VII UNE "ARDENTE OBLIGATION" :L'EXEMPLE ALLEMAND
Cette expression a été utilisée, on le sait, par le général de Gaulle, dans les années soixante, pour hâter la réalisation d'un plan de modernisation et d"équipement. Elle n'a jamais été appliquée à l’aménagement du territoire et à la solidarité inter-régionale. Il y a là une profonde différence avec les Etats adeptes du "modèle rhénan" et en particulier avec l'Allemagne.
Après la seconde guerre mondiale, l'Allemagne était un pays dévasté, écartelé entre quatre zones d'occupation. Sa moitié occidentale, qui ne deviendra un Etat qu'en 1949, couvrait 248.000 Km2 -soit 45 % de la France- peuplés de 40,3 millions de résidents en 1939. Elle en comptera 58,7 millions en 1989, après avoir accueilli quelque 12 millions d'expulsés et de réfugiés de l'Est et connu une expansion économique foudroyante. C'est l'aspect le plus spectaculaire de ce qu'on appellera le "miracle allemand".
Ce miracle a une autre face, politique celle-là, et bien moins connue. D'une part, les alliés font adopter à l'Allemagne, à la Libération, une structure fédérale qui renoue avec les traditions du Saint-Empire et se révélera mieux adaptée à la nature germanique que le centralisme prussien. D'autre part, cette nouvelle Allemagne aura la chance de rencontrer un grand homme d'Etat : Konrad Adenauer, élu chancelier le 15 septembre 1949. Quatre mois auparavant, le 23 mai, a été votée une loi fondamentale (Grundgesetz) qui tiendra lieu de constitution. L'article 72 de cette loi dispose que "le gouvernement fédéral doit assurer des conditions de vie équivalentes aux habitants de toutes les parties de la République fédérale" (le texte allemand parle d'une "homogénéité -Einheitlichkeit- des conditions de vie). Cet impératif va guider toute la politique d'aménagement et explique sa continuité sur le long terme.
Tout d'abord, on élaborera un système statistique très complet qui, notamment, ventile le produit intérieur brut par Kreis (arrondissement) et permet ainsi de mesurer le niveau de production par habitant à l'échelon local. "Ce chiffre a une valeur indicative si importante que l'on peut négliger des critères spéciaux comme le chômage, le revenu moyen, etc". (1).
Avant même que cet instrument d'observation soit mis au point, la fermeture du "rideau de fer" et l'afflux des réfugiés avaient crée une situation d'urgence dans les zones frontalières (Ostrandgebiete). De 1951 à 1955, une série de textes aboutit au "programme de promotion régionale" qui concerne la Zonenrandgebiet sur 40 Km de profondeur -des "régions d'assainissement" souffrant d'un sous-développement structurel-, mais aussi des régions rurales capables de contribuer au desserrement de la Ruhr et d'autres complexes. Il s'agit essentiellement de prêts à taux réduit et de travaux d'intérêt régional. La coordination entre Bund et Laender est assurée par le "Comité interministériel pour les régions déprimées" (IMNOS).
Les résultats étant insuffisants, on s'oriente vers un aménagement plus global, dont les principes seront formulés par la grande loi-cadre du 8 avril 1965, dite ROG (Raumordnungs-gesetz). En premier lieu, on veut alléger les "condensations régionales", qui contiennent 45 % de la population sur 6,6 % du territoire et équilibrer leurs structures. En second lieu, on renforcera systématiquement le potentiel des zones où le PIB par tête est le plus faible en équipant "un semis cohérent de centres locaux dispensateurs de services et porteurs de l'impulsion économique. Mais ce sont les Laender qui sont seuls compétents pour la conception et l'exécution des plans d'aménagement régional" (2).
Sans attendre ces plans, les moyens sont considérablement amplifiés. Aux prêts s'ajoutent des subventions en capital. Les terrains industriels équipés se multiplient. La réalisation des infrastructures et des écoles de formation professionnelle est accélérée -En particulier, le réseau autoroutier sera porté de 3.000 à 11.000 Km (1991), l'objectif étant que 95 % du territoire et 98 % de la population soient à moins de 25 Km d'une Autobahm ou d'une Schnellbahn (route express). Finalement, le 14 juillet 1971, le gouvernement du Chancelier social démocrate Willy Brandt présente au Bundestag la synthèse des travaux des Laender. Ce "plan-cadre pour l'amélioration des structures économiques régionales" comprend 21 "programmes d'action quadriennaux" (1972-75), qui ont été généralement établis dans le contexte d'un "programme structurel" à l'horizon 1980. Ces programmes concernent, au total, 146.700 Km2 (59 % du territoire fédéral), peuplés en 1970 de 20,7 millions d'âmes : la densité moyenne n'atteint donc que 141 hab./Km2, contre une moyenne nationale de 247. Le produit brut par tête est, dans ces zones, inférieur de 21 % à celui de l'ensemble du Bund, le taux d'industrialisation inférieur également de 23 %. Il s'agit donc bien de fortifier par priorité les régions les moins robustes : glacis oriental, Saxe Maritime, Eifel-Hunsruck, Franconie, etc. L'objectif est d'y créer, en quatre ans, 446.000 emplois, pour un investissement de 14.685 millions de DM faisant l'objet d'engagements précis.
Ces investissements seront principalement concentrés dans 312 "centres de gravité" (Schwerpunkte), soit un pour 470 Km2 : chacun d'eux est ainsi très proche pour les migrants quotidiens (Pendler) et doit compter au moins 20.000 âmes avec sa zone d'influence. Il s'agit le plus souvent de petites villes type sous-préfecture ou chef-lieu de canton. Enfin, partout, on cherche à valoriser les attraits touristiques et les agréments résidentiels : ainsi, le programme n° 10, celui de l'Eifel-Hunsruck, avant-dernier "pays" du Bund pour le produit par tête, comprend l'aménagement du Naturpark Südeifel.
Les résultats de cette politique de solidarité apparaissent, notamment, dans la structure des finances publiques, dans les niveaux régionaux des salaires et dans la répartition du peuplement.
En 1989, dernière année avant la réunification, les ressources fiscales se partageaient comme suit :
- Etat fédéral : 46,1 %
- Länder : 35,8 %
- Communes et Kreise : 13,8 %
- Communauté européenne : 4,3 %
La part des collectivités territoriales est donc plus importante que celle de la Fédération. Mais, surtout, le produit des impôts sur le revenu et sur les sociétés est attribué pour moitié aux Laender, tandis que celui de la TVA leur revient pour 37 % (1993-94), avec un système de péréquation horizontale (Finanzausgleich) destiné à assurer "l'homogénéité des conditions de vie" prévue par la loi fondamentale. "L'ensemble de ces dispositions a pour effet de compenser presque entièrement les inégalités de ressources entre les Laender" (3). Ajoutons que ces Etats fédérés emploient la majorité des effectifs de la fonction publique.
Quant aux disparités inter-régionales de revenus, elles sont beaucoup moins considérables qu'en France. Alors que, nous l'avons vu, le PIB par habitant de l'Ile-de-France est presque le double de celui du Limousin ou du Languedoc-Roussillon, le Statistiches Jahrbuch nous apprend qu'en 1993 le salaire moyen dans l'industrie et le commerce s'élevait à 5.327 DM par mois pour le Bade-Wurtemberg, le Land le plus riche, et à 4624 DM pour le Schleswig-Holstein, soit une infériorité de 13,2 % seulement.
Enfin, la répartition du peuplement est encore plus surprenante pour un observateur français. En 1992, dans l'ancienne RFA, la densité humaine la plus élevée (en dehors des deux villes-états) était enregistrée par le Bezirk (département) de Dusseldorf -997 hab./Km2 sur 5.288 Km2- et la plus faible par ceux de Lüneburg (Basse-Saxe) et de Trêves : 100 hab./Km2 soit un rapport de dix à un un, pendant qu'en France le rapport entre l'Ile-de-France (887 hab./Km2) et la Lozère (14) est de soixante-trois à un !
Si l'on procède à un examen plus minutieux, il faudra bien admettre que l'Allemagne, solidaire et équilibrée, ne présente aucun signe de "désertification rurale". De tous ses cercles (Kreise), circonscriptions de base, deux seulement comptent moins de 60 hab./Km2 : celui de Bitburg-Prüm dans l'Eifel, au nord de Trèves (57) et celui de Lüchow-Dannenberg, sur la rive gauche de l'Elbe, bordé de trois côtés par le rideau de fer jusqu'en 1990. Malgré ce handicap et sa situation dans une plaine sans grâce, ce Kreis a conservé depuis les années cinquante ses quelques 50.000 âmes sur 1220 Km2, soit 41 hab./Km2, ce qui permet une bonne desserte par les services publics. Il est vrai qu'il a été fortement aidé au titre de la "zone frontalière".
Un deuxième grand mouvement de solidarité va être suscité par la réunification de l'Allemagne. Le 18 mai 1990, six mois après la chute du mur de Berlin, le chancelier Kohl impose, contre l'avis des experts, l'unification monétaire sur la base de la parité. En trois ans (1991-1993), l'ensemble des fonds publics transférés de l'Ouest vers l'Est atteindra 474 milliards de DM, soit l'équivalent du budget français de l'année 1996. Le 17 juin 1990 est créée la Treuhandanstalt, office de privatisation qui, sur quatre ans et demi, transformera 14.000 sociétés d'Etat en 40.000 entreprises privées, l'ensemble étant estimé à 2.000 milliards de F. Enfin, l'Etat fédéral lance en 1995 un immense programme de modernisation ferroviaire qui s'étendra jusqu'en 2003 et coûtera 650 milliards de F, dont 330 pour la remise à niveau du réseau de l'Est : "C'est le plus grand investissement jamais réalisé dans un réseau de chemin de fer" (4).
Certes, on pourrait observer fin 1996 que, malgré six ans d'efforts intenses consentis par l'Ouest, l'Est n'avait encore comblé qu'une partie de son retard : les salaires y sont moins élevés et le chômage plus répandu. Mais, entre 1991 et 1995, le PIB par tête y a augmenté de 29,1 % contre 6,7 % à l'Ouest. De sorte que le nouveau pacte de solidarité décennal (1995-2005) destiné à achever la reconstruction s'annonce sous de bons auspices. Les conditions de vie et les mentalités se rapprochent : la fracture a été évitée et la politique du coeur a été payante.
On ne saurait mieux montrer les profondes différences engendrées par la présence ou l'absence de l'esprit de solidarité qu'en comparant deux petites régions très proches : la province wallonne du Luxembourg et, 50 Km plus au sud, l'arrondissement français de Vouziers.
Le Luxembourg belge, chef-lieu Arlon, c'est le pays ardennais, une rude contrée forestière culminant à plus de 600 mètres et sillonnée de vallées étroites. On n'y trouve pas le réseau serré de petites villes qui caractérise le "plat pays". Sur ses 4.441 Km2, on recensait en 1970 à peine plus de 217.000 habitants, un peu moins qu'en 1925. Depuis lors, la province a été désenclavée par les deux autoroutes -gratuites- qui, de Luxembourg, mènent à Bruxelles et à Liège, ainsi que par des routes express desservant Marche, Bastogne et Bouillon. Les efforts nationaux et locaux ont entraîné des implantations nouvelles. Et, début 1994, on dénombrait 238.142 habitants, soit en vingt-quatre ans, un accroissement de 9,6 %, plus que double de la moyenne nationale de 4,6 %. Désormais, avec plus de 53 hab./Km2 et de bonnes connexions européennes, le Luxembourg belge a surmonté l'isolement légendaire de la forêt des Ardennes.
Transportons-nous maintenant en France, dans la partie méridionale du département des Ardennes. L'arrondissement de Vouziers, bien groupé autour de sa petite sous-préfecture (4.807 habitants), est un peu plus étendu que le Kreis de Lüchow-Dannenberg : 1.408 Km2, dont une part de Champagne crayeuse, une grande part d'Argonne, puis de "crêtes pré-ardennaises" et, entre Champagne et Argonne, la fertile vallée de l'Aisne. C'est une aimable contrée, bien plus clémente que l'Ardenne belge, abondante en forêts et en eaux vives, où maintes routes sont signalées comme pittoresques sur la carte Michelin. La presse régionale en a fait un "pays", qu'elle appelle Vouzinois -pays accueillant, à 200 km de Paris, à trois quart d'heure de Reims, non loin de la Belgique et du Luxembourg. On voit mal ce qui le condamnerait à une mort lente. Pourtant, s'il comptait 55.625 habitants en 1876 (39,5/Km2), on n'en trouvait plus que 29.741 en 1962 et, la chute se poursuivant inexorablement, 23.156 en 1990, soit 16,5 par Km2, après une perte de 58,4 % en un peu plus d'un siècle. Une aussi faible densité et un aussi faible effectif interdisent un bon appareil éducatif et de bons services médicaux. Les menaces latentes sont la sanction d'un double défaut de solidarité : celle de l'Etat et de la région à l'égard d'une communauté en péril, celle de cette communauté vis-à-vis d'elle même.
La conclusion s'impose : il ne suffit pas de proclamer, dans l'article 1er d'une loi d'orientation, que "l'Etat assure l'égal accès de chaque citoyen aux services publics". Il faut, pour que les mentalités aient une chance d'évoluer, insérer solennellement dans la Constitution le devoir qu'a la nation fançaise, d'assurer, à l'instar de l'Allemagne fédérale, des conditions de vie équivalentes à toutes les zones de son territoire. Alors seulement, "l'ardente obligation" de solidarité pourra devenir réalité si elle est imposée par une pression vigilante de la majorité des régions.