Les lèvres quittées la parole allait à l'aventure* ...
(Lorsque j'étais élève de 7ème, c'est ainsi qu'on dénommait jadis le cours moyen deuxième année dans les petites classes des lycées ou dans les villes prétentieuses , l'instituteur eut l'idée saugrenue de me confier l’écriture d'un poème pour alimenter le journal de classe. Je m'attelai donc à la tâche, l'esprit bucolique. Quand vint le temps de soumettre l'œuvre à son légitime censeur ce dernier par un impitoyable « Ce n'est pas un poème, cela ne rime pas », mit fin à ma carrière de futur poète maudit. Ce manque d'académisme, à ce point désolant, nécessita plusieurs années d’études secondaires pour être partiellement comblé. Il me fallut endurer de nombreuses migraines pour être en mesure de m’apitoyer sur la faiblesse congénitale de la rime en E muet, reconnaître le genre des autres, leur pauvreté ou leur richesse, traquer la césure de l'hémistiche, souligner les enjambements et les rejets mais encore, distinguer la diérèse de la synérèse** . Sans être devenu un expert, l'hexamètre, l'alexandrin et l'octosyllabe n’avaient plus de secrets et je pouvais apprécier la virtuosité métrique d’un sonnet ou la subtilité des fatrasies ***de Philippe de Beaumanoir. C’était bien suffisant pour obtenir une note honorable au baccalauréat mais trop convenu à mon goût. C'est qu'entre temps, j'avais découvert que la poésie pouvait se passer de rime et même de vers, que r que le rythme exigeant des régularités acoustiques, la rupture du mètre n'entrainait pas la dissonance. En conséquence, seuls les mauvais poètes composent des vers sans poésie. J’étais donc réhabilité. Ce n’est pas en faisant des exercices de grammaire que l'on devient écrivain ! A force d'autopsier la poésie comme un objet d'analyse, on finirait par la dépouiller de son essence. Celle-ci n'a rien à voir avec les allégories froides, les embellissements ou la mécanique servile de la grammaire métrique. Un poème en vers ou en prose dans sa banale et claire beauté ou dans son hermétisme, nous dit quelque chose de la vie et de la mort de l’expérience et de la brève temporalité de l'humain. Chaque œuvre poétique- en écartant bien entendu celles des rimailleurs- possède une identité. Car le poète s'y expose corps et âme. Même à partir du prétexte le plus futile, il est le maître des métamorphoses des formes et du langage. La figure du poète suppose la perception presque oraculaire des réalités. Plus que le romancier, il est celui qui s'arroge toutes les licences. Le brouillard peut ne pas être le brouillard et l'éternité durer moins d'une seconde. On l'imagine suspendu à l'éther alors qu'il ne fait qu'ordonner son propre chaos. Il peut atteindre à l'universel en demeurant singulier.
Déjà, je vois sous le rivage
La terre jointe avec les cieux
Faire un chaos délicieux
Et de l'onde et de leur image
Racine (L'étang dans Promenades de Port-Royal)
Quelle autorité pourrait imposer des frontières ? La poésie est une langue transversale qui exprime une vision particulière du monde, et conduit ses adeptes vers une dimension supérieure de la production symbolique. On ne peut pas la définir en termes de catégories littéraires ou artistiques car ses sources d'inspiration et d'expression sont multiples, tant elle modifie l'acte d'écrire et de dire en réinventant la langue par ses audaces. L'intelligence s’avère souvent impuissante à en saisir la fulgurante émotion ou la puissance évocatrice. Sa géographie sonore offre une vision subjective contre la réalité affirmée, pourtant, la poésie ne renvoie pas toujours au monde trouble des « obscurités fertiles » de Rimbaud
Elle est retrouvée.
Quoi ? L'Eternité
C'est la mer allée
Avec le soleil.
Rimbaud (L'éternité dans Derniers vers)
Au plus fort de l'orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C'est l'oiseau inconnu, il chante et il s'envole. René Char (Rougeur des Matinaux dans Les Matinaux )
La poésie n'est pas une sorcellerie, ses enchantements nous libèrent. Son alchimie opère même chez les auteurs les plus classiques. Quel que soit le choix du poète, métrique syllabique ou rythme syntaxique, rimes ou effets sonores, la langue est domestiquée car elle sert toujours une parole qui le dépasse. La tradition n'attribue-t'elle pas au poète, un feu sacré ? ****
* Eluard
** Diérèse. On prononcé har/mo/ni/eux -Synérèse. On prononce har/mo/nieux. Cela a donc une incidence sur le nombre de pieds d'un vers.
*** Une fatrasie est un poème dont chaque vers peut se lire indépendamment, très prisée à l'époque médiévale, elle a eu les faveurs des Surréalistes.
****Et même prophétique comme l’atteste le mot latin vate !.
Je ressens des aspirations illimitées chez des êtres ressentant avec regret leurs limites et je songe à l'être humain borné dans sa nature et infini dans ses vœux… Gardons la foi dans la civilisation capable de triompher des destinées qui menacent notre monde.