Prêt à Partir (3/6) : la chute
Le capitaine Haddock, personnage d'Hergé

Prêt à Partir (3/6) : la chute

Quand je prends la décision de rejoindre l’entreprise familiale, je suis loin de me douter de l’état dans lequel je vais la trouver. Endettée, pauvre, l’entreprise faisait des pertes, plus ou moins dissimulées dans les comptes, et perdait chaque jour un peu des richesses qu’elle avait accumulées depuis des décennies.

Quelle était l’origine de ces pertes ?

La raison essentielle de cette lente décrépitude avait probablement commencé dès le rachat de Gondreville en 1993. Ce déménagement avait entraîné une augmentation des coûts de notre structure, et la marge de manœuvre de l’entreprise était trop réduite.

Certes, on peut aussi accuser la loi sur les 35 heures (votée en 1997) d’avoir mis à mal notre modèle économique. A l’époque, le tourisme en autocar représentait 60% de notre chiffre d’affaires transport, et notre flotte tourisme était certainement la plus importante de France. Avant, nos conducteurs de tourisme travaillaient 200 heures par mois, bien au-dessus des 39 heures hebdomadaires. Le passage aux 35 heures nous a obligés à augmenter nos prix en tourisme, à un moment où l’avion se développait rapidement et devenait très compétitif pour des destinations habituellement pratiquées par autocar (Grèce, Turquie, Portugal, Maroc…).

A partir de l’an 2000, nous avons entamé une phase de reconversion du tourisme vers le transport public, essentiellement le transport scolaire. Ce fut complexe et coûteux, parce nos conducteurs n’avaient pas des contrats de travail adaptés à ce métier (nous rémunérions beaucoup d’heures non travaillées), parce que nos véhicules n’étaient pas adaptés (à partir de 1998, arrive sur le marché un autocar typiquement scolaire très dépouillé, construit en Turquie pour Evobus ou en Tchèquie pour Iveco).

Avant l’an 2000, le conducteur de tourisme, avec le même véhicule, effectue un service scolaire pendant la semaine et part en voyage touristique le week-end et pendant les vacances scolaires. Après les 35 heures et l’arrivée sur le marché de véhicules moins chers typiquement scolaires, c’est un conducteur à temps partiel qu’il faut affecter sur un service scolaire. C’est une petite révolution industrielle qui a touché notre métier et fortement spécialisé les activités. Avant, nos conducteurs étaient beaucoup plus polyvalents.

Il s’est passé, à peu près au même moment, une vague de spécialisation similaire en agence de voyages. Auparavant, les agences de voyages étaient mixtes. La clientèle affaires des PME, voire même des grandes entreprises, était traitée dans les agences loisirs. C’est en partie ce qui perdure chez Havas Voyages, où l’activité des agences loisirs est constituée à 70% de billetterie d’affaires…

1999 est notre première alerte. Nous sommes obligés de justifier notre stratégie devant 40 banquiers en juin à Gondreville. Les banquiers se fédèrent finalement pour nous accompagner, après deux heures de négociation orchestrée par la Banque de France. Nous avons eu chaud, mais les banques nous promettent leur aide. Cela s’est passé le 22 juin 1999, 8 mois après mon arrivée dans l’entreprise.

Cette alliance entre les banques durera 4 ans. Elle explose en 2003, alors que notre situation, lentement mais sûrement, continue de s’améliorer. Après une réunion désastreuse en septembre 2003, les banques nous lâchent à l’entrée de l’automne, au moment où nous devons payer les voyages de l’été et quand nous manquons cruellement de trésorerie. Toutes ? Non, une banque, résiste encore et toujours. Ce sera le début d’une longue histoire, d’une autre histoire. Car le directeur régional de HSBC qui décide de nous aider, de croire en nous, et de faire pour nous ce que nous n’aurions sans doute pas fait pour lui, deviendra quelques années plus tard, grâce à nous, l’heureux actionnaire majoritaire de Tourisme Verney (Prêt à Partir TVD), qui deviendra ensuite Voyagexpert. Vous l’avez reconnu sans doute, il s’agit d’Eric Ritter, banquier, philosophe, agent de voyages (l’ordre change selon son humeur).

Grâce à Eric, nous passons douloureusement l’hiver 2003/2004. A l’époque, je dirige le groupe avec Louis Deville, qui a la lourde responsabilité de gérer la trésorerie (l’absence de trésorerie en l’occurrence). Cette année 2004 se soldera par la scission de notre activité transport : nous vendons l’équivalent des deux tiers de notre activité transport à Transdev. Transdev reprend aussi les deux tiers des salariés du siège, et s’installe à Gondreville (côté Papinière) pendant 9 ans. Ma seule satisfaction, ma seule fierté, c’est que cette opération se déroulera sans licenciement.

Quand je signe avec Transdev, le 29 décembre 2004, je ne sais pas du tout si ce qui reste du groupe Prêt à Partir va pouvoir survivre, amputé de moitié de ses effectifs. C’est un brouillard encore plus épais que celui qui nous entoure aujourd’hui. Par chance, l’exercice 2005 est à l’équilibre, nous avons réussi à redresser les comptes. Grâce à la cession à Transdev, à celle de notre filiale Bus Est à Connex (Bus Est est alors le leader du transport urbain dans les villes moyennes de l’est de la France), à la vente de plusieurs bâtiments dont Gondreville, nous réussissons à injecter 10 millions d’euros dans l’entreprise, en même temps que nous supprimions des foyers de pertes. 10 millions d’euros, c’est à peu près ce que va nous coûter l’épidémie de Coronavirus.

Je me suis souvent dit que vivre ces événements, survenus au tout début de ma vie professionnelle, étaient une véritable chance. Ce furent des années extrêmement difficiles, qui m’ont forgé le caractère, rendu humble, et surtout m’ont appris à relativiser. J’ai beaucoup d’amis qui ont repris l’entreprise de leur famille qui n’a jamais connu de difficultés. Je me dis que si ces difficultés étaient survenues quand j’avais 50 ans plutôt que 25, je n’aurais sans doute pas pu le supporter. Mon père a travaillé dur toute sa vie, mais il a très mal vécu cette crise presque mortelle à la fin de sa vie professionnelle.

Le rêve de mon père était d’atteindre 1 000 cars. Quand nous avons trébuché en 2004, nous avions 900 autocars. Tout proches du but, si près du cimetière…

Quelques mois après la cession, au cours de l’été 2005, j’ai convoqué mes parents. Je leur ai avoué combien les deux dernières années avaient été difficiles. Combien je croyais peu en notre capacité à gagner de l’argent en exploitant des autocars, et combien il me paraissait risqué d’avoir des agences de voyages alors que l’avenir, c’était internet ! Ma totale absence de vision stratégique n’avait d’égale que ma détermination à pousser mon père dehors. C’était lui ou moi, on ne pouvait pas continuer ainsi. Il représentait le passé, un management d’un autre âge, une gestion approximative, il était craint par ses salariés, détesté par ses concurrents, respecté par tous. Je ne cherchais pas absolument à rester dans l’entreprise mais, si je restais, c’était à mes conditions.

Ma mère a pleuré, mon père m’a insulté, j’étais devenu le seul maître de l’entreprise.

JANETTE BERJOT

Coordinatrice commerciale chez SERVYR

4 ans

Heureuse d’avoir été à vos côtés à l’époque de prêt à partir sur Reims 😉

Guénaël BONNEAU

Directeur commercial chez Irizar France

4 ans

Merci François pour ces lignes qui mêlent bienveillance, mémoire, respect et vision stratégique. Je pense qu'au-delà des inimitiés et des blessures de l'époque, beaucoup se retrouveront dans ce récit, en transposant...

Vincent Denizot

Head of Département Retail I Franchise I TUI I Agences de voyages I Tour operateur I Distribution I Mandataires

4 ans

Quelle honnêteté intellectuelle François , et quelle humilité !

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