Plaidoyer pour nos voies ferrées
« Les chemins de fer forment un tout indissociable », proclament les supporters de l’entreprise intégrée. On voudrait bien les croire, mais l’histoire récente d’une bonne partie des entreprises de chemins de fer européens a souvent semé le doute. Et ce n’est pas la faute des politiques !
Certes, l’interdépendance technique entre le véhicule ferroviaire et la voie ferrée est nettement plus forte que dans les autres transports : tous n’ont pas besoin d’un niveau de sécurité SIL 4, notamment le mode routier, d’où sa redoutable concurrence. En chemin de fer, des précautions extrêmes doivent être entreprises pour éviter de funestes perturbations en tout genre. Poids des bolides lancés à vive allure, capacité de freinage, sécurité des circulations, interactions avec le domaine de l’électricité, voilà en effet de bonnes raisons pour garder deux outils coûteux sous le même toit : la gestion de l’infrastructure et l’exploitation des trains. Mais…
Depuis 150 ans, la politique du chemin de fer a toujours été centrée sur le véhicule, la locomotive, avec la conséquence qu’on en est arrivé au fil du temps à construire de très beaux trains, sans (trop) se soucier de la voie qui va les accueillir. Dans les sociétés unifiées, la division « infra » a moins de noblesse que la division « traction ». Le TGV, qui demande une voie spécifique pour la grande vitesse, a montré ce que pouvait être le coût d’une voie ferrée neuve. La SNCF en sait quelque chose. Les espagnols aussi…
Puis un jour, le citoyens lambda lis avec stupéfaction dans la bonne presse que çà et là, des « restrictions de vitesse » doivent être opérées pour maintenir la sécurité des convois. La réalité revient comme un boomerang, au bon souvenir d’une infra un peu trop oubliée, division sur laquelle on pratique systématiquement les premières économies. En France, en Allemagne, en Autriche et même en Suisse, partout, la sonnette d’alarme a été tirée. Les coûts d’exploitation du réseau ont augmenté, pour un tas de raisons, et un grand nombre de réseaux ferrés d’Europe réclame davantage de subsides. En grande quantité. C’est un message que peu de gouvernements aiment entendre.
Outre le fait d’être un objet considéré parfois comme secondaire, l’infrastructure ferroviaire est aussi tributaire de la gourmandise des autres divisions du groupe ferroviaire, où des priorités doivent être établies. C’est la bataille des directeurs de division, réunis au sein de leur Comex respectif. Chacun y va de ses préférences et de ses arguments. L’infra est parfois perdante dans ce jeu d’échec. Ces dernières années, on a beaucoup centré la politique ferroviaire sur le client : c’est lui qui, sur un coup de tête, prendra ou non le train. Alors pour l’appâter, on l’a choyé, parfois par des extensions de capacité, par de belles gares, par de nouveaux services digitaux coûteux à mettre en place, pour lui offrir plus de trains et plus de services qu’hier. Cette politique compréhensible de la part d’une société de transport, a cependant induit d’étendre les périodes d’entretien pour économiser, alors que l’argent était largement investi dans de nouveaux trains, quitte à les faire rouler sur une voie « juste ce qu’il faut ». Mais au fait, l’entretien de la voie ferrée, est-ce si cher ?
Pour s’en donner une idée, la formule séparant institutionnellement l’infrastructure ferroviaire de l’exploitation des trains permet de dissocier les comptes et les besoins de financement. Une lumière nouvelle éclaire « l’infra », elle n’est plus cachée dans les comptes obscurs du rapport annuel global. On bénéficie de deux atouts majeurs : d’une part, une clarté des comptes et des besoins de financement insoupçonnés jusqu’ici par nos élus, et d’autre part, la possibilité, pour les gestionnaires d’infra, de mener une politique RH différenciée, car au fond, les métiers de la voie diffèrent fondamentalement de ceux de la conduite des trains ou du travail en gare. Sur base de ce constat, diverses mesures politiques ont déjà été entreprises au niveau des Etats – et selon leur architecture institutionnelle - pour ne financer que l’infrastructure, soit via des fonds spéciaux, soit via des accords de régionalisation, soit encore via d’autres formules financières avec des collectivités locales (ports, régions industrielles…). De leur côté, les gestionnaires d’infra peuvent aussi compter sur de nouvelles manières de gérer et d’entretenir l’infra, par de nouvelles techniques de diagnostic et de nouveaux engins de travaux plus performants. Mais cela ne doit pas faire l’impasse sur les besoins en financement.
On peut construire tous les beaux trains que l’on veut, mais il ne faut pas croire qu’ils rouleront sans problèmes sur une voie à l’entretien minimaliste. En Suisse, en Allemagne, ailleurs en Europe, le rattrapage pour une infra mieux que « juste ce qu’il faut » va prendre plusieurs années et engloutir beaucoup de subsides, parfaitement justifiés et nécessaires. Il ne s’agit plus de faire la sourde oreille : c’est le prix à payer pour une politique de mobilité durable. Le digital ne changera rien : pas de bons trains sans bonnes infrastructures…
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