Quels enjeux portent l'open innovation dans la gestion des entreprises à l'ère du numérique?
L’open innovation est l’une des évolutions majeures des processus d’innovation engagée ces dernières années. Elle repose sur l'idée que les entreprises "peuvent et doivent utiliser des idées externes autant qu'internes, et des chemins internes ou externes vers le marché" (Henry Chesbrough, 2003). Au départ réservée aux groupes informatiques – Oracle, Microsoft, Apple… – avec une forte culture d’écosystèmes et de partenariats, l'open innovation a infusé dans les autres industries. Les entreprises comme les start-up ont bien compris les bénéfices qu'elles pouvaient en tirer. La grande entreprise doit s’appuyer sur des écosystèmes de start-up pour être dans le bon “time to market” de l’innovation. En échange, la jeune pousse bénéficie de la puissance du “go to market” de son aîné.
Cette évolution, amplifiée par le numérique, prend de nombreuses formes. Depuis les sites d'innovation participative, comme EDF Pulse & you - un site communautaire qui rassemble EDF et des internautes pour imaginer les produits et services de demain -, aux interfaces de données et de programmation (API) ouvertes, qui vont très bientôt par la voie de la directive DSP2 ouvrir la voie règlementaire à une nouvelle notion : l’Open-Banking (vous pouvez vous reporter au livre blanc publié par Galitt et Gaulle Fleurance & Associé sur le sujet. L'open-banking "donnera la liberté aux clients à disposer de leurs données bancaires, et pourra contraindre les banques à la mise à disposition de ces dernières à des tiers, au travers d’Interfaces de programmation (API), avec pour objectif majeur de stimuler la concurrence et l’innovation dans le secteur"-, en passant par des appels à projets ou concours d'idées - dernier exemple en date, celui de Renault qui lance un challenge Open innovation Renault - connectivités & services sur la plateforme de Mo'veo -, ou encore les écosystèmes d'applications et de services autour des grandes plateformes, les hackatons, etc...
Ces dispositifs dans leur diversité, permettent aux entreprises ayant besoin d'améliorer leur capacité à innover, à s’enrichir d’idées internes comme externes, notamment au contact des start-up. Mais peuvent-ils pour autant remplacer les projets menés en interne ? Il semble plutôt qu'ils sont complémentaires. L'open innovation démultiplie et élargit les capacités à détecter de nouvelles propositions issues d'autres acteurs extérieurs à l'entreprise, lui permettant de gérer plus de projets en même temps. Quand l'innovation stratégique au sein des grandes entreprises mobilise en interne des centaines de collaborateurs, à contrario, l'open innovation ne concerne que quelques projets dans l’année. C’est surtout un levier d’accélération et de complémentarité.
A côté de ces dispositifs d'innovation ouverte, une autre approche est très employée en ce moment. Elle réside dans la création d’incubateurs internes ou corporate . A titre d'exemple, Butagaz, membre du groupe Shell, a lancé son programme à destination des jeunes entreprises innovantes en 2015, avec le “Garage de Bob”: le premier laboratoire de bêta-tests de produits et de services autour du confort à la maison. Fruit d'une réflexion entre le dirigeant et ses équipes, il permet à Butagaz d'aller au delà de son métier historique de fournisseur de gaz, dans le but de trouver de nouveaux relais de croissance. Dans sa démarche, le directeur du programme, David Monserand, a souhaité confronter ses startups en situations réelles pour tester de nouvelles offres en lien direct avec les internautes et les beta-testeurs, sur une plateforme dédiée: zagatub.
En réalité, ces initiatives sont autant un dispositif pour développer de nouvelles approches de l’innovation qu’un vecteur de transformation des organisations. Ce que David Monserand nous a confirmé quand Nicolas Bellego, ancien directeur du projet "Mobile Technologies" au sein de l'incubateur Paris Région Lab, - lequel a accompagné Butagaz dans la création de son incubateur - nous a - élèves de l'IbD de l'ENSCI - présentés en préparation d'un workshop.
Toutefois, toutes les collaborations entre entreprises et start-up ne sont pas fécondes, et rares sont celles qui se font sans douleur. De nombreux témoignages soulèvent les difficultés rencontrées à trouver le bon équilibre. Il faut dire que le mariage des cultures entre managers et entrepreneurs, et entre entreprises de cultures différentes n'est pas naturel. Pour reprendre l’analogie introduite par Eric Raymond pour décrire les communautés de logiciels open source, l'incubateur interne, peut représenter une sorte de bazar et l’organisation une cathédrale: toute la question est de savoir comment positionner le bazar dans ou à côté de la cathédrale, et avec quel niveau d’intersection pour d’éventuels règles ou processus communs. De son côté, Edgar Schein, Professeur de Management à la MIT Sloan School of Management, a montré à travers ses recherches comment les cultures nationales, organisationnelles et professionnelles influent sur la performance organisationnelle (Culture organisationnelle et leadership, quatrième édition, 2010). En conceptualisant la notion de culture d'entreprise via une approche anthropologique, il explique deux phénomènes complexes:
- le possible décalage entre les valeurs annoncées d'une entreprise et la réalité de son fonctionnement, les prémisses étant la véritable origine des comportements observés.
- la difficulté à changer la culture d'une entreprise, étant donné qu'elle repose sur des prémisses inconscientes mais toutefois profondément ancrées dans chaque individu.
Au delà des différences culturelles et des modes d'organisation et de travail qui en découlent, la pertinence, et le succès de ces incubateurs corporate , sont conditionnés à la considération de trois impératifs, selon Philippe Silberzahn: "Un impératif « tactique », assurer la réussite des projets entrepreneuriaux, et deux impératifs plus « stratégiques » : Faire en sorte que ces projets amènent le groupe sur de vrais marchés nouveaux capables de prendre le relais d’activités potentiellement en déclin, et faire en sorte que ces projets permettent à l’entreprise de se transformer.
Pour résumé, et sans rentrer dans le détail, ni des formes ni des conditions nécessaires à la réussite des stratégies d'open innovation, il semble que toutes les entreprises soient acquises aux principes vertueux d'une ouverture à un écosystème élargi, et de collaboration avec des start-up. Au cœur des mutations, la révolution technologique et la globalisation imposent une vitesse d’absorption des technologies par les marchés qui ne cesse d’augmenter. La réduction du temps n’est pas compatible avec les modes traditionnels d’innovation interne. L'open innovation est ainsi un échange vertueux entre d’un côté, une industrie, un secteur ou une entreprise qui doit se transformer, et de l’autre, un écosystème de start-up qui possède des technologies et des services innovants. La collaboration avec les start-up permet de réduire les délais d’accès aux marchés. L'open innovation permet aussi d’investiguer de nouveaux territoires. Les jeunes pousses ont cette capacité à amener des entreprises hors de leur cœur de métier, à leur apporter de la rupture. Par ailleurs, en France, l'open innovation est d’autant plus importante que la faiblesse du système du "venture-capital" est forte. La coopération grands groupes-start-up est un bon moyen de renforcer les entreprises leaders et de favoriser l’émergence de nouveaux champions mondiaux.
Il n'en demeure pas moins qu'une stratégie d'open innovation ne peut s'extraire d'une réflexion globale sur son modèle d'organisation (culture (dont vision, raison d'être, valeurs), stratégie, structure, systèmes, identité, compétences, actifs), et d'une analyse systémique de son environnement: à la fois ontologique, épistémologique et sociologique.
Toutes ces expérimentions autour des nouvelles manières de faire, de travailler, de collaborer, ne sont-elles pas l'expression d'une crise du modèle d’organisation et de gestion des entreprises hérité de la société industrielle, et le marqueur d'une transition, pour permettre à la grande entreprise de penser à un nouveau modèle d’affaires qui conviendrait à la rupture ? La question n’est pas "Comment mobiliser les nouvelles technologies pour sauver l' activité actuelle" mais "comment tirer parti de la rupture pour bâtir l’activité du futur" et d'accepter que l’activité actuelle ne soit plus le prisme de la réflexion? De ce point de vue, Henry Chersbrough dans son dernier livre, Open Services Innovation (2011), décrit un nouveau paradigme pour la gestion au 21e siècle. Chesbrough montre comment les entreprises dans n'importe quelle industrie peuvent faire le passage critique de la pensée centrée sur le produit au service, de l'innovation fermée à ouverte, et où la co-création avec les clients permet des modèles d'affaires durables qui stimulent la création de valeur continue pour les clients.
Plus qu'un phénomène, l'open innovation semble ainsi décrire les nouvelles façons de coopérer et de concevoir l'innovation à l'ère du numérique. Il s’agit désormais de l’ancrer en profondeur dans les grandes organisations.
Victime de son succès, et signe d'une certaine maturité, l'open innovation est désormais industrialisée, au sens où certaines entreprises se dotent désormais de radars à start-up. En janvier dernier, la Société Générale a, par exemple, annoncé la création d’une encyclopédie collaborative pour permettre aux salariés d’y noter le nom des start-up intéressantes qu’ils rencontrent. Une initiative qui s’appuie sur la technologie Yoomap. Une start-up qui a conçu et vend sa technologie de "start-up relationship management" aux directions des grandes entreprises. Plus aller plus loin, je vous invite à lire l'article des Echos Business ci-dessous.