Raconte-moi une Planète Bleue...
"You never change things by fighting the existing reality. To change something, build a new model that makes the existing model obsolete." - Buckminster Fuller.
Un constat d'échec ?
La prise en compte des aspects environnementaux au cœur de chaque activité devient un enjeu hautement prioritaire tant sur le plan sociétal qu’économique. La dégradation de l’environnement est en effet étroitement liée au fonctionnement des activités humaines et les conséquences sur les équilibres naturels et la stabilité des sociétés sont de plus en plus marqués. De même, compte-tenu des inégalités croissantes qui se creusent entre populations, agir pour un développement durable dans le sens de l’équité sociale devient une nécessité première pour lutter contre la déstabilisation de la société et de l’économie globale (ADEME, 2010).
S’il existe une réelle prise de conscience dans l’opinion publique quant aux impacts négatifs de la dégradation de l’environnement sur les ressources naturelles, les risques sanitaires, ou encore les activités humaines (agriculture, pêche, activités économiques…), nous devons aussi reconnaitre que de nombreuses entreprises ont su mettre en place des mesures efficaces pour limiter leur part de responsabilité. C’est d'ailleurs dans ce cadre de réflexion stratégique, en intégrant le contexte mondial et local, que s’inscrit la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). De fait, il est devenu impératif pour elles de pouvoir concilier le développement de leur activité – génératrice de croissance économique et d’emploi – et la prise en compte des enjeux environnementaux.
Sur un autre plan, les pouvoirs publics disposent de nombreux outils pour faire évoluer les pratiques tels que l'information (ou la sensibilisation), l'incitation financière, la législation (interdictions ou obligations) ou encore l'exemplarité. Cependant, force est de constater que ces outils ont montré leurs limites en matière de changement de comportements vers des conduites écoresponsables (La Fabrique Écologique/Futuribles, 2016). Certes, certaines actions locales ou territoriales montrent leur efficacité en relevant des défis qui, jusque-là, semblaient insurmontables : l'exemple de l'île d'El Hierro dans l'archipel des Canaries est un des plus spectaculaires et encourageant. Or en l'absence d'initiatives fortes sur le plan national ou international, il n'est pas garanti que ces actions locales - même cumulées - puissent avoir un impact significatif pour promouvoir les changements à grande échelle.
Mais les considérations économiques et politiques (ainsi que leurs intrications) ne sont qu'une part du problème : le facteur humain - et sa dimension psychologique - est en effet un élément de l'équation incontournable dès qu'il s'agit de développement durable. Comme le rappelle le Centre d'Analyse Stratégique, l’adoption de comportements écoresponsables se heurte à de nombreux obstacles d’ordre matériel, financier ou psychologique. Ces contraintes expliquent donc l’impact limité des approches traditionnelles visant à promouvoir le développement durable telles que les campagnes de sensibilisation, les innovations technologiques, ou les instruments économiques et normatifs (CAS, 2011).
Ce qu’il faut bien comprendre avant de promouvoir toute action c’est que dès qu’il est question de changement, il est aussi question de résistance au changement. Il s’agit là d’un phénomène psychologique très courant que l’on pourrait assimiler à un "mécanisme de défense naturel", en ce sens où il traduit indirectement les propriétés homéostatiques de notre fonctionnement cérébral et des biais qui le caractérisent. Et ceci explique notamment pourquoi il est si difficile de mettre en action notre intelligence prévisionnelle, qui nous permettrait pourtant de reconnaitre, de diagnostiquer, de planifier, et d'agir en conséquence avant qu'il n'y ait péril en la demeure.
Dans un article récent paru dans la revue BioScience, les auteurs nous éclairent sur les barrières psychologiques qui expliquent pourquoi nous ne mobilisons pas cette intelligence, et sur les leviers efficients relevés par les scientifiques (un résumé en anglais est disponible ici).
Les barrières à l'intelligence prévisionnelle
De nombreux freins expliquent pourquoi nous n'adoptons pas les attitudes qui nous permettrait de faire face aux défis du développement durable. Voici une liste des plus communs.
Le problème du "signal bruité"
Le changement climatique - même s'il se manifeste au travers d'événements observables tels que les inondations, les famines, l'élévation des marées, les crises alimentaires, ou encore la disparition des espèces - ne se traduit pas au travers d'un signal clair aux yeux de l'observateur lambda. Les hivers de plus en plus rudes, les variations quotidiennes ou hebdomadaires de la météo, ou encore l'hétérogénéité des changements selon les régions du globe brouillent un fait qui est maintenant scientifiquement démontré depuis quelques décennies et qui n'est pas prêt de varier : celui du réchauffement climatique.
Échelle de temps, bénéfices, et vision à long-terme
Le défi posé par le changement climatique implique que nous fassions, individuellement, des efforts maintenant (parfois coûteux), pour des résultats que nous ne verrons peut-être pas à l'échelle d'une vie. Or l'évolution a optimisé le cerveau de nos ancêtres pour leur permettre d'assurer leur survie à l'échelle du petit groupe auquel ils appartenaient, et de transmettre leur gènes à la génération suivante. Cela implique donc des stratégies essentiellement court-termistes assurant des gains immédiats... et notre cerveau n'a pas changé depuis nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. Ajoutez à cela que le défi climatique demande des changements permanents, et non transitoires comme cela peut être le cas lors d'une guerre ou d'une période de crise économique, ce qui accroit d'autant plus la tension psychologique des individus.
L'absence de bénéfices pour les "communautés de coopérateurs"
C'est un problème commun dès que se présente le risque que certaines personnes puissent bénéficier du travail d'autrui sans elles-même y contribuer. En effet, même si certaines personnes acceptent de payer leur part et faire des efforts pour contribuer à limiter les dégâts dus au réchauffement climatique, elles ne souhaitent en aucun cas être prises pour des "imbéciles" ou passer pour des "saints" qui supportent toute la charge financière tandis que d'autres récoltent les fruits sans faire d'effort. Si de nombreuses études ont montré que, sur le moyen et le long-terme, les communautés de coopérateurs tiraient davantage de bénéfices que les comportements égoïstes, le problème mentionné plus haut se pose encore une fois pour le réchauffement climatique : les bénéfices ne sont pas forcément visibles à l'échelle d'une vie, mais, qui plus est, ils peuvent souvent être décentrés... ce qui peut être source de frustrations.
Le problème de "la goutte d'eau dans l'océan"
Les gens sont bien trop convaincus que leurs efforts individuels, ou ceux de leur communauté, ne feront vraiment pas la différence. Ils ont le sentiment que même si cet effort était consenti à l'échelle du pays, cela ne changerait rien à moins que les gouvernements et les industries à travers le globe ne décident de mener des actions décisives et coordonnées. Tant que les personnes ressentiront que cet effort collectif planétaire ne sera pas possible, elles auront, et c'est compréhensible, d'autant moins envie d'en faire elles-même.
La tentation du déni et des fausses excuses
C'est peut-être là le problème le plus délicat à résoudre pour mobiliser les efforts dans la lutte contre le changement climatique : cette tendance si humaine à se réfugier dans le déni, les fausses excuses (ou justifications), et la réduction de la dissonance cognitive. Cette tendance est d'autant plus marquée dans le cas du réchauffement climatique car le défi est intimidant, les mesures semblent coûteuses et incertaines quant à leur efficacité, et les conséquences qui se rapprochent semblent être terribles. Par ailleurs, le déni et les justifications sont collectivement partagées, ce qui les rend d'autant plus difficiles à combattre. Enfin, et ne nous voilons pas la face, les doutes qui entretiennent ces attitudes sont entretenus et alimentés par certains lobbies et groupes de pression particulièrement actifs dans les pays industrialisés qui, dans la défense d'intérêts particuliers, n'hésitent pas à remettre en questions les preuves scientifiquement démontrées.
Alors ?... Tout est perdu ?
Ce tableau, certes sombres, ne doit pas occulter certaines stratégies efficaces qui ont été mises en place pour contrecarrer avec succès les freins que je viens de mentionner. Afin d'alléger un post déjà long, je ne mentionnerai que deux pistes introduites par l'article de BioScience :
Les leviers psychologiques qui s'articulent autour des nudges
Ce sont des incitations vertueuses sans contrainte, qui reposent sur les même leviers que ceux utilisés par le marketing dans le cadre de la consommation. En s'appuyant sur les biais cognitifs qui caractérisent le raisonnement humain, leur objectif est de promouvoir les comportements vertueux dans une démarche écoresponsable. Option par défaut, norme sociale, émulation, aversion pour la perte, ou encore incitations ludiques, toutes ces approches ont prouvé leur efficacité dans des domaines tels que la consommation d'énergie, le tri des déchets, la santé, ou encore l'épargne, comme le rappelle un article récemment publié dans la prestigieuse revue Science. Cependant, une des critiques principale vis-à-vis des nudges concerne la pérennité des changements initiés et le risque de les voir disparaitre si le "levier" est retiré. Il est donc nécessaire de travailler sur des nudges 2.0 (voire 3.0, avec l'avènement du digital, des réseaux virtuels, ou encore du Big Data) qui permettraient d'aller au-delà de l'incitation passive afin d'intérioriser les comportements vertueux et de permettre leur durabilité : c'est un des chantiers sur lequel s'attelle le pôle recherche de l'Institut de Médecine Environnementale.
Le rôle des médias dans la diffusion de l'information
La mythologie a, dans toutes les cultures, précédé la philosophie - la mère des sciences. Ainsi, le savoir s'est longtemps transmis chez les humains à travers les histoires, les contes, et autres récits avant d'être formalisé par des faits... et nous sommes restés toujours bien plus réceptifs et sensibles aux premiers (c'est peut-être la raison pour laquelle les romans rencontrent bien plus de succès que le code pénal, même si "nul n'est sensé ignorer la loi"). Les médias sont donc une charnière incontournable dans la promotion du changement durable. S'ils ont compris qu'il était primordial de jouer la carte de la transparence auprès des citoyens (aujourd'hui le Pr Pellerin pourrait difficilement venir nous faire croire à la Messe du 20h que le nuage de Tchernobyl a gentiment contourné la France), force est de constater cependant la limite du "catastrophisme" qui, loin de l'électrochoc qu'il était sensé provoquer, n'a pas pu initier durablement et à grande échelle les changements de comportement escomptés. En plus des freins que nous avons mentionnés plus haut dans ce post, s'ajoutent les phénomènes du mort kilométrique - qui fait que nous soyons plus sensible à la mort d'un passant dans notre rue qu'à celle de 5000 personnes disparues dans un typhon au Japon - ou encore celle de l'effet spectateur qui explique que nous sommes persuadés que les autres vont agir à notre place (et qu'il est donc inutile que nous fassions un doublon).
Les médias doivent donc nous raconter l'histoire de ce que serait ce monde qui assurerait les changements escomptés, en s'appuyant sur ce qui se fait déjà et sur les conséquences positives que ces actions ont concrètement eues. Quel est le quotidien de la vie des habitants de la petite île d'El Hierro après sa transition énergétique 100% verte ? En quoi cela a-t-il changé par rapport à avant ? Quels effets sur leur santé, sur leurs finances, sur leur bien-être ?... Ils doivent nous projeter sur ce que serait ce futur écoresponsable et susciter l'envie de le rejoindre, ou à tout le moins d'y contribuer... sans pour autant tomber dans un positivisme béat ou niais dont les conséquences seraient très néfastes. L'exercice est périlleux, mais des initiatives ont déjà été prises dans ce sens notamment sur le net, et elles tendent à se multiplier.
Plus que jamais, le défi posé par le changement climatique doit être abordé de manière systémique, avec l'intervention transversale de plusieurs acteurs dans des programmes concertés à la fois top-down (législation, incitations, information...) mais aussi bottom-up (AMAP, Repair Cafés...), localement et globalement. Mais je ne vais cependant pas vous laisser sur votre faim et, pour vous permettre d'aller plus loin en mettant le doigt sur des actions concrètes qui sont mises en place, et qui vont dans le sens de l'article mentionné plus haut, je ne peux que vous recommander de parcourir le compte-rendu récemment publié de l'étude "La Vie Happy" mené par Mes Courses Pour La Planète, en partenariat avec l'ADEME notamment et d'autres acteurs engagés.
Dans le même esprit, je vous invite à visiter la campagne "Ça suffit le gâchis" initiée par l'ADEME qui s'attaque à l'enjeu crucial qu'est celui du gaspillage alimentaire !
Cheffe du service Mobilisation Citoyenne et Médias
8 ansUne analyse fine et très intéressante!
Donnez des ailes à votre vision et (ré)engagez vos équipes avec des FUTURS souhaitables | Autrice de RECITS d'anticipation | Conceptrice d'ATELIERS d'intelligence collective I Fondatrice du blog MONDEdesPOSSIBLES.today
8 ansDes constats, observations et leviers en matière de #changement, entre #résistances et #accompagnement qui me semblent très justes!