L'intégrité des archives et la CEDH : la liberté de réécrire l'histoire?
L'Union européenne et le RGPD font parfois oublier que la CEDH a aussi son mot à dire en matière de protection des données personnelles. Hurbain c. Belgique, rendu le 22 juin 2021, était attendu, sans doute parce qu'il offrait un angle particulier pour traiter la question: celui de l'éditeur, condamné à mettre en oeuvre le droit à l'oubli.
Tout commence en 2008, lorsque le journal belge Le Soir décide de donner accès à ses archives en version électronique. Il met alors en ligne un article de 1994 dans lequel est relaté un accident de la route mortel causé par G., médecin. Ce dernier demande alors au journal de supprimer l'article ou de l'anonymiser afin qu'il n'apparaisse plus dans la liste des résultats de recherche liés à son nom. Le journal refuse la demande de G. mais demande à Google de dé-référencer l'article.
G. saisit les juridictions belges d'une action civile et obtient gain de cause: Le Soir est condamné à remplacer l'identité de G. par la lettre X.
Diffusion d'information ou protection de la réputation?
C'est donc l'article 10 de la CEDH (liberté d'expression) qui était invoqué devant la Cour par l'éditeur qui considérait que sa condamnation à anonymiser l'identité de G. portait atteinte à la liberté de diffuser des informations. Balayant les allégations relatives au caractère imprévisible de la loi, la Cour s'est attachée à déterminer combien la protection de la vie privée et de la réputation d'autrui pouvait justifier une restriction à la liberté d'expression.
Il s'agissait donc d'évaluer, d'un côté, la liberté pour la presse de diffuser des informations et, de l'autre, le droit à la protection de la réputation. Ainsi, la Cour a considéré, notamment, que la mise en ligne de l'article litigieux ne participait pas à un débat d'intérêt général dans la mesure où il ne faisait que relater un fait divers survenu près de vingts ans auparavant; que G. avait purgé sa peine et qu'il avait été réhabilité; que l'article était en libre accès sur le site du journal.
Ces éléments - parmi d'autres - ont conduit la Cour a considéré que les juridictions internes avaient procédé à une analyse raisonnable de la situation et que leur décision ne portait pas atteinte à l'article 10 de la CEDH.
L'enjeu démocratique de l'intégrité des archives
Jointe à l'arrêt, l'opinion dissidente du Juge PAVLI décrit la grande question qui, une fois n'est pas coutume, se cache derrière l'histoire individuelle: l'enjeu de cette affaire est aussi celle de l'intégrité des archives.
La Cour n'ignore pas totalement cet aspect dans son raisonnement (§100 et suiv.) même s'il apparaît surtout au stade des principes généraux. Ainsi, elle rappelle la "fonction accessoire mais néanmoins d'une importance certaine" de la presse, à savoir la constitution d'archives et leur mise à disposition du public. Elle se dit même "consciente du risque d'effet dissuasif" (§102) de la reconnaissance d'une obligation d'anonymiser un article ; de l'atteinte ainsi portée à l'intégrité des archives "qui en constitue l'essence même" (§103). Enfin, la Cour confirme sa position relative aux archives numériques, à savoir que leur importance provient, en particulier, de leur caractère immédiatement accessibles au public et généralement gratuitement.
Cependant, elle ne prend pas réellement appui sur ces éléments dans le cadre de son raisonnement. Elle ne déduit de ces considérations que la nécessité pour les juridictions internes de faire preuve de "vigilance" lorsqu'elles sont saisies d'une demande d'anonymisation, sans toutefois que cet aspect ne soit davantage précisé (quelle est la différence avec l'exigence d'attention spéciale développée dans d'autres arrêts?).
Pour le reste, la Cour déroule une analyse des plus classiques, considérant que le droit à l'intégrité des archives tel qu'il découle de l'article 10 de la CEDH n'est pas absolu et peut faire l'objet d'une restriction. C'est dans ce cadre que s'inscrit l'évaluation, décrite ci-dessus, des intérêts en présence.
Or, c'est justement en prenant appui sur la description faite par la Cour du rôle des archives que le juge dissident intervient. Se fondant sur l'émergence d'un consensus européen, il indique que la désindexation des résultats aurait suffit à respecter le droit à l'oubli numérique tout en préservant l'intégrité des archives. Il rappelle que le rôle des archives est de "conserver des documents historiques complets" et que, donc, "toute altération de leur contenu" porte atteinte à cette finalité essentielle en démocratie. Ainsi, il considère que le raisonnement suivi par la Cour ne prend pas assez en considération le rôle essentiel des archives de presse numériques. Ce faisant, il rejette la tentation de distinguer entre archives papiers (en l'espèce, non modifiées par la décision des juridictions internes) et archives numériques. C'est pourtant sur ce point que reposait, principalement, le raisonnement de la Cour pour valider l'ingérence (§129).
La conclusion du juge dissident est inquiétante:
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"la Cour pourrait avoir ouvert la porte, sans aucune raison valable selon moi, au nettoyage inconsidéré d'archives journalistiques".
L'opinion dissidente offre ainsi une perspective intéressante sur l'enjeu plus général de l'affaire, qui ne transparaît pas suffisamment de l'arrêt de la Cour.
Rappelons, d'ailleurs, que l'article 17 du RGPD - cité dans l'arrêt de la Cour - prévoit bien une exception au droit à l'effacement lorsque le traitement de la donnée est nécessaires à des fins archivistiques...
Conclusion
A l'heure de scandales médiatiques répétés mettant en jeu la violation de données personnelles, il faut se réjouir de voir le juge européen prendre au sérieux les exigences de l'article 8 CEDH en la matière.
Cependant, la mise en balance des intérêts à laquelle il a procédé, dans cette affaire, est strictement individuelle: le traitement de données personnelles de G. d'un côté et l'exigence d'anonmysation de l'article par l'éditeur de l'autre. Cette démarche n'est pas une surprise en raison de la nature du contrôle effectué par la Cour dans le cadre d'une requête individuelle.
La raison d'être de la Cour européenne dépasse néanmoins largement l'horizon des requêtes dont elle est saisie. Le préambule de la CEDH place l'action du juge européen dans le cadre de développement de la démocratie: indépendamment de la réponse donnée, il est alors des questions qui méritent, d'abord, d'être complètement posées.
Manuela Brillat
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PUISSANCE S
3 ansImpressionnant