Un cordon sanitaire pour deux : comment le Kremlin perçoit ses marges occidentales et met en place une stratégie de "contre-endiguement" ?
Alors que les pays baltes se sentent menacés par leur grand voisin russe, Moscou ne cesse de rejeter la faute sur l'Occident accusé de menacer son territoire via l'OTAN. Bien que l'avancée occidentale ait tendance à s'essouffler, la première préoccupation du Kremlin reste l'endiguement de celle-ci.
Vu du Kremlin, des menaces multiples
Les armes biologiques frontières occidentales près des frontières occidentales, l’Ukraine, et l’OTAN sont perçues comme des menaces[1] par le Kremlin. Autrement dit, le but pour Moscou est d’éviter la combinaison de ces dangers : « Le réseau des laboratoires biologiques militaires des Etats-Unis se développe sur les territoires de pays qui sont à proximité de la Russie […] L’indépendance des politiques étrangère et intérieure de la Russie a été contrebalancée par les efforts des Etats-Unis et de leurs alliés qui ont cherché à conserver leur domination sur le monde des affaires. Le rapprochement de l’Alliance nord-Atlantique des frontières de la Russie est une menace pour la sécurité nationale. Le processus de militarisation et de stockage d’armes qui se poursuit dans des régions voisines de la Russie viole les principes d’une sécurité égale et indivisible dans les régions euro-atlantique, euro-asiatique et Asie-pacifique ».
Tous ces points figurent dans la stratégie russe de sécurité nationale en 2016[2], dont plusieurs points attirent notre attention : le premier consiste à lutter contre les révolutions de couleur, à savoir « l’activité des groupes sociaux radicaux qui ont recours à une idéologie extrémiste nationaliste et religieuse, ainsi que des organisations non-gouvernementales étrangères et internationales comme des particuliers qui travaillent à saper l’intégrité territoriale de la Russie et à perturber les processus politiques ». Pourquoi les ONG étrangères font-elles l'objet d'une répression continue depuis quelques années en Russie ?
Selon Moscou, ces dernières ont été à l'origine des renversements de chefs d’Etats pro-russes lors de la dernière décennie en Serbie (2000), Géorgie et Ukraine (2003), Kirghizstan (2005)[3] : « La réunion annuelle du Service fédéral de sécurité de Russie (FSB), l’organisation qui a succédé au KGB soviétique, est une excellente occasion de prendre la température des relations « Est-Ouest ». Le discours habituel du président Vladimir Poutine lors de la réunion du FSB, à Moscou, a couronné cet événement. Il a fait une annonce sensationnelle, à savoir que le FSB était en possession d’informations précises selon lesquelles on élaborerait en Occident des plans pour provoquer de l’agitation politique en Russie (...) Poutine a évité d’utiliser l’expression « révolution de couleur », mais il y a fait implicitement référence »[4].
Le deuxième point concerne la guerre de l’information : « Les services secrets ont montré qu’ils étaient de plus en plus actifs à faire usage de leurs aptitudes pour exercer une influence au plan international. ‘Une large palette d’instruments politiques, financiers, économiques et informatiques ont été investis dans les luttes d’influences au plan international’, constate le document »[6] [7]. Cette stratégie est aujourd’hui visible via les chaines Russia Today et Sputnik.
Le but n’est pas de savoir si l’intégralité de la perception russe est bien fondée. Il est ailleurs : comprendre comment les Russes orientent leur politique étrangère à partir de cette perception.
La Biélorussie, ce cher allié
C’est ainsi que sans surprise, après la crise ukrainienne, Moscou cherche à anticiper d’éventuels soubresauts en Biélorussie. Les liens qu’entretiennent Minsk et Moscou sont très étroits. Outre une identité très proche (Biélorussie signifiant en slavon, « Russie blanche » à savoir Russie occidentale, le blanc étant signe de l’ouest chez les peuples slaves), le partage de mêmes valeurs (nostalgie de l’URSS, méfiance des valeurs prônées en Occident), les deux pays ont été à la base de l’idéologie eurasienne en 1996.
Cette année-là, Eltsine et Loukachenko signèrent des accords inclusifs : une Union confédérale dans le domaine « commercial, économique, militaire, douanier, agricole, monétaire, industriel, financier, énergétique, humanitaire, juridique, scientifique, technologique, financier »[8]. Beaucoup au Bélarus partagent les vues de Poutine en matière de politique étrangère : « Loukachenko n’a pas d’influence. Il n’est pas capable de redresser l’économie. Poutine, c’est autre chose, il est le seul capable de résister à l’hégémonie des Etats-Unis. Le népotisme de notre président bloque le développement du pays. Je pense que nous vivrions mieux si nous ne faisions qu’un avec la Russie »[9].
Bien que la Biélorussie soit une dictature dans laquelle le niveau des droits de l’Homme est à un niveau encore plus bas qu’en Russie[10], où 80% de l’économie est contrôlée par l’Etat, l’Union Européenne a levé les sanctions en vigueur à l’encontre du pays de Loukachenko en février 2016[11]. Parce que la situation civile s’est améliorée ? Surtout pas, selon l’opposant biélorusse Ales Bialiatski : « Je pense qu’il y a d’autres motifs. Des responsables européens m’ont dit qu’ils ne pensaient pas que la situation en Biélorussie s’était améliorée. Ils voient que la situation dans la région empire et qu’Alexandre Loukachenko n’est plus le dernier dictateur. Le processus diplomatique de Minsk, qui a mené aux accords de Minsk en Ukraine, a servi à Alexandre Loukachenko. Il n’y a aucun doute là-dessus. Le processus de Minsk a joué un rôle et maintenant ce qui prime est l’approche pratique. On pourrait la qualifier de cynique, mais appelons-la une approche pratique »[12].
Retournement de situation : l’Union Européenne souhaite s’attirer les faveurs de Loukachenko après l’avoir longtemps évité. Loukachenko de son coté, cherche à jouer l’équilibre alors que les crédits se font plus rares depuis Moscou : « Il a à la fois réchauffé les cœurs russes avec sa rhétorique panslave et réchauffé les foyers biélorusses avec du gaz naturel à bon marché »[13]. Au vu de la dépendance militaire et énergétique, les observateurs occidentaux et biélorusses pro-occidentaux craignent que la Russie annexe prochainement la Biélorussie si la menace d’une expansion de l’OTAN se faisait trop sentir : « Moscou veut une base chez nous pour y déployer des bombardiers dont la tâche sera de détruire le bouclier antimissile que Washington installe en Roumanie et en Pologne. Loukachenko y est hostile car craint d’être entraîné dans un conflit avec l’Occident mais il sera à mon avis bientôt contraint de céder aux pressions russes », explique l’expert militaire biélorusse Alexandre Alesin[14].
Regards tournés vers la Mitteleuropa sur fond de démocratie "non-libérale"
Au-delà de sa zone d’influence occidentale immédiate (pays Baltes, Biélorussie, Ukraine), Moscou compte également jouer de son influence sur les pays de la Mitteleuropa[15] : pays qui étaient anciennement sous sa coupole mais qui désormais font partie de l’OTAN. La crise des réfugiés a permis de révéler politiquement quatre pays, ceux du groupe de Visegrad (Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Hongrie). Tous ont protesté contre la répartition des réfugiés au nom de la « protection de leurs sociétés ».
Alors que la Tchéquie se tient relativement à l’écart, les trois autres pays se démarquent par leur vision d’une démocratie atypique, une démocratie dite « non-libérale »[16], ou « autoritaire » : selon Viktor Orban, Premier ministre actuel de la Hongrie, « il faut comprendre des systèmes qui ne sont pas occidentaux, qui ne sont pas libéraux, qui ne sont pas des démocraties libérales, peut-être même pas des démocraties. Et qui pourtant font le succès de certaines nations. Le nouvel Etat que nous sommes en train de construire est un Etat illibéral, un Etat non libéral. Il ne nie pas les valeurs fondamentales du libéralisme comme la liberté, etc. Mais il ne fait pas de l’idéologie un élément central de l’organisation de l’Etat. Il applique une approche spécifique et nationale »[17].
Hongrie, Pologne et Slovaquie sont eurosceptiques. L’euroscepticisme de la Pologne se couple à une opposition de plus en plus marquée face à la Russie. Ce qui n’est pas le cas de Viktor Orban, ni de Robert Fico, Premier ministre de la Slovaquie : ces derniers se sont déclarativement opposés à une prorogation des sanctions vis-à-vis de Moscou : à l’instar de Fico regrettant que les « Etats-Unis aient pris le contrôle de la région »[18], la Hongrie s’oppose à un prolongement automatique des sanctions à l’encontre de la Russie[19]. Les conséquences économiques sont lourdes pour la Hongrie puisque les échanges commerciaux bilatéraux se sont effondrés de 47% l’an dernier, alors que la Russie est son principal partenaire commercial[20].
« Jusqu‘à présent, nous ne pouvions pas voir la Hongrie s’opposer directement à ce système de sanctions, bien que le pays le critique fortement et ouvertement. Mais quand il faudra voter, la Hongrie votera encore oui ou du moins elle ne votera pas non. Je pense que les Russes voudraient changer cette situation pour que les Hongrois aient leur mot à dire à ce sujet.” Avant d’ajouter : « Le gouvernement Orban, qui a été isolé au sein de l’UE en raison de sa politique “anti-libérale”, considère la Russie comme un possible partenaire politique et économique. D’un autre côté, la Russie, victime des sanctions de l’UE, cherche à trouver des partenaires européens pour briser son isolement. Le 17 février 2016, au cours de la visite d’Orban à Moscou, le président russe Vladimir Poutine a souligné que la Hongrie était le “partenaire à long terme, et fiable” de la Russie. Orban a rétorqué que la Hongrie voulait la ‘normalisation des relations russo-européennes’ ».
Dans une interview avec le ministre des Ressources humaines hongrois Zoltán Balog, publiée dans le journal polonais Rzeczpospolita le 23 mai 2016[21], ce dernier a déclaré : « Nous sommes conscients des risques posés par les ambitions russes à plus de pouvoir. Toutefois… [la Hongrie] est un système entièrement différent ; nous ne voulons pas imiter la Russie… mais l’isolement de la Russie par l’UE comporte aussi des risques. La Hongrie ne peut accepter l’extension automatique des sanctions imposées à la Russie par l’UE, la stimulation de la compétitivité de l’Europe ne serait possible que si une coopération pragmatique et rationnelle était établie entre l’Europe et la Russie »[22].
Le cordon sanitaire est-il voué à rester un élément passif, théâtre possible d'affrontements entre l'OTAN et la Russie, ou devenir un important acteur des relations européennes, assurant sa stabilité et celle du Vieux Continent ?
[1] Conseil de Sécurité de la Fédération de Russie, « Stratégie de sécurité de la Fédération de Russie 2016 », Oukase n°683 du président Poutine, 31/12/2015, consulté le 29/05/2016
Совет Безопасности Российской Федерации, “Стратегия национальной безопасности Российской Федерации », Указ Президента РФ от 31 декабря 2015 г. N 683
[2] Conseil de Sécurité de la Fédération de Russie, « Stratégie de sécurité de la Fédération de Russie 2016 », Oukase n°683 du président Poutine, 31/12/2015, consulté le 29/05/2016
Совет Безопасности Российской Федерации, “Стратегия национальной безопасности Российской Федерации », Указ Президента РФ от 31 декабря 2015 г. N 683
[4] MUSELET Dominique, « Les Etats-Unis préparent-ils ‘une révolution de couleur’ en Russie ? », Le Grand Soir, 28/02/2016, consulté le 06/06/2016
[5] MANDRAUD Isabelle, « L’armée russe s’entraine contre les ‘révolutions de couleur’ », Le Monde, le 04/09/2015, consulté le 06/062016
[6] Conseil de Sécurité de la Fédération de Russie, « Stratégie de sécurité de la Fédération de Russie 2016 », Oukase n°683 du président Poutine, 31/12/2015, consulté le 29/05/2016
Совет Безопасности Российской Федерации, “Стратегия национальной безопасности Российской Федерации », Указ Президента РФ от 31 декабря 2015 г. N 683
[7] Idem
[8] GRYNSZPAN Emmanuel, « Comment le Kremlin est en train d’annexer inexorablement la Biélorussie », Le Temps, le 01/06/2016, consulté le 07/06/2016
[9] Idem
[10] POSTEL-VINAY Olivier, « La Biélorussie, dernière dictature d’Europe », Bibliobs, le 24/02/2013, consulté le 07/06/2016
[11] VITKINE Benoit, « L’UE lève ses sanctions contre la Biélorussie », Le Monde, le 15/02/2016, consulté le 07/06/2016
[12] GOTEV Georgi, « Ales Bialiatski : ‘Loukachenko dupe l’Occident », EurActiv, le 05/02/2016, consulté le 07/06/2016l
[13] POSTEL-VINAY Olivier, op. cit.
[14] GRYNSZPAN Emmanuel, op. cit.
[15] Expression allemande désignant l’Europe centrale
[16] Conceptualisé par ZAKARIA Fareed, « The Rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs, 1996, consulté le 07/06/2016
[17] RIBADEAU DUMAS Laurent, « La Hongrie est-elle la première des ‘démocraties non libérales’ en Europe ? », Géopolis, le 13/05/2016, consulté le 07/06/2016
[18] Rédaction, « La Slovaquie craint une expansion du conflit militaire ukrainien à son voisinage », EurActiv, le 04/12/2014, consulté le 08/06/2016
[19] Rédaction, « Sanctions russes : la Hongrie tiraillée entre ses alliances et ses besoins économiques », Euronews, le 25/05/2016, consulté le 08/06/2016
[20] Idem
[21] Administrateur, « Le ministre russe des Affaires étrangères Lavrov au journal hongrois Magyar Nemzet : les relations entre la Russie et l’UE ont été prises en otage par la politique irresponsable des autorités ukrainiennes », MEMRI, le 03/06/2016, consulté le 08/06/2016
[22] Idem