Chronique de maraude, "C'est beau une ville la nuit" n°10
C’est beau une ville la nuit / Chronique n°10
Pas de confinement pour les sans abri
Pour la seconde fois, j’ai la possibilité d’accompagner une maraude du SAMU social. La première s’est faite de jour, aujourd’hui c’est la nuit. Les équipes de nuit sont maintenant constituées. L’an dernier la situation était plus complexe. Les binômes constitués par un infirmier et un intervenant social, femmes et hommes, le sont avec des contrats à durée déterminée de 5 mois pour la durée de la période hivernale.
Avant de rejoindre les bureaux du SAMU, je passe par la Gare de la Part-Dieu. En cette période confinée, la Gare à 18h est loin d’être la ruche bourdonnante habituelle à cette heure là. Ce soir on circule facilement, le télétravail attache les salariés à leur domicile, et l’espace public ainsi allégé donne une autre visibilité à celles et ceux qui ne peuvent se confiner.
Le chantier de transformation de la Gare en modèle l’espace. Des encoignures nouvelles et éphémères deviennent refuges pour quelques hommes, peut-être en attente des distributions alimentaires. Sur un banc trois jeunes, deux garçons et une fille, se partagent de quoi fumer en jouant un peu avec leurs chiens.
Dans la Gare elle-même, au milieu de l’espace d’attente, parmi les voyageurs, une femme plutôt âgée s’affaire entourée de ses bagages en poussette et sacs. Elle semble bien la seule à présenter tous les signes de la vie à la rue dans cette petite foule en attente.
Pour être à l’heure au SAMU social, je traverse la gare en croisant encore un homme allongé sur son vélo comme pour le protéger (ce qui est vraisemblablement le cas), un plus jeune installant son matelas et bien sûr quelques personnes encore sur la place intérieure.
Maintenir le lien, assurer un suivi, répondre aux sollicitations
Les équipes du SAMU sont présentes dans la rue tous les jours de 9 à 19h, et la nuit jusqu’à 1h du matin. Ce soir, 18h30, c’est la préparation de la nuit avec des échanges entre les équipes.
Un passage obligé mais aussi un moment privilégié, c’est l’échange entre les équipes du jour et celles de la nuit. La synthèse des informations générales - on évoque la réouverture de vestiaires (les besoins en vêtements sont importants et plus encore lorsque commence la période hivernale) - et le partage de nouvelles ou d’alertes sur la situation des personnes rencontrées ou qui devront l’être.
La discussion signale par avance les personnes que nous aurons à rencontrer. La veille est multiforme. Retrouver les personnes déjà rencontrées, maintenir le lien, assurer un suivi, répondre aux sollicitations sont des préoccupations qui correspondent à la mission des travailleurs sociaux. Aller vers celles et ceux que l’on découvre sur les trajets, qui parfois adressent un signe, d’autres fois non, celles et ceux qui sont signalé.e.s et qui seront approché.e.s pour la première fois.
Il faudra tenir compte de l’itinéraire des personnes rencontrées, des difficultés qui se manifestent parfois à partir des refus face à certaines propositions. Pour beaucoup de sans abri, l’accès à un chez soi est celui du logement. Pouvoir être entendu sur ses choix : « pas de foyer » ou au contraire "une chambre mais pas collective". La participation des personnes à l’organisation de leur accès à un hébergement ou un logement n’est pas une chose acquise. C’est la capacité à agir qui est en cause. La relation avec les travailleurs sociaux joue un rôle tout à fait déterminant. Bien entendu par l’orientation donnée, mais aussi parfois par le refus d’un accompagnement qui freine l’exercice des aptitudes personnelles.
On discute aussi de cette personne en forte demande, qu’il faut voir régulièrement pour maintenir le contact, mais aussi l’inciter à ne pas tout attendre parce que les réponses ne sont pas là. « Si vous ne venez pas je vais mourir de froid ». C’est aussi à cela que les intervenants sociaux sont confrontés : ils sont en première ligne pour gérer une relation dans la non réponse. Sans abandonner le prendre soin indispensable.
« Je le sais, mais je n’ai pas le moyen de faire davantage »
L’appel au secours fait partie du quotidien, il ne peut être traité légèrement, il faut pourtant savoir tracer un périmètre lisible d’intervention et d’assistance. C’est un des enjeux et une des complexités de ce travail car il ne s’agit pas chemin faisant d’économiser du temps, au contraire l’accompagnement des situations les plus difficiles nécessite une attention qui se renouvelle en permanence.
Dans la soirée, un échange téléphonique avec la personne permet justement de voir combien ce qui pouvait s’apparenter à un refus de la part du travailleur social (« non aujourd’hui ce n’est pas possible. Nous nous verrons dans deux jours ») aboutit à débloquer une action volontaire de la personne qui peut annoncer fièrement avoir trouver une réponse aux questions urgentes. Elle aura trouve les ressources nécessaires en elle-même pour régler des problèmes qui pouvaient être à sa portée.
La « débrouille » est une démonstration de la capacité à agir. Peut être peut-elle précéder d’autres formes d’implications des habitants de la rue (1) ?
Il est vrai que nous en sommes encore bien éloignés. En France, malgré de nombreux efforts et quelques « expériences » innovantes le logement social est encore un logement octroyé plutôt que choisi. Alors que dire des sans abri, sans chez soi et mal logés ou en habitat de fortune ? La quête de la légitimité demeure un point noir. Et ce n’est pas sans conséquences. Nous verrons d’ailleurs un peu plus tard combien le formalisme administratif peut devenir une entrave à la sortie de la rue.
Souvent on entend : « je ne veux pas de foyer, je veux un appartement », un appel qui renvoie à l’impuissance. Et cet appel est le fardeau de la plupart des travailleurs sociaux au contact des populations les plus en difficulté. « Je le sais, mais je n’ai pas le moyen de faire davantage ».
La réunion de synthèse permet d’aborder toutes ces préoccupations, pour moi elle dessine déjà le paysage de cette nuit. Les espaces occupés par des lieux de couche, ceux qui se sont vidés et donc des visages qui ont provisoirement disparu.
Il y a des rencontres simples, parce qu’elles s’inscrivent dans un parcours avec un objectif comme celui de rentrer dans un lieu d’hébergement identifié. Il faut simplement que l’un des chiens ne soit plus dans la prise en charge. Un seul c’est acceptable deux seraient trop, d’autant que le deuxième a déjà mangé le hamster d’une famille d’accueil.
Une énumération qui donne consistance à la vie de la rue : un isolé dans le centre ville, devant une pâtisserie de luxe.. un couple du côté d’une église du 6ème.. des histoires d’amour et de rupture.. un jeune aperçu, difficile à joindre.. ceux qui ne veulent rien.. la vie qui évolue comme un itinéraire professionnel de ce mendiant actif qui devient statique.. et ceux qui se défendent « je ne suis pas comme les autres de la rue, je me débrouille ».. et tout cela qui se renouvelle sans cesse.
Dans la démarche du SAMU, il y a le souci des personnes dont la présence est repérée mais avec lesquelles la rencontre n’a pu se faire. Exemple à Perrache, une tente verte toujours fermée « pourtant il y a quelqu’un » que l’on ne désespère pas de voir un jour.
A un moment, il est question d’un fils qui recherche sa mère qui pourrait être à la rue. On a le prénom et la date de naissance. Rien d’autre. Des femmes et des hommes vivent dans la rue après des ruptures, parfois sans explication, dans une recherche d’invisibilité, souvent inexpliquée ou inexplicable pour la famille et les proches. Il me revient en mémoire une rencontre que j’ai faite il y a quelques années avec l’Alpil. Une femme qui vivait dans une carcasse de camion sur le site du chantier de la gare de l’Est est décédée. L’éducateur de l’accueil de jour voisin a finalement retrouvé sa famille, sa fille qu’elle avait quittée enfant. Une rencontre pathétique autour du cercueil.
Lorsque vient l’heure de partir, après distribution de masques FFP2, Il est décidé que je suivrai le binôme Rive Droite en première partie de soirée et, après la pause, celui de Rive Gauche.
19h15 départ du parking souterrain.
Rendre visite ...
Notre première tâche est d’aller chercher dans le 4ème arrondissement Monsieur S. (2) qui dans quelques jours sera en foyer et qui passera la nuit à la Halte pour un de ces moments de transition rendus nécessaires du fait de la tension des dispositifs d’accueil. Monsieur S. parle peu. Un échange un peu laborieux permet seulement de savoir qu’il est en France depuis 2010. Depuis ce temps, il ne mentionne qu’une prise en charge en 2014/2015 à l’Hôtel Social Riboud.
Au feu du pont Pasteur, nous sommes interpellés par un mendiant de l’auto-pont, il évoque la présence d’un enfant, nous l’assurons que nous reviendrons après notre passage à la Halte de nuit. Effectivement, il y a 3 ou 4 familles roumaines sous le pont. Difficile de savoir qui est vraiment là. C’est comme un regroupement de naufragés. La demande de billet de retour, à laquelle évidemment il n’est pas possible de répondre, pourrait être un signe à la fois du découragement et à la fois de la velléité déjà exprimée de vouloir aller en Roumanie.
Après distribution de couvertures, il nous faut poursuivre notre périple en direction du centre ville. Sur les quais, j’aperçois un panneau publicitaire qui évoque la fraternité, il s’agit, je crois, d’une compagnie d’assurance. En lisant ces mots, il me revient la phrase d’un article récent signé par Denis Pelletier : « La fraternité, ce n’est pas de la gentillesse, c’est un projet politique ». La rencontre des plus fragiles, de ceux qui sont les plus pauvres, est un appel qui va dans ce sens.
Face à un des plus grands bâtiments officiels de notre ville, nous allons « rendre visite » à une dame seule, d’une grande fragilité m’ont dit mes collègues du soir. Elle est installée dans un espace bien protégé. Protégé des regards et des possibles agressions.
La confrontation avec Marianne et ses difficultés est déstabilisante à bien des égards. Pour moi, c’est une rencontre furtive avec une personne qui présente des signes forts de détresse psychologique. Quels que soient les mots que l’on emploie, la santé mentale des personnes à la rue (avec ce qu’elle recouvre de problématiques, de la maladie, de la dépression à l’aliénation) est toujours une préoccupation. Tous les intervenants le relèvent. Marianne développe une phobie du corps médical qui manifeste certainement un passé d’hospitalisation douloureux. Elle soupçonne même que je suis un médecin que l’on amène incognito. Enfermée dans ses peurs, elle ne fait aucune demande de nourriture. N’a-t-on pas déjà tenté de l’empoisonner ?
Ce délire de persécutions trouve sa place dans tous les actes du quotidien et devient un obstacle infranchissable. Elle a ainsi refuser par deux fois de signer un document contractuel qui pourrait lui permettre d’accéder à des droits. « On me ment, je signe un papier il devient un autre ». Difficile de ne pas se poser la question des moyens dont disposent nos services sociaux pour accompagner ces personnes qui, comme Marianne, se sont éloignées du réel et qui n’y reviendront pas sur injonction.
Elle veut un logement, celui que l’on donne aux autres, mais pas à elle. Injustice ! « Il y a trop d’administration dans ce pays » nous dit-elle avant notre départ. Une rencontre comme celle- ci pèse lourdement. La difficulté d’entrer vraiment en relation est douloureuse, elle sonne comme un refus. Elle nous envoie une dénégation, identique à celle subie par notre interlocutrice.
Il est difficile cependant d’être renvoyés au « tous pareil » et de devoir accepter cette suspicion incontrôlée.
Seul petit espoir, Marianne bénéficie d’une nuit sur quatre à la Halte. il faut bien que le dispositif tourne et que chaque personne ait droit à sa place. (3)
L’expérience de la mort
Il est décidé d’aller à la rencontre de personnes qui sont installées sous tentes sur les bas- ports de la Saône. Après un passage Place Bellecour et rue de la Charité, les personnes qui sont habituellement là en journée sont parties ailleurs, nous approchons des Célestins. Une présence devant le théâtre nous conduit à faire un crochet par la place. Le jeune homme qui est là tient à nous rassurer : « je n’ai besoin de rien ».
Sur les quais, quatre tentes muettes, mes collègues me parlent de la femme qui a trouvé refuge ici avec un homme après avoir été évincée d’un foyer pour fin de contrat. C’est ainsi qu’elle a raconté son parcours.
Un peu plus loin, les tentes que l’on pensait trouver ont disparu. La vie à la rue n’est pas sédentaire. Parfois un nouveau refuge apporte une plus grande sécurité, d’autres fois une fuite ou une contrainte force à se déplacer.
A l’inverse, devant un luxueux hôtel près de la Gare de Perrache, la tente verte évoquée en réunion de synthèse est toujours là. Ce soir elle a enfin un visage. La rencontre avec Serge est de celles qui font du bien. Il sort de l’anonymat. Malgré son isolement dans ce lieu qu’il a choisi, il est en relation avec les différents lieux d’accueil que compte l’agglomération. Les accueils de jours fonctionnent bien, ils sont connus. Il y a là un indéniable progrès que je constate au fil des rencontres.
L’étape suivante devant la Gare nous permet de rencontrer deux « habitués », installés ici depuis plusieurs semaines. Jean-Jacques et René se soutiennent mutuellement dans la galère. Eux aussi fréquentent la Péniche toute proche et font régulièrement des démarches pour retrouver une existence administrative, en particulier Jean-Jacques, plus jeune, avec qui j’échange un peu plus longuement.
On parle travail et sans abrisme, de la difficulté à tenir un emploi quand on est dans la rue malgré certains avantages comme dans cette entreprise où il est possible de prendre une douche le matin avant d’embaucher... mais la fatigue est là et il est difficile de tenir sur la durée. Jean- Jacques vient d’Orléans, il n’y a plus de travail pour lui, pas de logement,... on imagine aussi une ou des ruptures qui le conduisent jusqu’ici. Mais de cela nous ne parlerons pas. J’apprendrai seulement qu’il a ici un père et une belle-mère avec lesquels il n’a pas de relation. René au contraire voit de temps à autre sa fille qui vit à Lyon.
Jean-Jacques raconte son expérience de la mort. Ils étaient quatre sans abri à Orléans. La soirée s’est bien passée, une nuit sans histoire, mais le lendemain l’un des quatre ne s’est pas réveillé. La mort, la police, l’enlèvement pour la morgue... Ce n’est pas lui qui a prévenu la famille, mais il en reste un traumatisme fort. Il associe d’ailleurs cette mort là au décès de son beau-père intervenu quelque mois plus tôt.
Avec ce récit, je repense à ma première maraude avec le SAMU social. C’était en journée. Nous avons rendu visite à l’hôpital à deux personnes en fin de vie. J’écrivais alors : « Le rapport à la mort fait partie du travail avec la rue. Il est cet immatériel dans l'immatériel du travail social : une relation qui se poursuit sans autre finalité que celle d'assurer une présence, être là lorsque la fin approche sans apporter autre chose que la chaleur et l'humanité qui participent de la dignité ».
Les échanges avec les deux hommes nous apportent le témoignage de la solidarité de voisinage. Il n’est pas rare ici d’avoir un petit déjeuner « mieux qu’à la maison » grâce aux employé.e.s de la SNCF. Les questions administratives sont abordées, intérim et n° de sécu. L’intervenant social informe sur les pistes qui peuvent être explorées avec le fonds d’action social du travail temporaire. Jean-Jacques m’explique que l’assistante sociale lui a parlé d’une orientation possible vers Vienne. Il serait plus facile d’accéder à un hébergement dans une ville plus petite, elle pourrait faire le lien avec une collègue là-bas.
Un voyageur en attente d’un train pour le lendemain passe un moment. Dans ces propos se manifeste une situation plus complexe qu’il semble vouloir le laisser entendre. Il lâche des bribes de vie, un trajet chaotique de Firminy à Lyon, un avenir possible dans une cabane de jardin familiale vers Bordeaux. Il évoque le woofing (4) comme moyen de survie, une sorte de trimard 2.0, j’imagine déjà que, dans quelques temps, il retrouvera les équipes du SAMU, sur un autre lieu peut-être.
L’absence de reconnaissance juridique est une expérience du mépris
Pendant ce temps, notre infirmier lie connaissance avec un Monsieur demandeur d’asile mongol en procédure accélérée. Les documents qu’il nous montre nous renseignent tout juste sur les ralentissements causés par la crise sanitaire. Il ne parle qu’une seule langue. Malgré le logiciel de traduction, la communication est difficile. Impossible de savoir s’il vient de cette zone de la Mongolie intérieure où les siens sont victimes de harcèlement de la part des autorités chinoises. Il est vrai que peu d’informations circulent sur cette terre lointaine peu souvent évoquée par les médias (5). La répression des mouvements de défense ethniques est peu connue, bien qu’à Lyon quelques statuts de réfugiés ont été obtenus.
La nuit avance, nous allons changer de secteur pour une visite rapide auprès de personnes installées dans un square du 3ème arrondissement. Ils sont quatre hommes, demandeurs d’asile, originaires du Kosovo pour l’un d’entre eux et d’Albanie pour les autres. Tous connaissent bien les services des accueils de jours. Leur présence dans le quartier ne semble pas poser de problème particulier. Des voisins apportent un soutien par la nourriture. L’équipe du SAMU distribue des couvertures et offre des boissons chaudes.
L’absence de reconnaissance juridique de la personne est une expérience du mépris social à laquelle est confronté.e celui ou celle qui n’a pas « cette faculté de se rapporter positivement à soi-même que nous pouvons appeler le respect de soi (6)». Ces réflexions sur la relation dévalorisée et dévalorisante correspondent à ce que nous laisse entendre le jeune demandeur d’asile que nous rencontrons après la pause dans le fond du 7ème arrondissement. Il est là depuis 2014, a travaillé au noir chaque fois que possible, dans la restauration le plus souvent. Débouté, sous OQTF, il est en relation avec la CIMADE et un avocat. Il nous parle de survie et d’incompréhension. De l’injustice qu’il subit dans un pays qu’il imaginait différent, de ses espoirs déçus. Le moment passé avec lui offre la possibilité d’un échange humain sans gommer les difficultés. Son attente est celle d’une reconnaissance. « La France est une république Hallal » est l’expression qu’il trouve, avec humour, pour dire sa double étrangeté. Ce discours de l’étranger sur l’étranger nous l’avons entendu plusieurs fois. il est aussi le signe d’une évolution structurelle du monde des habitants de la rue.
Au cours de la pause, je me suis attardé brièvement au kiosque encore ouvert devant la Gare. Parmi les clients, tous les continents sont représentés comme me le fait remarquer le vigile avec un bel accent du sud-est asiatique « Ici on parle toutes les langues ». Ce n’est pas nouveau en 1930, Claude Le Marguet, publiait son ouvrage Myrelingues la Brumeuse ou l'An 1536 à Lion sur le Rosne et attribue ce nom qui signifie « au mille langues » à la ville de Lyon.
Je repense à l’actualité du cosmopolitisme, mais aussi à ce que cela comporte de déstabilisant. La présence des étrangers vécue comme celle de surnuméraires, de populations dangereuses venues profiter de nos richesses sans avoir participer à leur création. Bien intégrée par la puissance publique, cette approche est lourde de conséquences.
Les résultats d’une étude récente (7) soulignent combien « la distinction des populations repose d’abord sur des critères administratifs plutôt que de reposer sur des échelles de besoins d’accompagnement, annulant par avance tout le travail qui pourrait être fait par les travailleurs sociaux ». Le désarroi des travailleurs sociaux va s’exprimer, comme pour l’un de nos interlocuteurs, par le renvoi à plus tard, « je vous appelle, j’ai votre téléphone inutile de vous déplacer ».
Dans ce constat, l’étude met le doigt sur un point essentiel qui trop souvent relève de la passion et s’éloigne de la réalité. Dans un passé récent existait - et parfois existe encore - la dichotomie du bon pauvre et du mauvais pauvre. L’un méritant et l’autre profiteur. On arrive dans le présent à considérer « l’ennemi extérieur qui pénètre notre espace et est en mesure d’accéder à nos ressources » (ici l’aide sociale ou médicale). Cette approche n’est pas purement locale, elle est celle que nous lisons dans l’évolution négative des mesures d’aides sociales. Le décret du 30 octobre 2020 sur l’accès à l’AME en est le dernier avatar.
Nous voyons bien comment l’accueil inconditionnel est malmené dans ce contexte et combien la contradiction entre le droit à l’assistance et le recours à ce droit conduit à faire exister une « obligation de façade ». Au bout du compte « la rue et la stagnation en centre de réinsertion sont les deux options pour les demandeurs d’asile (8) sans place, les sans papiers ou les très faibles ressources »
.Un travail inscrit dans la durée
Malgré cela, au cours de cette nuit j’ai pu constater des avancées visibles par rapport à mes précédentes expériences. Certes nous n’avons pas visité tous les lieux occupés par des personnes sans abri, mais le très faible nombre de familles avec enfants me semble être un signe important ; le bon recours aux accueils de jour et service en est un autre. Il est vrai aussi que la maraude avec des professionnels, femmes et hommes, est rassurante parce qu’elle s’inscrit dans un travail continue et porte un souci d’assurer le suivi personnalisé des personnes rencontrées.
Au cours de cette nuit, il reste de nombreuses personnes que nous n’avons pas rencontrées, parce qu’elles ont changé de lieux de couche et aussi parce que la nuit avançant les sans abri comme les autres se retirent dans l’isolement.
A défaut de les voir, mes collègues m’informent de toutes ces préoccupations. Il faut veiller sur celles et ceux qui sont dans le non recours, qui sont aussi souvent celles et ceux qui sont en difficultés psychologiques. Des femmes et des hommes qui ont du mal à construire une relation stable. Comme ce monsieur qui rendait toute approche impossible et hurlait dans la cage d’escalier qui lui sert d’abri. Une attitude irrationnelle, un « pétage de plomb » comme on le qualifie. Il expliquera plus tard que son explosion de colère était provoquée par la perte d’une cuillère à café, ce qui l’énervait furieusement. Une excuse qui vaut certainement pour que ce l’on appelle la politesse du désespoir...
André Gachet / 26 novembre 2020
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(1) Réseau Capacitation Citoyenne. Du rêve à l’action collective. Relais social Charleroi. 2006.
(2) Tous les noms et prénoms de cette chronique sont inventés pour respecter l'anonymat des personnes rencontrées.
(3) L’article 4 de la loi no 2007-290 du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale dispose que :« Toute personne accueillie dans une structure d’hébergement d’urgence doit pouvoir y demeurer, dès lors qu’elle le souhaite, jusqu’à ce qu’une orientation lui soit proposée. Cette orientation est effectuée vers une structure d’hébergement stable ou de soins, ou vers un logement, adaptés à sa situation ».
(4) Le woofing est l’accueil dans une ferme biologique de personnes qui souhaitent se former. Le gîte et le couvert sont assurés en échange de la participation au travail.
(5) Peu de choses aussi sur le net : « Dans le district de Horqin, la police diffuse les portraits de personnes recherchées pour avoir participé à un mouvement de protestation. Les suspects sont poursuivis pour «provocation et trouble à l'ordre public», un motif vague fréquemment utilisé par le régime communiste pour arrêter des dissidents ". c’est l’information que l’on pouvait lire dans le Figaro du 3 septembre 2020.
(6) Axel Honneth. La lutte pour la reconnaissance. Folio essais / 2015.
(7) Le droit à l’hébergement : Enjeux sanitaires, économiques et politiques. (Etude sociologique de l’accès à l’hébergement à Marseille.) Camille Allaria (Docteure en sociologie) / Centre d’Etudes et de Recherche sur les services de la santé et la qualité de vie (CEReSS) Laboratoire Santé Publique Aix Marseille Université. Novembre 2020.
(8) La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné, jeudi 2 juillet, la France pour les « conditions d’existence inhumaines et dégradantes » de demandeurs d’asile, contraints de vivre « dans la rue » pendant plusieurs mois et «privés de moyens de subsistance ».