Qui est dans le tombeau des Invalides ?

Qui est dans le tombeau des Invalides ?


Tuons le suspense immédiatement : c'est bien Napoléon qui repose dans le tombeau des Invalides. Mais comme, d'après certains, le démontrer, voici un petit dossier sur cette fausse et hallucinante énigme.

Napoléon est mort à Sainte-Hélène le 5 mai 1821. Inhumées sur l’île quatre jours plus tard, ses cendres y sont restées jusqu’en octobre 1840, époque à laquelle une mission française vint les chercher pour les ramener en France. Elles sont arrivées à Paris le 15 décembre suivant et ont été déposées aux Invalides.

Naissance de la thèse de la substitution

En 1969, un journaliste se faisant appeler Georges Rétif de La Bretonne (son vrai nom était Rétif) publie un ouvrage intitulé : Anglais ! rendez-nous Napoléon !. Selon lui, entre 1821 et 1840, les Britanniques ont exhumé l’empereur et remplacé son corps par celui de son maître d’hôtel, Cipriani, lui-même mort à Sainte-Hélène en février 1818. Rétif affirme en outre que les restes de Napoléon ont été transférés… à l’abbaye de Westminster où ils se trouveraient encore, sous une dalle évidemment anonyme et non localisée.

Cette théorie a été reprise par M. Bruno Roy-Henri dans un livre qui a connu un certain écho, grâce à une habile politique de relations-presse, si bien qu’aujourd’hui, un doute s’est instillé dans certains esprits.

Dans son ouvrage L’histoire interdite, M. Franck Ferrand a laissé entendre qu’il adhérait aux thèses de M. Roy-Henri. Mais ce jugement date de plusieurs années et il faudrait vérifier si l'intéressé est toujours du même avis.

Ces trois historiens (M. Rétif est décédé) sont les seuls à soutenir la thèse d’une substitution qui est réfutée par l’ensemble de leurs confrères.

Une des conséquences de la popularisation de cette thèse par les médias, souvent avides de sensationnel, est qu’il n’est pas rare d’entendre que, pour être certain de la présence de Napoléon aux Invalides, il faudrait ouvrir le tombeau du Dôme pour en identifier le locataire.

Substitution et méthode historique

Les énigmes historiques donnent l’occasion de rappeler qu’il n’y a pas d’histoire, même la plus élémentaire et simplifiée, sans un minimum de recul et de méthode historique. La théorie de la substitution du corps de Napoléon en offre un exemple d’école : elle tient à un seul document et se dissout d’elle-même dès lors qu’on analyse ce document de façon critique.

On remarquera ici que la mort, l’autopsie, l’ihumation (1821) et l’exhumation (1840) de Napoléon sont des événements qui sont très « documentés » : procès-verbaux, lettres, mémoires des témoins et même croquis réalisés sur place. Aucun de ces documents ne laisse planer le moindre doute sur la présence de l’empereur aux Invalides.

De quoi se nourrit la thèse de la substitution

Episode 1

Autopsié le 6 mai, le corps de Napoléon fut déposé le 7 en fin d’après-midi dans un cercueil en fer blanc emboîté dans un cercueil de bois lui-même placé dans un cercueil de plomb. Un quatrième cercueil en bel acajou fut livré le 8 mai au soir. L’Empereur fut donc enterré dans quatre cercueils emboités, ce que confirment tous les mémoires des témoins.

Dans ce concert de certitude, les partisans de la substitution ont cru faire leur miel d’un point secondaire : le valet de chambre de l’empereur, Louis Marchand, dressa un procès-verbal le 7 mai au soir, dans lequel il ne mentionnait que trois cercueils.

Episode 2

Le 15 octobre 1840, lorsqu’on exhuma le corps de Napoléon pour le ramener en France, on procéda à l’ouverture des cercueils pour vérifier que la dépouille s’y trouvait bien. Tous les témoignages concordent : on dut alors ouvrir quatre cercueils.

Episode 3

Laissant de côté tous les témoignages et éléments d’archives qui attestent qu’il y avait bien quatre cercueils en 1821, Georges Rétif se concentra sur le procès-verbal du 7 mai pour affirmer qu’il n’y en avait que trois. Et s’il y en avait trois en 1821 et quatre en 1840, c’est qu’entre-temps, on avait ouvert la tombe de Napoléon pour voler son corps et le remplacer par celui de Cipriani. CQFD.

Réfutation de la thèse de la substitution

Il fallait une grande imagination pour fonder la thèse de la substitution sur le seul procès-verbal de Marchand qui, le 7 mai, avait bien vu trois cercueils et ignorait alors que le quatrième serait livré le lendemain. Le même Marchand parle bien d’ailleurs de quatre cercueils dans ses Mémoires postérieurs.

Mais M. Rétif et son successeur ne manquent pas d’imagination : ils développent leur théorie en montant en épingle les moindres contradictions dans les témoignages, voyant des faits troublants là où tout pouvait s’expliquer aisément, réfutant les documents qui les contrarient et sur-interprétent ceux qui ont une petite chance de lui donner ce qu’on n’ose appeler de la crédibilité.

Quasiment muet sur le « pourquoi », ces deux auteurs sont en revanche prolixes sur le « comment », quitte à souvent se prendre les pieds dans le tapis. Ainsi, sachant que le gouverneur de Sainte-Hélène, le terrible Hudson Lowe, était revenu sur l’île en 1828, ils en concluent que c’est lui qui procéda à la substitution. Il exhuma Napoléon et Cipriani, habilla le second avec un uniforme de l’empereur (dix ans après la mort du domestique, cela ne dut pas être commode), plaça (mal) des décorations, un chapeau, des boîtes d’argent contenant le cœur et l’estomac, ré-inhuma Cipriani dans la tombe de Sainte-Hélène puis chargea les lourds cercueils du vainqueur d’Austerlitz sur un bateau, direction l’Angleterre et l’abbaye de Westminster. Le tout eut lieu, bien sûr, sans que personne ne s’en aperçoive et ne le note dans aucun document, alors même que pendant les trois jours et deux nuits qu’il passa sur l’île, Lowe fut sans cesse entouré et accompagné (une revue, deux dîners, des visites). De même, les archives anglaises ne gardent nul souvenir d’une inhumation à Westminster en 1828 ou 1829. A ces objections, Rétif et Roy-Henri répondent qu’il est normal qu’il n’y ait pas de document… puisque le dossier est secret !

Et bien sûr, il y a un grand complot

Selon les deux partisans de la substitution, tout le monde était au courant de l’affaire dans les milieux officiels. Si, lors de l’exhumation de 1840, tous les témoins affirmèrent que c’est bien le corps de Napoléon (bien conservé) qu’ils virent lors de l’ouverture des cercueils, ils mentirent en réalité… pour éviter que la découverte de la substitution des corps ne provoque la guerre avec l’Angleterre. Depuis lors, une sorte de « conspiration du silence » veille. Le secret se passe de bouches à oreilles et ceux qui le détiennent ne sont pas près de dire la vérité qu’il s’agisse du gouvernement britannique, de nos rois et présidents. Même Napoléon III était au courant, ce qui expliquerait qu’il ait revu à la baisse le budget du tombeau des Invalides. Toutes ces forces défendraient une « histoire officielle » sur fond de préservation de l’Entente Cordiale avec la perfide Albion.

Et pour couronner l’intrigue, il y a derrière ceci une sordide histoire de gros sous : si on finissait par reconnaître (car il ne s’agit plus de prouver) que Napoléon n’est pas aux Invalides, la fréquentation du lieu (un million de visiteurs par an) s’effondrerait aussitôt, plongeant le Musée de l’Armée dans une crise financière inextricable.

Conclusion

Lorsqu’on l’examine de près, en historien, documents à l’appui et sens critique en éveil, la thèse de la substitution ne repose que sur l’imagination débridée de ses créateurs. Elle doit être rejetée sans aucune hésitation. Dès lors, on ne peut que refuser l’idée tout aussi farfelue d’ouvrir le tombeau du Dôme : aucun élément sérieux ne justifie la profanation d’un des hauts-lieux de la mémoire nationale.


 

Antony BELIN

Couteau suisse : spécialiste de l'archivage électronique intègre et multifonctions - Le handicap est une force, il m'en dit "cap'"...

9 mois

Thèses farfelues et complotistes à souhait dignes de figurer sur les chaînes RMC, ne manquant pas de nous dire que l'Empereur fût (non, "fut", car tout est affirmation chez eux) un extra-terrestre (le premier de tous ceux qui nous dirigent sans le savoir), son corps pouvant circuler d'un cercueil à l'autre... Ce monde est décidément intellectuellement affligeant, mais manifestement, ce n'est pas si nouveau que cela, ce sont les vecteurs de diffusion en masse qui le sont... Merci à Thierry et autres grands historiens, de cette période ou d'autres, de nous régaler de ces charlatanismes et de rétablir les faits, par les archives, avec (ce qui ne gâche rien) des talents de conteurs !

Francois Mattioli

Executive Sales Director with expertise in Key Account Management

9 mois

"L'histoire appartient a ceux qui la raconte"

Werner Legrand-Montigny

Conseiller Développement Entreprise | CCI Grand Lille

9 mois

Ah, le goût du mystère et de l'aventure... C'est inouï ce qui peut être inventé ! Merci, Monsieur Thierry Lentz, de redresser les choses. Mais ne nous n'y trompons pas, il faudra y revenir régulièrement. Les mythes ont le cuir épais.

Jean Pierre Violino

Historien et associations culturelles

9 mois

Superbe démonstration face aux idées farfelues de pseudo historiens. Merci pour ce texte

Aline Bourdères Voinot

Auteur Romans historiques, Nouvelles

9 mois

Vous me rassurez Monsieur Lentz !

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