive tous ceux qui étaient surpris porteurs d’une arme, direction : le peloton d’exécution. Au-delà de la capitale, Murat ordonna que tout village où un Français serait assassiné soit brûlé. « Je suis fort aise de la vigueur que vous avez mise », devait lui écrire Napoléon (5 mai 1808). Sourd aux alarmes de ses envoyés, comme le nouvel ambassadeur de France Laforest ou les membres de l’état-major, l’empereur pensait n’avoir affaire qu’à une simple émotion. Avec un peu de fermeté et de sang, tout rentrerait dans l’ordre. Lorsque le jour du 3 mai se leva, la commission militaire était depuis longtemps à pied d’œuvre. Des fournées d’émeutiers ou assimilés lui furent présentées. Elle ne fit preuve d’aucune clémence. Après simple constatation d’identité et de la matérialité des faits, les prévenus étaient livrés aux pelotons qui opérèrent sans discontinuer au Prado, dans le patio de l’Eglise Buen Suceso, sur la montagne du Principe Pio, pratiquant même souvent des fusillades collectives. C’est ce que Goya a représenté avec son Tres de Mayo.
Selon les rapports officiels, dont celui, circonstancié, de Belliard, chef d’état-major de Murat, 400 personnes furent passées par les armes, dont les infirmiers espagnols de l’hôpital militaire qui, la veille, avaient torturé puis tué des blessés français. On ajoutera à ce bilan les 600 émeutiers tués dans les combats et la répression du 2 mai. Il y eut donc environ 1 000 morts espagnols pendant les deux journées, n’en déplaise aux historiens ibériques du XIXe siècle qui comptèrent de cinq mille à vingt-cinq mille ( !) victimes. Côté français, environ deux cents hommes étaient tombés, la plupart au matin du 2 mai.
A l’annonce du soulèvement madrilène, Napoléon imposa « sa » solution pour l’Espagne à Charles et Ferdinand. Les deux renoncèrent au trône et acceptèrent les pensions qui leur étaient offertes pour disparaître de la scène. Leurs droits passèrent bientôt à Joseph Bonaparte. Mais ces journées des 2 et 3 mai 1808 eurent d’autres conséquences, cette fois bien fâcheuses pour Napoléon et son système. La nouvelle de l’insurrection et de la répression se répandit à travers toute l’Espagne qui se souleva, des juntes locales surgissant du néant et appelant au soulèvement. Elles réveillèrent le sentiment anti-français dans toutes les classes. Une véritable révolution -que les Espagnols appellent encore aujourd’hui « la guerre d’indépendance »- venait de commencer. La Grande Armée allait y perdre son invincibilité et ses meilleures forces.
PhD student. Historiador. Historian. Investigador universitario becado y desarrollando mi proyecto de tesis en el Departamento de Filosofía y Sociedad (UCM) y en el IUCCRR.
6 moisMerci Thierry, J'espère que vous serez intéressé par ces informations que je partage avec vous -El Parque de Artillería de Monteleón: 1808, historia y conflicto- https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=7901730 Cordialement.