France-RFA (1982) à travers les âges - Brèves réflexions sur les passions du stade
Alain Giresse

France-RFA (1982) à travers les âges - Brèves réflexions sur les passions du stade

Une vision hémiplégique voudrait que les efforts du corps et ceux de l'esprit soient irréconciliables, que le sportif n'ait que mépris pour la finesse intellectuelle et l'intellectuel que dédain pour l'exploit sportif. Winston Churchill a donné son slogan à cette vision avec le fameux "never sports", asséné en réponse à celui qui l'interrogeait sur le secret de sa longévité.

La pensée comme l'expérience humaine convergent pourtant vers le constat d'une stimulation mutuelle entre le corps et l'esprit. Jean-Jacques Rousseau l'exprime par cette forte maxime : "plus le corps est faible, plus il commande, plus il est fort, plus il obéit" (L'Emile, Livre I).

Ce lien entre forces intérieures et extérieures, qui est patent dans la pratique du sport, s'observe-t-il dans le spectacle sportif ? Qu'est-ce que ce spectacle vient susciter dans les profondeurs de notre être ? Je voudrais risquer une réponse en faisant l'anamnèse de l'épique affrontement entre la France et la RFA lors de la "Nuit de Séville", le 8 juillet 1982, en demi-finale de la coupe du Monde de football.

La mémoire

Né en 1979, j'ai d'abord connu ce match par la narration de mes aînés, essentiellement mon frère et ses amis, puis par la rediffusion intégrale ou résumée qu'en offre Internet. Quiconque a tapé sur google la phrase "En retrait pour Giresse" (prophétique invitation du commentateur Jean-Michel Larqué à la 99e minute) est tombé sur cette archive de l'INA et a réalisé ce passage de la tradition orale à l'expérience visuelle, en découvrant cette sublime séquence où le Bordelais, transfiguré par la joie, parcourt le terrain pour célébrer son but.

La réalité objective de l'événement sportif s'amplifie par la transmission d'une génération à la suivante, qui le vit de seconde main mais communie avec la première dans l'émotion. Les grandes pages de nos équipes tricolores s'inscrivent ainsi à leur manière dans le roman national.

Ce trajet dans le temps permet aussi de mesurer les changements techniques (l'observateur attentif verra sur ce match des chaussettes baissées, signe que le protège-tibia n'était pas encore obligatoire, ou des passes de défenseurs recueillies à la main par le gardien, une règle qui changera en 1992), les progrès (l'arbitrage vidéo aurait évité la terrible erreur de Ch. Corver lors de l'agression de Schumacher sur Battiston), et les décadences (cruel est le contraste entre l'attitude des joueurs de l'époque et les scandaleuses pantomimes que nous livrent aujourd'hui leurs successeurs en "jouant la faute" dès que possible).

La passion

A l'ardeur patriotique qui accompagne tout match de ce type, France-RFA ajoute une progression dramatique sans équivalent. Résumons-la brièvement.

Acte 1 : l'équilibre. La première mi-temps est assez également disputée par les deux équipes. Les Allemands prennent les Bleus à la gorge et concluent logiquement le premier quart d'heure de jeu en ouvrant le score, mais l'équipe menée par Platini se ressaisit bien en égalisant sur penalty à la 27e minute.

Acte 2 : la tension. A la 58e minute, se produit l'événement qui précipite le match dans une tension saisissante et marquera toutes les mémoires. Magnifiquement lancé par Platini, Battiston se présente seul face à Schumacher qui, alors que le ballon filait dans son dos, donne un coup de hanche au français, lequel perdra trois dents dans le choc. L'arbitre ne siffle pas. Colère de l'impassible sélectionneur Hidalgo et solidarité militante du commentateur Larqué, dont l'apostrophe gonflée d'indignation résonne encore : « M. Corver, honte à vous ! ». Le public espagnol prend fait et cause pour la France cependant que le Français sort sur une civière. Les Bleus sont touchés, mais galvanisés par l'adversité. Ils dominent l'Allemagne mais ne parviennent pas à concrétiser.

Acte 3 : la percée française. A la 3e minute des prolongations, le défenseur Marius Trésor se couche sur un corner et marque d'une superbe reprise de volée. Suit, à la 9e minute, la fameuse reprise brossée par Alain Giresse. A 3-1, tout le monde croit la France en finale.

Acte 4 : la "remontada" allemande. Rafraîchis par l'entrée de Karl-Heinz Rumenigge, les Allemands remontent au score avec un brio saisissant. Le remplaçant teuton se glisse sur la trajectoire d'un centre et détourne le cuir d'une pichenette dans le but français (103e). 5 minutes plus tard, la France est crucifiée par le retourné acrobatique de Fischer, servi par une tête millimétrée de Hrubesch à partir d'un centre de Littbarski. Pour la première fois de l'histoire de la Coupe du monde, l'issue d'un match sera tranchée par les tirs au but.

Acte 5 : la désillusion. Après une série de réalisations de part et d'autre, un premier raté allemand donne espoir au camp tricolore. Mais le défenseur Didier Six échoue lui aussi juste après. Et le malheureux Maxime Bossis, impérial pendant toute la rencontre, échoue encore face à Schumacher parti du bon côté. La Mannschaft réussit le tir au but suivant et file en finale.

Ces séquences livrent le spectateur aux grandes passions humaines.

La colère et le sentiment d'injustice répondent à l'erreur d'arbitrage de la 58e minute. Elle pèse d'un double poids, car en plus du penalty non sifflé, la France devra "griller" un remplaçant pour suppléer Battiston et se trouvera, contrairement aux Allemands, dépourvue de sang neuf pendant les prolongations. Plus de 30 après, Giresse n'a pas oublié. Avant la peur puis la tristesse, c'est naturellement la joie qui étreint le supporter français, sous différentes versions. Joie rageuse de voir les Bleus surmonter le coup du sort, joie admirative devant leurs exploits physiques et techniques. Il serait malhonnête de ne pas reconnaître la haine guetter le spectateur et s'abattre sur le gardien adverse, auteurs de multiples provocations. Mais elle est contrebalancée par l'estime que suscitent les brillants artisans de la victoire allemande, à l'instar de l'intenable Littbarski. Philippe Delerm a sondé la douloureuse profondeur du sentiment éprouvé ce soir-là. Célébrant la victoire française, deux ans plus tard, au championnat d'Europe des Nations, il écrira « Tout le monde est joyeux, bien sûr. Mais pas aussi joyeux qu’on était triste le 8 juillet 1982 » (La Tranchée d’Arenberg et autres voluptés sportives, 2008).





 

Emmanuel MARTINEZ

Enseignant chez Acadomia- Etudiant en master 1 de Théologie

6y

Excellent ! je ne peux que recommander  le brillant et savoureux " Éloge du mauvais geste" de Olivier Pourriol ;Remarquablement ill dissèque  six gestes de tricheries dans le paradoxe la main de Dieu de Maradona, la main de Thierry Henry  qui élimine les Irlandais du Mundial.. Le coup de tète de Zidane..'( dans ce tunnel de l' exclusion ou il est sorti de son rôle de sauveur héros, Zidane échappe enfin à ses adulateurs..." il faut imaginer Zidane heureux"° . Il présente France Allemagne comme un véritable "chef d' œuvre de cruauté et d' injustice" : c' est paradoxalement une œuvre parfaite à laquelle rien ne manque. Un artiste a réalisé il y a  20 ans ou je ne sais après un spectacle de théâtre mime ou il rejouait  le drame  de Séville " blessure ineffaçable d'une génération". M' en suis je à vrai dire totalement remis ? Une remarque : les Français " champions du monde du jeu frustrant " ont été les champions du monde de l' émotion indépendamment du résultat  : France Argentine 1978  France Allemagne 1982, France Portugal 1984 et France - Brésil 1986 ( "ce fut le plus grand match de tous les temps, "' ,   F Beckenbauer ) ont été salués par les commentateurs étrangers comme des sommets absolus. On l' aimait cette équipe de France romantique !

Isabelle Martinez

Head of Consumer Insights & semiotics / Partner chez h2\ strategic marketing consultancy

6y

Cher Jean, essaie-toi à présent à un autre exercice, bien difficile : décrire les sentiments d'une nation qui gagne le plus beau des titres à l'issue d'un match terriblement décevant :)

Like
Reply
Stéphane CALLO

Managing Director | Smart Parking solutions | Mobility As A Service | B2B | Industry | Technology

6y

Magnifique article cher Jean, merci pour ce regard en arrière en attendant la finale. C'était un plaisir de vous lire.

Like
Reply

To view or add a comment, sign in

More articles by Jean Martinez

Explore topics