Chronique n°11 – dans la suite de « C'est beau une ville la nuit » Une journée avec le SAMU Social

Chronique n°11 – dans la suite de « C'est beau une ville la nuit » Une journée avec le SAMU Social

(les réflexions et propos qui suivent n'engagent que leur auteur. Tous les prénoms sont inventés.).

A 9 heures ce matin de novembre, la trentaine de tentes autour de la place de Milan semblent vides. Peut-être est-ce le froid qui maintient les habitants à l’intérieur ou les nécessités de la vie qui les ont déjà conduits vers la ville. Une récente décision judiciaire a rejeté la requête de la Métropole de Lyon demandant leur évacuation (Ordonnance de référé, TA de Lyon. 08.09.2021). Le tribunal a accordé un délai de 9 mois aux personnes qui vivent ici. En précisant que « les occupants des tentes, lesquels sont pour l’essentiel des demandeurs d’asile, se trouvent dans une grande précarité » et que, « la libération des lieux par les occupants sans droit ni titre de la place de Milan ne peut être regardée, en l’état de l’instruction, comme présentant le caractère d’urgence et d’utilité requis par les dispositions du code de justice administrative ».

Il faut simplement lire entre les lignes de la décision du Tribunal que le caractère d’urgence est dans la recherche de solutions dignes pour celles et ceux qui sont contraints de vivre dans ce campement de fortune plutôt que dans la « libération » de l'espace.

Dans les locaux du SAMU Social, la journée commence par le retour sur la nuit précédente. Les situations individuelles sont passées en revue. La multiplicité des signalements du 115, des acteurs professionnels ou des citoyens et leur diversité peut conduire à mettre en avant des signalements en fonction d’une appréciation de l'urgence. Arrivé avec un peu de retard, je saisis des informations qui me paraissent préoccupantes, comme la mention de familles (un couple avec un enfant en bas âge ou un autre avec 3 enfants) qui ont perdu leurs places en hébergement. Dans le courant de la journée, j’en apprendrai plus. Les échanges entre les professionnels dessinent la place du SAMU dans la connaissance et le lien avec les personnes qui se trouvent à l’un des bouts de la chaîne des prises en charge. Soit parce qu’elles sont entrées dans les dispositifs soit parce qu’elles n’ont pu s’y maintenir. L’idéal qui est prévu dans le Code de l’Action sociale et des Familles, celui de la continuité et de la sortie vers le haut, peine manifestement à se réaliser.

Les acteurs de terrain sont confrontés à des personnalités dont les souffrances n’entrent pas dans les canons de la prise en charge ou alors par une petite porte qu’il faut rechercher. Ainsi l'histoire de cet homme qui délire à moitié nu devant un grand pôle hospitalier privé dépendra au bout du compte entièrement de l’intervention du SAMU social pour rejoindre l’hôpital public. Chacun son travail.

La journée de maraude à laquelle je suis invité aujourd’hui commence ensuite. Le collègue avec lequel je vais partir est déjà au travail depuis tôt ce matin. Ensemble nous allons rejoindre Louis dont la chienne est chez le vétérinaire. Nous le trouvons dans un lieu d’abri qui est l’un des objectifs des maraudes. « Les caravanes », un espace installé par la Ville de Lyon pour héberger les jeunes qui se trouvaient sur l’espace public notamment rue de la République l’hiver dernier. La description que Louis fait de cette installation est positive parce que les gars qui vivent ici (il ne reste que des hommes) sont accordés sur une manière de vivre ensemble. Une autogestion qui permet à chacun de conserver son indépendance dans le respect du voisin. Même s’il arrive que le plus jeune mette parfois « la musique un peu fort ».

Toutefois, dans cette réponse à l’urgence par un hébergement temporaire, je suis mal à l’aise devant le seul élément sanitaire mis à disposition des occupants. Des toilettes (très propres et bien entretenues par les occupants) ont été installées contre le mur du bâtiment mitoyen vacant. Un mètre carré et trois murs, celui de la maison et deux plaques en forme de L. Imaginez... une tinette de maison d’arrêt ouverte sur l’extérieur à tous les vents et à tous les regards. On fait mieux en matière de dignité, mais surtout quelle économie de bouts de chandelles !

Les « Caravanes » sont en fond d’impasse, sécurisées par un portail dont les occupants ont la clé. Depuis peu des poubelles ont été installées. Il y a des avantages indéniables à de tels abris, il importe cependant qu’ils soient un tremplin pour en sortir. Un espace commun (type Algéco) serait ici bienvenu pour faciliter la vie quotidienne (cuisine par exemple) et aussi pour permettre des rencontres et un soutien aux démarches dans de bonnes conditions. Il est difficile d’assurer une présence ambulatoire sans pouvoir se poser autour d’une table.

Sur la route qui nous conduit vers la clinique vétérinaire, Louis nous parle de son travail. Je découvre alors le Service des Déménageurs Fringants (SDF) qui s’est lancé à Lyon, mardi 27 octobre 2020. « 

Un service unique en son genre puisqu’il sera réalisé par des sans abri volontaires

» selon les articles publiés au moment du lancement. La participation aux déménagements permet de constituer une cagnotte ouvrant accès à de produits ou services. Pas de numéraires mais le remboursement de factures ou la fourniture de biens. Un système étonnant qui ne donne aux « travailleurs » ni argent, ni couverture sociale. Ne rentrant dans aucune case du code du travail, peut-on évoquer une sorte de bénévolat récompensé ?

Première impression dans les Monts d’Or : la clinique est un lieu de luxe. L’accueil est sympa, Louis est accueilli comme un client ordinaire. L’opération a été prise en charge par « Gamelles Pleines », une association qui se positionne contre l’exclusion sociale des personnes en situation de précarité en agissant par la dimension animale. L’aide est réelle et sans contrepartie. Il reste à trouver les 150 euros nécessaires pour les soins de suite (ici une radio indispensable). L’avance est faite par « Gamelles Pleines », le remboursement pourra se faire par la cagnotte de Louis sur facture. Il faut lui expliquer que la clinique vétérinaire est compétente, sympa mais ne fait pas dans l’humanitaire.

Sur le chemin du retour, nous reparlons emploi. La vie à la rue est toujours une rupture qui se morcelle et souvent se reproduit. Perte de liens, errance, égarement des papiers et de ce qui fait preuves d’existence et d’expériences, tout cela qu’il faut retrouver malgré le découragement.

Après avoir reconduit Louis à son domicile, nous repartons sur la rive gauche. Nous vivons une situation paradoxale. Le manque de bénévoles se fait sentir pour les maraudes de la Croix-Rouge, dans le même temps se multiplient les expériences privées difficilement contrôlables. Solidarité et traficotage se côtoient dans un environnement qui souffre d’une absence de coordination. Le morcellement des interventions par la multiplication des appels à projets fait émerger des périmètres non couverts dans lesquels s’exercent, pour le meilleur et pour le pire, des initiatives privées de toutes sortes. Cette tendance actuelle des mesures spécifiques pour des problématiques dites spécifiques par une série d'approches segmentées contribue à la désorganisation que nous voyons à l'oeuvre.

C’est aussi dans ce contexte que nos dispositifs fixent des règles difficiles à admettre par celles et ceux qui choisissent le refus. Un refus qui se nourrit de la complexité car s’il y a le refus de la contrainte il y a également, souligne mon collègue de maraude, ce refus ou repli qui est motivé par un sentiment d’illégitimité. « Je n’ai pas le droit à cela.. ».

Devant le bureau de poste, il y a Boris, un habitué de la presqu’île. Nous l’avons tous rencontré un jour, se parlant à lui-même ou aux personnages qui l’habitent. Il est de ceux avec lesquels on craint d'entrer en relation parce que son monde nous est étranger. Sa situation est bien connue des professionnels, elle réclame beaucoup de délicatesse. A notre arrivée son visage exprime son inquiétude mais ne se ferme pas, un dialogue s’engage. Son besoin du jour est simple : des chaussettes. Le lien tient souvent à ce « si-peu » essentiel.

Plus loin sous une trémie, largement encombrée des biens rassemblés par les sans abri, nous rencontrons Josiane. A première vue, nous ne savons pas bien si elle est une femme à la rue, abritée ici ou une bénévole qui apporte de la nourriture puisqu'elle a les mains encombrées de barquettes. Josiane ne se livre pas. D'elle, elle nous dira seulement « un burn out... et je me retrouve là ». Elle a engagé toutes les démarches, elle a établi les liens avec les services... On doit pouvoir s’autoriser un peu d’optimisme, en dépit de ce passage par la rue comme une voie inévitable.

Plus loin nous verrons Lucie, nous ne l’aborderons pas. Elle porte une histoire douloureuse qui lui fait rêver d’une « maison magique où les petites filles seraient à l’abri », me raconte celui que j’accompagne ce matin. Il est des descriptions de souffrances passées moins explicites !

Dans toute maraude, il a ceux que l'on cherche et ne trouve pas. Peut-être sont-ils à l'abri, ou simplement dispersés dans la ville. Le gouvernement actuel prend une position ferme sur la fin de la gestion au thermomètre à partir d'orientations nouvelles, pour la plupart exprimées dans la « Feuille de route du service public de la rue au logement ». Toutes ces perspectives d'amélioration sont confrontées ici même à la permanence d'une réalité qui mérite d'être continûment réévaluée. La multiplication de places d'hébergement dans un contexte de crise sanitaire a été une réponse au sans abrisme considéré comme un « problème de santé publique ». La suite n'a pas toujours été envisagée et les espaces occupés par les personnes à la rue se multiplient. Les tentes de la place de Milan, les installations sous l'abri précaire des couloirs et passages de Perrache et des quais de Saône, les familles, les isolés, hommes et femmes, croisés ce matin, comme Louis et ses compagnons des Caravanes sont la manifestation de la permanence multiforme d'une absence de chez soi qui ne trouve pas de solutions encore.

Quel hiver pour les personnes dehors ? Quel plan froid ? Quel lien avec la dynamique du logement d'abord ? Le contact avec la rue fait surgir ces questions et donne corps aux inquiétudes de celles et ceux qui sont ce service public de la rue qui voudrait aller vers le logement.

Après la pause de midi, je suis invité à suivre l'équipe qui répond aux signalements du 115. Nous nous trouvons dans une période calme. Les signalements sont peu nombreux, cela constitue un avantage puisqu'il est possible de consacrer plus de temps à des rencontres individuelles dont certaines ont été repoussées faute de disponibilité.

Nous nous rendons dans le sud de Perrache, près de l'église. Une des familles évoquées ce matin, celle qui est avec un enfant d'un an, a fait appel. Nous faisons le tour de l'église, mettons la voiture en évidence, mais le couple et son enfant demeurent introuvables. Après quelques recherches dans les lieux qui auraient pu les accueillir, nous attendons encore un moment. C'est l'occasion d'évoquer ce qui est connu de l'itinéraire qui conduit la famille de son hébergement d'urgence à la rue. Je crois comprendre qu'elle vient d'un lieu d'hébergement installé depuis 2017, dans le parc du Chêne. Il s'agit du bâtiment qui abritait le service d'info-route, plus connu sous le nom de bison futé. La famille en demande d'asile aurait-elle causé des dégradations ? Au contraire est-elle partie à cause des conditions de vie et de la salubrité des lieux ? Les explications contradictoires circulent, la seule réalité tangible serait celle d'un nourrisson à la rue. Mais nous n'avons vu personne. Oui, la rue est irrationnelle, toujours plus complexe qu'on ne pourrait le penser. « La bonne volonté ne suffit pas » rappelle un de mes compagnons.

Nous évoquons aussi la situation d'un homme que nous verrons plus tard. Celui-là est empêtré dans sa démarche d'accès à l'emploi. Il faut du temps et beaucoup d'humilité pour comprendre la relation entre une forte et réelle demande et une forme de mise en échec récurrente.

Enfin, il faut bien repartir... Notre prochain objectif est un petit groupe de 4 hommes et une femme, accompagnés de nombreux chiens (j'en ai compté 6). Il est important que notre collègue femme puisse rencontrer la seule dame présente sur le site. Pour cela nous orienterons celui qui est son compagnon dans une discussion « entre hommes ». La tristesse de Pablo est manifeste, il l'exprime en parlant de la fin qu'il souhaite. Entre désespoir et attente inexprimable, il revient sur ses échecs, sur les lieux d'hébergement sans perspective, sur la prison, sur les rendez-vous ratés qui plombent son parcours. Peut-être une perspective avec un diagnostic à faire comme un acte positif dont il serait l'acteur. Il y a dans cette rencontre une densité particulière qui vient du contraste entre la chaleur de l'accueil sur ce terrain délaissé en plein centre-ville et la prégnance de questions douloureuses. Dans ce contexte, la dimension émotionnelle dans la présence des intervenants sociaux manifeste la reconnaissance de la valeur personnelle des personnes rencontrées.

Près de notre groupe de discussion, l'échange entre les deux femmes se poursuit, le regard de Pablo se fixe régulièrement dans leur direction. Nous en parlerons ensuite. La violence de la rue est omniprésente. Etre en couple peut être protecteur tout autant qu'enfermant et la violence se reproduire dans les relations interpersonnelles. Ces questions doivent être abordées, pour permettre l'expression de celles ou ceux qui pourraient être victimes.

Après ce passage dans le campement, nous apportons des couvertures propres et exemptes d'acariens à l'occupant d'un squat. Un jeune homme qui n'est probablement pas totalement isolé, il y a plusieurs lieux occupés dans le même secteur. L'usage des bâtiments vacants demeure la réponse la plus simple à l'absence d'abri.

Notre prochaine visite est particulièrement surprenante par sa situation géographique et dérangeante par la personne rencontrée. Dans un quartier de petites maisons, un homme a construit sa cabane, je ne saurai pas son nom. Maisonnette très encombrée, c'est un cocon pour un isolé. Il est difficile de le comprendre tant son expression est ponctuée d'incohérences déclamatoires. L'homme est originaire de la pourtant francophone Guinée Conakry. De ce qu'il nous dit, il ressort qu'il a été demandeur d'asile vers 2018. Son pays traversait à ce moment et jusqu'à maintenant une succession de crises politiques qui aboutissent au coup d'état de septembre dernier. Son pays est marqué par les divisions communautaires et la pauvreté. Qu'a-t-il vécu pour arriver là ? Il insiste très fortement sur sa volonté de ne pas être confronté à un médecin alors même qu'il fait état de souffrances. Sa solitude s'étire sur plusieurs années malgré une demande d'asile qui aurait dû, à tout le moins, ouvrir un accès aux soins. La présence d'un voisinage qui semble attentif peut-elle pallier l'absence de liens avec le droit commun ?

Notre journée se termine avec Antoine, dont la situation problématique au regard de l'accès à l'emploi avait été évoquée le matin. L'équipe du SAMU doit lui faire part de la réponse et de la proposition qui lui est faite pour s'engager dans un emploi : deux jours de travail sur la semaine pour des temps de deux heures. Antoine attendait la possibilité de faire trois fois deux heures. « C'est une proposition inacceptable. On ne me prend pas au sérieux. Et en plus ça ne marchera pas, je me connais je peux prendre ça au sérieux et m'engager vraiment. Ça me conduit à l'échec ». Il dit qu'il pourrait accepter un troisième jour à une heure, mais ce serait déjà beaucoup concéder. L'équipe argumente sur le point de départ que constitue cette proposition et sur le fait qu'elle n'est qu'un début qui conduira à davantage rapidement. L'argument avancé par l'association d'insertion par l'emploi sur le nécessaire partage des temps disponibles avec d'autres demandeurs ne passe absolument pas. Il y a de la tristesse et de la colère dans le refus d'Antoine. « On nous prend pour des enfants ! »

La journée se termine. Nous rentrons le véhicule dans le parc souterrain, la porte ne s'ouvre pas d'elle même, il faut s'y mettre à deux pour soulever le rideau de fer. C'est un peu comme la survie et la sortie de la rue. Rien n'est acquis et il faut souvent s'y mettre à plusieurs...

André Gachet / Novembre 2021

Julie Gazagnes - cheffe de service // FOCCUS Formation, Coaching et Codev

Cheffe de service médico-social - coach et formatrice passionnée par l'Intelligence Emotionnelle dans le management

3 ans

Très beau témoignage Mr Gachet. Bonne continuation à vous

Richard Jeannin

Dirigeant de l'économie sociale et solidaire

3 ans

Merci André pour cette approche à la fois sensible et analysée des situations. Merci de nous faire atterrir. @André_Gachet

Merci André et bravo pour ce témoignage, cette chronique sensible et réflexive qui révèle les limites des politiques menées en matière d’hébergement et d’accès au logement, les difficultés rencontrées par les personnes à la rue et les complexités auxquelles doivent faire face les personnes des maraudes qui vont à leur rencontre.

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