Scientifiques du climat et dirigeants d’entreprises : par-delà la confrontation ?

Scientifiques du climat et dirigeants d’entreprises : par-delà la confrontation ?

« Le grand blues des scientifiques du climat », titraient Les Echos il y a quelques jours.

Montée du climato-relativisme et du climato-scepticisme, violence des réseaux sociaux, décalage entre le savoir scientifique et les actions de la sphère politique et économique…  Nombreux sont ces scientifiques qui expriment de la lassitude ou du découragement, l’impression que leurs travaux restent sans écho, et nombreux sont les médias qui se sont emparés du sujet.

Le face-à-face entre Jean Jouzel et Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, lors de l’université d’été du MEDEF fin août, a fait office de caisse de résonance et de déclencheur. Jean Jouzel y a défendu l’idée qu’il fallait dès à présent arrêter d'investir dans les énergies fossiles et privilégier les énergies renouvelables. Ce à quoi le PDG de TotalEnergies a opposé une vision qu’il revendique ancrée dans « la vie réelle » où la prise en compte de l’état de l’offre et de la demande actuelle continue à peser dans la prise de décision d’investissement ou de désinvestissement.

« J'ai décrit les choses telles qu'elles sont face à un parterre de chefs d'entreprises, et j'ai reçu un accueil glacial », se confiait Jean Jouzel quelques jours plus tard aux Echos.
«Entre Jouzel et Pouyanné, la puissance publique doit choisir», exhortent des élus de gauche dans une tribune parue dans Le Monde.

Cette séquence tend à opposer la vérité scientifique à des entreprises uniquement préoccupées par le court terme. Vision certes facile à promouvoir médiatiquement mais erronée, pour ne pas dire trompeuse.

Tout au long de l’Histoire, les vérités scientifiques ont fait face à des oppositions pas toujours scientifiques ; la statue de Giordano Bruno en plein centre de Rome est là pour nous le rappeler. Pour autant, aujourd’hui le GIEC continue à jouir d’une autorité certaine sur le sujet ; rapport après rapport, son écho tend à s’amplifier. Et pas une entreprise aujourd’hui n’ignore ses conclusions. La réduction des émissions de CO2 est devenue un des indicateurs clés du pilotage des opérations.

Les entreprises n’ont jamais autant écouté les scientifiques, assimilé leurs travaux, adopté leurs méthodologies.

Les passerelles entre le monde académique et le monde de l’entreprise se multiplient : soutien à des programmes de recherche, création de chaires communes, participation de dirigeants d’entreprises aux travaux de think tanks scientifiques…

Les approches fondées sur la science en matière de climat font l’objet d’une large adhésion, à commencer par l’initiative Science-Based Targets qui vise à définir des objectifs ambitieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre basés sur le savoir scientifique.

Le reporting extra-financier incorpore des méthodologies scientifiques. Les grands groupes ont intégré les externalités négatives liées au climat dans leurs réflexions stratégiques  sans plus jamais faire l’impasse sur leur trajectoire de réduction d’émissions, parce que les clients, les collaborateurs, les actionnaires, et l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise, des ONG aux analystes financiers, ne peuvent plus faire l’économie de cette catégorie d’informations pour évaluer la performance de l’entreprise.

Les plus avancées, il faut le souligner, ont fait leur la logique de double matérialité, évaluant les menaces potentielles que le changement climatique fait peser sur leurs opérations mais encore  l’impact négatif potentiel de leur activité sur le climat.En somme, même si c’est lié en partie à un cadre réglementaire contraignant, en France et en Europe, les entreprises se sont très largement appuyées sur le consensus scientifique et la validité incontestable des travaux du GIEC pour bâtir leurs approches stratégiques. Personne aujourd’hui n’a intérêt à nier l’impératif de la transformation de nos économies, et je crois qu’on se trompe en pensant que certains dirigeants d’entreprises le font à dessein.

Le vrai sujet, c’est le rythme. Se refuser à céder un pan entier d’une activité aujourd’hui fortement émettrice, à sortir du jour au lendemain des énergies fossiles, à fermer les sites polluants ou à arrêter de produire certains biens carbonés, ce n’est pas du climato-scepticisme ni une remise en cause du savoir scientifique. C’est qu’en brusquant une organisation, en allant trop vite dans la volonté (légitime) de transformation profonde, on fragilise les écosystèmes qui lui sont rattachés, avec des conséquences sociales et économiques parfois brutales ; avec l’idée aussi que des actifs cédés pourraient se retrouver entre les mains d’acteurs moins-disant en termes d’action environnementale, annihilant par là-même tout effort et toute bonne intention initiale.

De plus, dans le contexte géopolitique actuel, ce souci du climat n’est pas vécu avec la même intensité en dehors d’Europe, c’est-à-dire dans la majorité du monde. Or, les grandes entreprises opèrent mondialement et ne peuvent pas ignorer les convictions différentes des pays autres que celui de leur siège social.

Certains opposeront que l’excès de pragmatisme, en la matière, peut s’apparenter au mieux à un refus d’obstacle, au pire à de l’hypocrisie. L’accusation de maximisation des profits n’est jamais loin, quand celle d’inaction climatique monte en puissance. Changeons notre grille de lecture : le rôle du dirigeant, dans ces environnements mouvants et face à des menaces existentielles, est de prendre les meilleures décisions possibles au meilleur moment possible, en résolvant une difficile équation économique et en préservant l’intégrité du corps social. Qui aurait à gagner au démantèlement ou au sabordage trop soudain d’une industrie qui fait vivre des dizaines de milliers de personnes ? Pour que la destruction soit créatrice, encore faut-il qu’elle soit planifiée, organisée, anticipée dans toutes ses composantes.

C’est particulièrement vrai en matière de transition énergétique. Le développement de capacités de production d’énergie renouvelable nécessite des investissements lourds et coûteux et des efforts sur le temps long.

Que l’urgence climatique appelle à une accélération du rythme des changements, c’est une évidence. Certains secteurs confrontés à la nécessité de se transformer ne doivent plus tergiverser car c’est aujourd’hui que les décisions difficiles doivent être prises. Mais les entreprises ne réussiront leur mutation écologique que si l’équation économique est résolue, si l’investissement massif dans les ruptures technologiques est viable, si le changement est appréhendé en concertation étroite avec l’ensemble des parties prenantes.

Les entreprises n’ont jamais autant écouté les scientifiques : en mettant en scène leurs confrontations, on court le risque de polariser le débat et de radicaliser les camps les plus extrêmes. Montrons au contraire leurs collaborations, leurs apports mutuels, leurs terrains de concorde, car c’est sur ceux-ci que les véritables efforts de lutte contre le changement climatique se construisent et que les intérêts de court et de long terme se réconcilient. Le climat est un sujet politique, car il nous concerne tous, et la politique, celle qui entend vraiment changer le monde, est l’art des possibles.

Martin Richer

Dirigeant fondateur de Management & RSE, Consultant en Responsabilité Sociétale des Entreprises

1 ans
Olivier Sautel

Associé chez Deloitte (Economic Advisory)

1 ans

Merci pour la réflexion : la question du rythme est en effet cruciale ! Les travaux du NGFS (et d'autres) ont pointé le risque d'une transition retardée car trop brutale, et donc encore plus couteuse. Dans le même temps, il existe à ma connaissance encore trop peu de travaux stabilisés et détaillés sur les conséquences sociales et économiques d'une transition très rapide. Pour éclairer cette question du rythme et des ses enjeux, Il y a encore du travail à faire pour : i) que les plans de transition soient déclinés opérationnellement (idéalement avec plusieurs scénarios de rythme et de coûts) ii) qu'une approche systémique donc macroéconomique en simule les impacts conjugués iii) qu'un débat public éclairé permette de poser les arbitrages collectifs en termes de rythme souhaitable, et que les efforts privés et publics (nécessairement en coopération) soient mesurés et déclinés

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