Souffle épique
Notre époque s’enferme dans le mutisme, bien décidé à commettre ses forfaits sans avouer. Elle préfère assumer des crimes imaginaires, perpétrés dans un lointain passé : le XXe siècle. Tout plutôt que de prononcer un seul mot clair sur l’opération en cours. Mais l’omerta n’est pas parfaite. Elle a été transgressée à l’avance, avant même que le monde nouveau n’ait commencé à déployer ses sortilèges, par les lanceurs d’alerte du monde ancien.
Entre la fin du rêve de progrès et la fin de la démocratie, c’est-à-dire durant le dernier tiers du XXe siècle, ont paru deux écrivains de premier ordre, de part et d’autre de l’Atlantique, notre vraie mare nostrum. Ils ont dit ce qu’il y avait à voir, et que personne ne semblait discerner. D'autres bien sûr, autour d’eux, étaient mus par un grand désir de justesse, mais leur idéologie faisait écran au réel, et les instruments de vision dont ils disposaient avaient un défaut de fabrication. Tandis qu’eux, les seuls, absolument les seuls, voyaient sans filtre.
Le premier s’appelait Philip K. Dick, il est mort en 1982. Il est célèbre, mais peut-être pas tout à fait pour la raison qui le rend exceptionnel : ce fut un prophète absolu. Il a su saisir, par son usage très particulier de la science-fiction, la réalité intrusive et paranoïaque du XXIe siècle, avec une telle précision de détails et une tel sens de la mise en scène, qu’on pourrait croire qu’il l’observait déjà, qu’il y était déjà.
La Vérité avant-dernière est le grand livre emblématique de ses talents d’espion infiltré dans le futur : il en ramène une capture d’écran de notre société truquée cyniquement.
Si ses livres paraissaient aujourd'hui, ils feraient l’effet, pour la plupart, de romans d’une conception brillante, pas toujours bien écrits, mais ingénieux, véridiques, reflétant le réel, dont ils constituent de manière criante un remarquable portrait-vérité. Mais ce qui fait leur spécificité incontournable, d’avoir été imaginés bien avant que la société qu’ils dévoilent ne devienne réalité, manquerait absolument. Ils passeraient pour des fables destinées à illustrer par l’absurde ce que nous avons sous les yeux. En vérité, les yeux de Philip K Dick s’ouvraient à une lumière bien différente, celle d’un monde en expansion stable, figuré par la société libérale américaine dont tout le monde disait qu’elle était l’avenir désirable de l’humanité. Ce qu’il a su distinguer derrière ce mirage était évident et caché, comme une lettre volée sur le bureau d’un ministre félon.
La grandeur de Dick, qui n’était ni un styliste, ni vraiment un artiste, mais un voyant, a été de saisir, sous le vernis banal de la « modernité », le grand dispositif de renoncement de la civilisation à ce qui, durant quatre ou cinq mille ans, avait été son idéal et son avenir : la transcendance. Il fallait une machine de captation de premier ordre, sans doute boostée par les amphétamines, pour décrire si fidèlement ce qui n’était pas encore arrivé, et qui à présent, sous une forme esthétique un peu différente, est devenu notre quotidien.
En France aux environs de 1990, un écrivain déjà connu pour ses brillants essais de déchiffrage sociologique (L’Opium des lettres) et ses réflexions novatrices sur la soumission de notre époque aux dieux barbares d’une époque révolue (Le XIXe siècle à travers les âges), passe soudain à la vitesse supérieure. Il devient le chroniqueur subtil et explicite des transformations accélérées que nous subissons. Avec lui, pas d’allusions obscures, d’idées générales réversibles, d’exemples abstraits ou de noms d’emprunt : tout est passé au scanner de la précision, de la netteté et de l’emportement. Moins polémiste que satiriste, styliste fulgurant, il fait preuve d’un sens des formules sans équivalent connu, poussé jusqu'au génie poétique, à la réinvention mythologique du quotidien par vérité imprévue, à la transcendance par l’aiguille d’or dont il perce les truquages de « l’empire du bien », pour laisser passer la lumière, l’évidence et la honte.
Il meurt à 60 ans, le 2 mars 2006, mais le recueil de ses Essais (« Après l’Histoire, Exorcismes spirituels »), formant un livre de 1800 pages, constitue le mode d’accès le plus approprié et le plus incisif aux vérités de notre époque, non pas cachées mais surexposées. Chaque titre, chaque approche, chaque « attaque » (comme on dit pour un orchestre) fait retentir, à la fois musical et concret, le coup de cymbale de la nécessité.
Ce qui unit deux auteurs si différents, le grand scénariste et le grand styliste, outre la vision inspirée et indubitable d’un « nouveau monde », c’est le désespoir : non pas ce sentiment d’abattement morose, ce romantisme du néant, ce pessimisme du vin rouge, qu’on présente parfois sous ce nom. Plutôt un grand chant inspiré, pas foncièrement funèbre, mais déchiré et comme irradié, qui fait passer un souffle épique sur le sabordage de la civilisation.
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5 ansBonjour, je vous envoie un lien avec un nouveau blog de poésie www.poesiarevelada.com/blog. Pour démarrer cette nouvelle aventure, j'y ai mis un poème de mon père, qui était poète "Tout au bout de la gare grise..." avec une photo de la gare délaissée de Portbou. Dites moi ce que vous pensez de ce poème et de ce blog en général. Je vous en remercie sincèrement. Thierry Quintrie Lamothe Auteur /reportages