Nudge me if you can: Les nudges au service de l'aide humanitaire
L'aide au développement des pays les plus pauvres est une des initiatives les plus louables qui soit. Cependant, et malgré toutes les bonnes volontés, de plus en plus de voix s'élèvent pour dénoncer certains effets "pervers" de cette aide. Dans son livre Dead Aid: Why Aid Is Not Working and How There Is a Better Way for Africa, Dambisa Moyo - ancienne consultante de la Banque Mondiale et économiste chez Goldman Sachs - nous éclaire sur les raisons qui expliquent, malgré les centaines de milliards d'aide reçus, l'appauvrissement incessant de l'Afrique et l'extrême faiblesse de sa croissance : la corruption et l'absence de développement d'un tissu économique prospère en seraient les principales causes.
Mais l'aide humanitaire peut aussi s'avérer néfaste sur le plan du développement durable, notamment par le gaspillage possiblement induit. Ainsi, si la délivrance de médicaments gratuits permet aux populations en extrême précarité d'accéder aux soins qui leur sont nécessaires, elle s'accompagne irrémédiablement de pertes substantielles en "alimentant" les personnes qui n'en feront aucun usage - c'est ce que les Anglo-saxons nomment l'overinclusion.
Faire payer ces médicaments, même très peu, permettrait certes de répondre au problème des "non-utilisateurs", mais on prend alors le risque d'exclure aussi les personnes ayant besoin de ces médicament, mais étant trop pauvres pour les acheter - on aurait alors un phénomène d'overexclusion.
Comment dès lors concilier accès au soins pour les personnes nécessiteuses, et réduction du gaspillage médicamenteux ? La solution a peut-être été trouvée par une équipe de chercheurs américains, et leurs résultats viennent d'être publiés dans la fameuse revue Science (un résumé en anglais de l'article est disponible ici). Le principe d'action sur lequel repose cette solution ? Le nudge.
Le concept de nudge - que l'on pourrait traduire par "coup de coude" ou "coup de pouce" en français - fut introduit en économie comportementale par Richard Thaler et Cass Sunstein (Nudge, 2008). Ce sont des incitations sans caractère obligatoire qui visent à rendre nos comportements plus "vertueux". Pour cela, ils s'appuient principalement sur la "prédictibilité" des biais cognitifs - ces erreurs de raisonnement qui caractérisent nos jugements et nos prises de décisions - afin de permettre, passivement, d’orienter les choix des personnes.
Dans l'étude susmentionnée, les chercheurs se sont intéressés à la sur-distribution de chlorine - essentielle pour purifier l'eau et la rendre propre à la consommation - et aux gaspillages qu'elle pouvait induire. La solution envisagée fut à la fois simple, et ingénieusement efficace : remplacer la distribution gratuite du produit par celle d'un coupon ! Vous voyez l'astuce, n'est-ce pas ?
Non, attendez : le coupon ne se trempera pas dans l'eau pour remplacer la chlorine. Par contre, il permet aux personnes munies de celui-ci de se rendre, une fois par mois, dans un centre spécialisé afin de l'échanger gratuitement contre de la chlorine. Résultats : la consommation de chlorine sur la population-test au Kenya a baissé de 60% (comparé à la distribution gratuite généralisée), mais dans le même temps les réserves d'eau testées positives à la chlorine (c.-à-d. nécessitant un traitement) n'a augmenté que de 1%. Au d'autres termes, cette initiative a relevé de pari de réaliser un superbe compromis entre overinclusion et overexclusion. Génial ! je vous disais.
Pourquoi ça marche ? Eh bien c'est simple. Ce nudge s'appuie sur un "vilain défaut" que nous partageons tous en tant qu'êtres humains : la paresse. Et celle-ci explique notamment certains biais qui peuvent nous pousser à l'inaction, tel que le biais de statu quo par exemple. L'autre aspect qui explique la réussite de ce nudge peut être vu comme une "qualité", et celle-ci serait l'engagement : les personnes prennent la peine de se déplacer car (en plus d'en avoir besoin) elles "s'engagent" - psychologiquement parlant - à utiliser la chlorine. Mais on peut tout aussi bien penser qu'un autre biais cognitif opère chez ces personnes "engagées" : le biais de réciprocité. Ce biais explique pourquoi nous nous sentons souvent redevable de quelqu'un, d'une institution, ou de toute autre partie, dès lors que l'on reçoit quelque chose de "l'autre". Ainsi, nous rendrons l'invitation à l'hôte qui nous a convié, nous ferons quelques heures supplémentaires après avoir reçu une augmentation, ou bien encore nous engageons à chercher et à utiliser la chlorine qui nous est proposée grâce au bon que l'on nous a, dans un premier temps, gracieusement offert.
Indépendamment du mécanisme d'action psychologique du nudge utilisé ici, cette initiative ouvre des perspectives intéressantes qui peuvent être transposées à d'autres domaines du développement durable, mais aussi à d'autres populations afin de promouvoir globalement, et dans la durée, les comportements écoresponsables.