Les mots, l’étranger, l’aveuglement

Les mots, l’étranger, l’aveuglement

Y a-t-il une vérité dans l’art ; dans la littérature en particulier ?


Est-ce que Les mots de Sartre sont vrais ? Des mots, je ne parle pas de l’ensemble de son œuvre, ni sur le fond ni sur la forme d’ailleurs. Je parle bien de son autobiographie intitulée : Les mots de 1963. Mais que sont-ils justement ? Quelle vérité peut-on trouver dans l’art ; dans la littérature en particulier ? Ce sont bien là les questions qui fondent mon travail. Celui-ci, en particulier, mais aussi celui de celui qui recherche les fragments de vérité dans le monde qui nous entoure ; ceux et celles qui recherchent des critères de ce qui fonde la vérité ? Mais la vérité se joue souvent de nous. Quand nous pensons l’avoir atteint, elle s’enfuit. Au mieux, ne scrutons-nous pas les contours des ombres au fond de la caverne pour n’en distinguer que ses impressions subjectives ? 


En l’occurrence, Les mots de Sartre ne sont pas révélateurs. Les mots seraient-ils livrés sans le code de déchiffrement comme l’aurait dit Bourdieu ? L’on pourrait facilement arguer que je vous ai introduit à une autobiographie et que malgré tous les biais qui ont probablement conduit à son écriture, la vérité se trouve dans les souvenirs d’enfance de ce philosophe. Que du fait qu’ils s’encrent dans le temps, celui de la vie, de l’existence de Sartre et comme elle a bien existé, on peut la qualifier à souhait de vraie ! On peut aussi ajouter au passage que Sartre existe encore, malgré qu’il n’existe plus pour lui-même a contrario de sa philosophie existentialiste quoique, très subjectivement, je me rangerais plus du côté de ceux qui l’affublaient du pastiche : Jean-Sol Partre.


En face de Sartre, Jean-Sol pour les initiés, il y a symboliquement Camus. Son étranger est-il faux du fait qu’il n’a jamais existé ? Je parle de l’œuvre, L’Étranger de 1942, mais surtout de son personnage. Un homme qu’on imagine bien en lisant le roman. On l’imagine et pourtant Camus n’en fait pas une grande description. D’ailleurs, que sait-on de cet étranger ? Pratiquement rien et on se surprend rapidement de son désœuvrement affectif. À vrai dire, l’étranger est si vide de ce que l’on pourrait appeler l’essence vitale qu’on se dit qu’il est même étranger à lui-même. Mais Camus est subtile. Il arrive à nous lier à un homme vide ; un meurtrier qui n’a pour motif d’avoir tué un homme que l’incommodent momentané du soleil. On se dit même que l’étranger l’est à l’espèce humaine. Mais le génie de Camus est en définitive de nous ouvrir discrètement les yeux sur notre propre humanité. C’est ce que nous apprend la confrontation, s’il en est, entre l’étranger et son juge d’instruction. Camus arrive par effet de miroir à transposer la vacuité de son personnage d’instruction à tout l’organe de la justice qui s’occupe de son crime. Parfois nous sommes les étrangers, notre humanisme n’est pas sans faille. L’humanisme du juge d’instruction ne l’était finalement pas non plus. La littérature de Camus m’a appris des vérités fondamentales sur les hommes et je l’en remercie. 


José Saramago, écrivain et journaliste portugais, nous a quittés en 2010. Nombreux s’accordent pour dire qu’il est l’une des plus belles plumes de notre humanité. Ses livres nous plongent d’ailleurs dans ses entrailles. Pour ne citer que L’aveuglement de 1995, il nous fait plonger dans un monde où l’aveuglement s’attrape comme un virus. Le livre tout entier est une expérience de pensée où l’auteur nous dévoile une humanité qui plonge dans l’obscurité. Le lecteur ne peut se résoudre à aimer les aveugles de Saramago. Il ne le peut, car Saramago arrive à nous distiller dans l’esprit que si nous étions livrés soudainement et collectivement à un aveuglement presque soudain, nous redeviendrons des bêtes. Le surmoi de tout un chacun se dissiperait en quelques heures sous l’emprise de la peur. Ses quelques traces auraient disparu finalement, quelques semaines plus tard, sous la tyrannie de la faim. Il nous livre une vérité effrayante : aussi belle que soit notre civilisation, elle est fragile.


Je vous ai parlé d’homme, d’écrivains, de philosophes de la vérité, de Nobels de la littérature, quoiqu’un l’ait refusé. Jean-Sol ne se refait pas ! Certaine de ces œuvres, je veux dire celles de Sartre, de Camus et de José Saramago, je pourrais les trouver passionnantes, troublantes, étonnantes et même barbantes. Ne sommes-nous pas libres de nos interprétations ? Je pourrais aussi ne pas les avoir lus, qu’à cela ne tienne. Mais dans chacune de ces situations, je sais lire l’émotion que l’un ou l’autre de ces grands auteurs m’a chargée, car les hommes, les femmes de lettres qui jalonnent notre marche nous procurent bien des émotions. Il faut le reconnaître, il y a aussi une certaine forme de vérité dans le récit biographique, mais ce n’est toujours là que de ne parler que d’un homme en particulier. À mon sens, la plus grande vérité que l’on peut trouver dans la littérature se loge dans l’apprentissage par l’expérience des travers et des forces des personnages que l’on accompagne tout au long du récit, par empathie, par dégout, par admiration. Que sais-je encore ? Alors que la biographie tend parfois à l’embellissement, la littérature n’hésite pas à parler crument de ce qui nous fait défaut. À ce titre j’ai hésité à parler de Lolita de 1955, car Vladimir Nabokov est allé loin, très loin dans sa psychanalyse de l’espèce humaine…


J’avais entrepris ce travail en posant la problématique suivante : quelle vérité peut-on trouver dans la littérature ? Réflexion faite, si la littérature m’apporte certaines lumières dans ma recherche de vérité, qui plus est, dans la sélection des critères qui la fonde, elle guide aussi mes pas dans la pratique de la morale, car la morale de l’histoire prend une autre dimension pour ces œuvres qui transforment l’âme. Se rendre bon ne signifie pas tout le temps se distiller au travers de grands auteurs qui parlent ouvertement de morale, d’éthique, d’eudémonique (doctrine morale ayant pour principe que le but de l’action est le bonheur). Des ouvrages qui tentent trop directement de nous dire doctement : qu’est-ce que la vie bonne pour les mortels ? Je pensais travailler sur la vérité, force est de constater que c’est avant tout un travail moral qui a guidé ma plume. Voilà un bel exemple de sérendipité, car ma recherche m’a ouvert les yeux sur une découverte heureuse et inattendue alors que je cherchais autre chose.


Parce qu’une conclusion n’est jamais qu’une ouverture sur autre chose, il nous est permis de nous projeter demain, alors qu’une nouvelle histoire, nous ouvrirons. Sera-t-elle une littérature bonne à prendre ? Elles ne se valent pas toutes, bien évidemment ! Quels peuvent donc être les critères pour distinguer l’œuvre qui travaille notre âme ? Tout d’abord, elle sera intelligible ; le style fluide. Elle nous parlera une langue qui nous est familière, c’est-à-dire que le code de déchiffrement se trouvera déjà dans le cœur du lecteur. L’auteur nous racontera une histoire qui, nous le souhaitons, fera brûler en nous de nouvelles émotions. Il nous accompagnera sur cent, deux cents, trois cents pages. Phase après phase, paragraphe après paragraphe, chapitre après chapitre, nous serons possiblement transformés par empathie, car c’est bien là le filtre osmotique de l’amélioration morale. En ce qui me concerne, ces émotions qu’ils et elles me procurent, je ne saurais les dénier. En ce sens, je me permets d’affirmer véritablement qu’elles possèdent un sens moral. Mais gardons en tête que si de la fiction peut émaner de la vérité, de la vérité peut tout aussi bien émaner de la fiction.

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