VIII L'ETAT : RIGUEUR ET SIMPLICITÉ

VIII L'ETAT : RIGUEUR ET SIMPLICITÉ

"Rien n'est possible sans les hommes, rien n'est durable sans les institutions" a écrit Jean Monnet. La vertu majeure des institutions est donc d'autoriser les hommes qui en ont la capacité à poursuivre des actions de longue haleine.

Nous avons constaté, à propos de la loi d'orientation sur l'aménagement du territoire, un grave dysfonctionnement de l'appareil gouvernemental français. Faut-il en rendre responsables les institutions nées de la Constitution de 1958 ? Certes, les mécanismes instaurés par cette Constitution -avec le concours actif d'anciens présidents du conseil de la IVème république- ont été gravement faussés par le référendum gaullien d'octobre 1962 qui, en décidant l'élection du Président de la République au suffrage universel, a amené les turbulences politiques au sommet de l'Etat et avivé les divisions. Il reste, pourtant, que le septennat présidentiel, le quinquennat législatif, la stabilité sénatoriale, les conditions mises au vote d'une motion de censure, etc., permettent de mener des politiques à long terme. En outre, la pratique du scrutin uninominal à deux tours (alors que la plupart des pays européens ont adopté la proportionnelle) est évidemment favorable à la constitution d'une majorité sûre et durable.

On est donc bien obligé de reconnaître que les innombrables variations, retraites stratégiques, intermittences et contradictions observées dans l'exercice du pouvoir sont principalement imputables aux hommes et, sans doute, à leur formation

Ces erreurs sont généralement prévisibles dès la formation des équipes gouvernementales. Voici, par exemple, le premier gouvernement Juppé, nommé par M. Jacques Chirac au lendemain de son élection, le 18 mai 1995. Il comporte 43 membres : 27 ministres, 2 ministres délégués et 14 secrétaires d'Etat -ce qui est évidemment beaucoup trop. La grande fierté du président était que ce ministère comportât douze femmes. Mais il y avait également douze représentants de l'Ile-de-France, dont dix de Paris : l'ancien maire de la capitale gardait son entourage.

En outre, l'intitulé des attributions ministérielles était quelquefois surprenant. Pourquoi le ministre de l'Education nationale l'était-il aussi de "l'insertion professionnelle" ? Pourquoi un ministre de la réforme de l'Etat "et de la citoyenneté" ? A quoi peut ressembler un ministère "de l'intégration et de la lutte contre l'exclusion", flanqué d'une secrétaire d'Etat "aux quartiers en difficulté" ? Et un ministère de la "solidarité entre les générations"... ? Et pourquoi un secrétariat d'Etat "à l'enseignement scolaire" ? Existerait-il un enseignement non scolaire ? Par contre, si le Président s'était déclaré, pendant sa campagne (le 21 avril au Havre), favorable à la création d'un "grand ministère de la mer", le mot "mer" ne figurait plus nulle part, emporté sans doute par un malencontreux jusant.

Le deuxième gouvernement Juppé, constitué le 7 novembre 1995, se veut plus "resserré" : 33 membres seulement, dont 17 "ministres pleins", 11 ministres délégués et 5 secrétaires d'Etat. Un drame : huit des douze femmes nommées au printemps sont évacuées et ne cachent pas leur amertume. Disparaissent aussi, parmi les attributions, l'insertion professionnelle, la "lutte contre l'exclusion", la "solidarité entre les générations", etc... Le ministre du travail est prudemment déchargé du "dialogue social" et de la "participation" (à la veille des conflits sociaux) pour se consacrer, plus classiquement, aux "affaires sociales" -Enfin, l'aménagement du territoire est détaché de l'équipement pour être réuni à "la ville" et à "l'intégration" dans un ministère plus ambitieux.

Le rappel de ces péripéties assez dérisoires n'est pas inutile, car il conduit nécessairement à cette proposition constructive : il est indispensable de mettre fin aux désordres crées au sein de l'Etat par des découpages fantaisistes en établissant, au moyen d'une loi organique, la liste des différents ministères et de leurs compétences principales, cette liste ne pouvant être modifiée avant l'expiration d'un délai de cinq ans. On peut couvrir l'ensemble des secteurs avec quinze ministres responsables de département, certains étant flanqués de ministres délégués (par exemple auprès du Premier Ministre pour le Plan et l'Aménagment du Territoire). Ce qui n'exclut pas la nomination de quelques "sages", ministres sans portefeuille participant au conseil des Ministres. On a toujours besoin de sages.


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L'improvisation et la confusion mentale se retrouvent, hélas, dans presque tous les aspects de l'activité gouvernementale en 1995-96. Ainsi, combien de fois n'a t-on pas entendu que le gouvernement "envisageait" telle ou telle mesure, généralement abandonnée, retirée ou reportée par la suite ? Or un pouvoir digne de ce nom n'envisage pas : il s'informe, il consulte, il réfléchit, puis il explique et il décide.

Harry S. Truman, fils d'un fermier du Missouri, était presque considéré comme un minus habens par les intellectuels américains lorsqu'il était vice-président. Après la mort de Franklin Roosevelt, il fut, de 1945 à 1953, l'un des plus grands présidents des Etats-Unis. Il mit fin à la seconde guerre mondiale, arma la Grèce et la Tunisie pour les protéger du communisme, lança le Plan Marshall pour sauver l'Europe libre, brisa le blocus de Berlin, repoussa l'agression contre la Corée du Sud et signa la paix avec le Japon. Citons encore Jean Monnet, qui l'a bien connu : "s'il se révéla capable de dominer les affaires de monde, cela tint essentiellement à une qualité qu'il avait à un haut degré : il savait décider. Était-ce dans sa nature, était-ce l'influence transfigurante de la fonction de président, toujours est-il qu'il n'hésita pas devant les plus grandes décisions. Dès lors qu'il avait la charge suprême, les questions sur le niveau de son intelligence et de ses connaissances n'avaient plus d'intérêt. Une seule chose importait : qu'il fît son devoir, qui était de donner les ordres après avoir écouté les avis. Il pouvait n'être pas toujours bien éclairé, il était susceptible de se tromper, mais il savait se résoudre, ce qui est la marque des hommes d'Etat" (1).

Etre bien éclairé suppose une connaissance exacte de l'état de la nation, donc des statistiques fiables et récentes. "Le recours aux statistiques disqualifie les opinions inconsidérées et délimite les débats fructueux", disait Bertrand de Jouvenel. Or le gouvernement français n'a jamais su organiser ce recours dans des conditions vraiment satisfaisantes. En particulier, l'outil essentiel qu'est le recensement général de la population souffre, depuis un demi-siècle, d'une périodicité irrégulière et de l'absence d'information intermédiaire. Alors que la loi du 22 juillet 1791 et l'ordonnance du 16 janvier 1822 prescrivant une périodicité quinquennale avaient été respectées jusqu'à la deuxième guerre mondiale, l'écart intercensitaire a varié de six à huit ans depuis 1946. Entre le recensement de mars 1990 et la fin de 1996, on suppose que la population nationale a augmenté de près de deux millions d'habitants, mais personne ne sait qui ils sont ni où ils sont.

Dans son avis du 26 juin 1996, que nous avons évoqué plus haut (2), le Conseil Economique et Social déclare justement : "Comment un président de conseil général ou un maire peut-il agir pour le bien commun alors qu'il ignore l'évolution de sa circonscription entre deux recensements, c'est-à-dire dans un écart de durée supérieur à celui de son mandat ? Comment admettre que nombre de décisions administratives auront encore pour fondement, en 1999, dans la quasi-totalité des communes, les résultats du recensement de 1990... ? En effet, la date du prochain recensement a été fixée à 1999, soit un écart intercensitaire de neuf ans, et il n'est pas sûr qu'elle soit maintenue ! "Un pays dont les industriels ne se prêtent pas à la statistique est un pays qui n'a pas l'esprit industriel", écrivait Auguste Detoeuf dès 1938. De même, un pays où les hauts fonctionnaires (et les envahissants cabinets ministériels) méprisent la statistique au point de tolérer une méconnaissance accrue de la réalité nationale est un pays où l'Ecole Nationale d'Administration ne remplit pas sa mission.

En effet, "il est difficile de comprendre pourquoi la France moderne de la fin du XXème siècle, qui bénéficie d'une administration plus importante et d'outils techniques sans précédent, ne parvient pas à respecter ce que la France faisait sans difficultés du XIXème siècle jusqu'en 1939", alors que la mobilité résidentielle et la mobilité socio-professionnelle rendent plus que jamais nécessaire une information démographique récente.

Le Conseil recommande donc un retour aussi rapide que possible à la périodicité quinquennale. En outre, il serait souhaitable d'adopter la formule des "registres de population", pratiquée dans les pays rhénans. On note également qu'au Danemark est mis en oeuvre "un système permanent d'observation à travers la mobilisation des fichiers administratifs" -et l'on ne voit pas au nom de quels principes la commission "informatique et libertés" interdirait à un maire de connaître la situation exacte de sa commune.


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Plus généralement, trop de grands problèmes sont traités dans le brouillard d'informations limitées, de consultations ambiguës, de réflexions confuses, d'explications floues et de décisions hasardeuses, voire de-non décisions.

En  mai  1996,  deux députés, Gérard Léonard et Charles de Courson, remettaient au premier ministre un rapport sur les "fraudes et abus", dont ils estimaient le total à environ 250 milliards-an, soit presque l'équivalent du déficit budgétaire. On apprenait, par exemple, que la situation des 2.270.000 bénéficiaires de l'allocation-chômage n'était vérifiée que par 157 fonctionnaires des directions départementales du travail : on comprend alors pourquoi, selon les meilleurs observateurs, un tiers de ces bénéficiaires sont de "faux-chômeurs" (refus d'emploi, refus de stage, etc). Pourtant, les remèdes sont connus. En Suède (7,3 % de chômeurs, contre 12,5 % en France), "les refus d'emplois ne sont pas acceptés... Pour ête indemnisés, les chômeurs suédois doivent accepter une formation, un déménagement, ou les emplois proposés" (3). Rien de semblable en France.

Les fraudes portant sur les allocations-chômage et le RMI sont naturellement en relation étroite avec l'amplification du "travail au noir". En 1996, le nombre des travailleurs illégaux était évalué à 1.800.000, dont 400.000 étrangers en situation irrégulière, le taux dissuasif de la TVA ayant eu une incidence notable sur ce phénomène.

Dans le domaine de la santé, des réformes partielles ont été réalisées après bien des atermoiements. Cependant, le carnet de santé obligatoire, instrument majeur de réduction du déficit de la sécurité sociale, qui aurait dû exister depuis bien des années, n'a été mis en place que fin 1996 et avec un caractère "provisoirement" facultatif, malgré la protestation de la Caisse Nationale d'Assurance Maladie.

           Fortement générateur de déficits est également le régime des retraites. Là encore, les statistiques sont éclairantes : la France comptait 3,13 cotisants pour un retraité en 1970 et seulement 1,81 en 1995 ; c'est évidemment le résultat du déclin de la natalité et de l'allongement de la durée moyenne de la vie, donc de la retraite.  Cette  évolution  était  prévisible  lorsqu'en  1982  le gouvernement Mauroy ramena "de 65 à 60 ans l'âge d'ouverture des droits à retraite pleine" et présenta triomphalement comme une conquête sociale ce qui était en réalité une erreur grossière. Car, dans la plupart des pays développés, cet âge de la retraite a été reculé pour suivre l'évolution démographique : 65 ans aux Etats-Unis, en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Suisse, etc, 67 ans au Danemark, en Norvège et en Suède. En France, lorsque le gouvernement Balladur évita la faillite du régime général en allongeant la durée de cotisation par les décrets du 28 avril 1993, une longue concertation avait prévenu tout mouvement notable. Par contre, dans le secteur public justiciable du régime des fonctionnaires ou des "régimes spéciaux" (pérennisés "à titre provisoire" en 1946), la réforme tentée fin 1995 par le gouvernement Juppé échoua dans un grand vacarme social, faute d'explications claires fournies au grand public sur la base de la situation démographique et des comparaisons internationales -mais aussi en raison d'un cumul maladroit avec d'autres projets impliquant des sacrifices.

Ce "déficit de communication" -pour parler le jargon des médias- est une des causes qui, avec le manque de rigueur, empêche une résorption massive des déficits financiers permettant de dégager des ressources pour une meilleure indemnisation des "vrais chômeurs" et des "vrais malades", ainsi que pour des investissements productifs tels que la politique familiale, la politique du logement et la politique d'aménagement du territoire.


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Les pressions trop visibles de la Commission de Bruxelles en faveur d'une privatisation des services publics ont avivé les conflits sociaux qui éclataient en France dans ce secteur. C'est à juste titre que Paris a vivement réagi contre ces pressions. D'une part, en effet, les services qui gèrent un service national de desserte doivent être protégés contre la loi de la jungle, ne serait-ce que pour assurer cet égal accès de tous qu'exigent la solidarité nationale et l'aménagement du territoire. D'autre part, les performances des grandes entreprises publiques peuvent souvent inspirer quelque fierté : la SNCF a inventé le TGV et détient le record mondial de vitesse ferroviaire ; le prix de l'électricité industrielle fournie par EDF est le plus bas d'Europe après celui du Danemark ; l'efficacité des services postaux français contraste avec le délabrement de leurs homologues américains ; les frais de raccordement téléphonique sont cinq fois moins élevés en France qu'en Grande-Bretagne, etc.

Toutefois, ces services publics ne sont évidemment défendables que si leur fonctionnement est assuré. Les grèves sauvages votées à main levée, les refus de service minimum et autres manifestations regrettables sont autant d'arguments apportés aux tenants de la privatisation. Aussi bien, la grève des agents du service public était considérée comme une faute grave jusqu'en 1940. Ni les fonctionnaires fédéraux des Etats-Unis, ou de l'Allemagne, ni les cheminots de la Bundesbahn ne sont autorisés à faire grève.

En France, un tel retour à la sécurité de l'usager ne serait sans doute possible que si deux garanties solides étaient clairement accordées à ces fonctionnaires et à ces agents. D'abord, la certitude d'un maintien rigoureux de leur pouvoir d'achat (un précédent : le SMIC). Ensuite la mise en place d'un système de juridictions spécialisées du travail analogues à celles qui fonctionnent outre-Rhin, avec tribunaux du premier et du second degré, tribunaux d'appel et Cour suprême (la Cour fédérale du travail, siégeant à Kassel, est une des plus hautes autorités fédérales en Allemagne). Ces juridictions ont deux traits communs : elles sont composées de juges professionnels en non professionnels, ces derniers représentant les travailleurs et les employeurs ; elles ne relèvent pas du ministère de la justice, mais du ministère du travail. C'est, en somme, le régime de l'arbitrage obligatoire.


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On entend souvent dire que bien des problèmes pourraient être résolus si l'on avait le courage d'appliquer les textes légaux et réglementaires. C'est tout à fait exact si l'on pense à certaines libertés fondamentales : liberté du travail ou liberté de circulation (barrages routiers). Et la carence des autorités compromet la dignité même de l'Etat lorsqu'elle tolère certains comportements. Ainsi, l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature dispose que "toute délibération politique est interdite au corps judiciaire... Toute manifestation d'hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la République est interdite aux magistrats, de même que toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions". Un commentaire serait superflu..

Il reste que la mise en oeuvre des lois et décrets ne se heurte pas seulement aux lenteurs administratives et aux défaillances de la volonté, mais aussi à un goût pathologique de la complication. Les plus récentes législatures ont multiplié les textes mal conçus, mal rédigés (longueur moyenne d'une loi: 220 lignes, contre 93 en 1950) et parfois inapplicables. On comptait, fin 1995, environ 8.000 lois et 100.000 décrets en vigueur (des chiffres ronds, car seul un dénombrement approximatif était possible!). C'est pourquoi, dans la structure gouvernementale fixe que nous avons proposée, un ministre des lois devrait avoir tout pouvoir pour simplifier, codifier et opposer un veto aux textes inutiles.

"Qu'est-ce que le style ? Pour bien des gens, une façon compliquée de dire des choses très simples. D'après nous : une façon très simple de dire des choses compliquées. "Ces deux lignes de Jean Cocteau, qui datent de 1926, pourraient être inscrites en lettres d'or au fronton de notre Ecole Nationale d'Administration. Et il ne serait sans doute pas inutile de faire redécouvrir aux futurs "grands commis" les méthodes et les écrits des intendants de Louis XV : cela ne manquerait pas de leur apporter des lumières nouvelles.

Toutes ces considérations nous ont amené à préconiser quelques mesures qui nous semblent conditionner une politique nationale durable (4). Ces mesures sont, rappelons-le :

1° Des structures gouvernementales stables.

2° Une harmonisation européenne de la protection sociale (chômage, santé publique, retraites).

3° Une harmonisation analogue des législations concernant l'arbitrage social et le droit de grève.

4° Une entreprise persévérante de simplification des lois et règlements.

5° Une révision globale des méthodes de formation des fonctionnaires, afin de les rendre aptes à l'analyse concrète et à l'explication limpide.

Cette révision concerne aussi les personnels des collectivités territoriales, qui ont désormais un rôle essentiel à jouer dans la politique d'aménagement.

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