Délocalisations, après les cols bleus, les cols blancs ?

Délocalisations, après les cols bleus, les cols blancs ?

Par Olivier Lluansi et Jean-Philippe Collin

Vous avez apprécié la version courte publiée dans les Echos le 6 mai 2021, vous trouverez plus d'éléments de réflexion dans la version longue ci-dessous.

Résumé : Après les usines, ce sont les ingénieurs et les techniciens qui se délocalisent, un avatar des différences de salaire et de la digitalisation. 150.000 emplois hautement qualifiés sont menacés, mais plus encore cette menace fait planer un risque systémique sur notre renaissance industrielle : comment croire qu’on pourra reconstruire des usines, fabriquer de nouveaux produits, quand simplement on n’aura plus les femmes et les hommes pour les concevoir ?

Notre reconquête industrielle doit nous assurer à la fois une souveraineté économique et une cohésion territoriale. Les territoires et les villes moyennes qui accueillent traditionnellement les usines, ont été les laissés-pour-compte de quarante ans de désindustrialisation, mettant à mal nos équilibres démocratiques. Les ruptures d’approvisionnement, d’abord de masques, d’antalgiques et de respirateurs, puis aujourd’hui de puces électroniques, illustrent la vulnérabilité dans laquelle nous nous sommes mis en favorisant par trop un modèle post-industriel.

Le potentiel de réindustrialisation est cartographié, le chemin de notre reconquête industrielle se trace progressivement

PwC et un autre Cabinet international ont identifié 100 à 115 mds € d’importations stratégiques, i.e. préoccupant pour notre souveraineté ou notre sécurité économique. Relocaliser 20 à 30% de ces importations, en France ou en Europe selon les cas, serait une première étape de reconquête et de « dé-vulnérabilisation » de nos chaines d’approvisionnement.

Cela représente moins de 10% de nos importations actuelles ! Il ne s’agit en rien de se retirer du commerce international, mais seulement d’ajuster un curseur. Nous sommes en effet indéniablement allés trop loin en termes de délocalisations.

Par ailleurs, les usines qui se réimplantent en France, ne sont en rien celles qui en sont parties, il y a vingt ans : digitalisées, compatibles avec les attentes environnementales, agiles et hybridant produits et services… en un mot à la pointe, technologiques et compétitives (nous restons évidemment dans une économie qui l’impose).

Si la « relocalisation » des approvisionnements stratégiques représente potentiellement un tiers de notre nécessaire reconquête industrielle, le reste proviendra de nouvelles filières émergentes (comme l’hydrogène, la voiture électrique, etc.) : de nouvelles manières de produire ou de consommer, des transitions productives digitale ou environnementales, de la bascule vers l’économie de la fonctionnalité… Hors gains de productivité et inflation, notre PIB industriel pourrait ainsi augmenter d’une cinquantaine de milliards d’Euros, soit presque de +25%. C’est également l’ordre de grandeur du déficit endémique de notre balance commerciale.

Si le chemin sera long – deux crises (financière de 2008-2009 et sanitaires 2020-2021) n’effaceront pas quarante ans de dogme post-industriel –, l’évolution de notre économie et de notre société conduisent largement à nouveau pour le rapprochement des marchés et des lieux de fabrication. Si on a délocalisé pour gagner en coût direct, on relocalisera pour répondre aux nouvelles exigences de la demande : sécurité, environnement, attente de réactivité, hybridation produits-services, digitalisation…

Pourtant une ombre grandissante plane, celle de la délocalisation de nos ingénieries !

Les ingénieries sont ces lieux où sont conçus les produits et les services de demain et la manière de les fabriquer entremêlant innovations fonctionnelles, évolutions technologiques, saut de productivité et d’efficacité, etc.

Dans la Société de connaissance (Agenda européen de Lisbonne 2000) ou le modèle post-industriel, nous conservions d’abord en Europe le design, la conception, la recherche technologique, le savoir… tandis que la délocalisation de la production nourrissait les espoirs de développement d’autres pays, notamment en Asie.

Mais aujourd’hui, après avoir été l’atelier du monde, l’Asie, la Chine et l’Inde particulièrement, sont devenues aussi des « fabriques de cerveaux », moins chers et beaucoup plus nombreux qu’en Europe et dont la formation est au moins comparable. Ces géants sont désormais les creusets d’inventions et de propriété intellectuelle : la Chine a déposé en 2020 autant de brevets internationaux que les Etats-Unis.

Alors, avec la percée du télétravail et la démultiplication des plateformes digitales de co-conception, une nouvelle délocalisation nous guette, celle des cerveaux... De la même manière que nous mîmes nos usines « sur roulette », aujourd’hui nos ingénieries sont menacées.

Si le phénomène a commencé avec les services informatiques, les « SSII », il s’étend aux ingénieries. L’émergence des Tata Consulting ou l’effectif de Cap Gemini dans ce même pays (125.000 personnes) ne sont ni anecdotiques, ni anodins. Ils sont un signe des temps : la puissance de l’offshoring est démultipliée par l’accélération de la digitalisation et de ses usages. Et désormais ce sont les ingénieries qui sont menacées, le cœur battant, que nous devions préserver, y compris dans les modèles post-industriels les plus agressifs et ce quelles que soit les limites de ces concepts.


 L’ingénierie, un terme un peu mystérieux ?

L’ingénierie, un terme mystérieux mais si évident : le « génie industriel ».

Ces termes, accolés, furent absents de nos propos aux hautes heures de la désindustrialisation. L’industrie polluante, has-been, du déclassement social ne pouvait rien avoir de « génial » aux yeux des médias ou du grand public. Et pourtant on connait les transformations fondamentales portées par le taylorisme (M. Frederick Winslow Taylor) ou le fordisme (M. Herny Ford). Les gestionnaires de projets connaissent les diagrammes de Gantt (M. Henry Laurence Gantt). Le plus experts ou curieux se souviendront du Français Henri Fayol et son fayolisme, ou bien de M Jacob Rubinovitz, inventeur de la GMAO, des concepts japonais de Kaisen et Kanban… Autant de jalons du génie industriel, des révolutions de la manière de produire.

A celle-ci s’attache l’autre volet du génie industriel, celui de concevoir des produits, leur processus de fabrication, inventer des services, créer des solutions. N’oublions jamais, au XVIIIème, le mot industriel avait pour synonymes application, assiduité, habileté à faire quelque chose voire astuce, inventivité. Ainsi la notion d’ingénierie recouvre deux activités : ingénierie de manufacturing, (qui conçoit les lignes de production) et ingénierie de conception (qui, elle, s’attache aux produits et services associés eux-mêmes). Le design en fait partie, la recherche est plus amont. Ces « arts » se sont notamment déployées dans les activités de transport terrestre (automobile, ferroviaire, etc.), le naval, l’aéronautique, la défense, l’énergie, les télécoms. Aujourd’hui on « ingénieure » un logiciel de télécom (structuration, organisation, développement) comme on conçoit une voiture. Ces secteurs sont d’ailleurs parfois caractérisés justement par cette intensité de l’activité d’ingénierie « engineering intensive ».

L’ingénierie pèse entre 2 et 8% du PIB selon les pays. En France, elle emploie 700.000 ingénieurs et techniciens dans un ratio de 60% - 40%. Les activités d’ingénierie sont majoritairement conduites au sein des entreprises (entre 50% et 70%), une large partie est néanmoins externalisée (entre 30% et 50%).

Cette externalisation répond à deux exigences : absorber, en qualité et en quantité, les pics et les creux de conception (la conception de nouveaux produits ou de nouvelle lignes est par définition cyclique) et la nécessité de maintenir des compétences spécifiques.

Avec Altran et Alten nous disposons en France de deux leaders mondiaux de la discipline sans oublier des sociétés de taille significative comme AKKA, Segula , Expleo … A leur côté une myriade d’entreprises plus petites qui détiennent le savoir industriel.

Mais aujourd’hui les ingénieries partent de France. Pas de fermeture d’usines, pas de panache de feux de pneus en feu ni piquets de grève… le mouvement est plus diffus et rampant …là où il y aurait eu 50 ingénieurs français, on en poste 10 en front-office, 20 Roumains en middle-office, et 30 Indiens en back-office… ni vu, ni connu…et des gains de coût de l’ordre de 40 à 50%. Pour mémoire ce fut le même ordre de gains de grandeur qui entraîna dans les années 80 et 90 la délocalisation massive des principes actifs des médicaments avec l’effet que l’on constate aujourd’hui sur nos dépendances pharmaceutiques, sur notre non-souveraineté économique et sanitaire.

Le mouvement a été lancé après les crises de financière de 2008-2009. L’ingénierie est sortie des seules directions techniques pour reprises aussi par les directions des achats. Désormais les exigences de « compétitivité » sont telles qu’un modèle « franco-français » n’est plus possible : sans délocaliser impossible de répondre aux exigences de prix des acheteurs, lesquels parfois imposent jusqu’à des taux de délocalisation.

Cette tendance n’est pas limitée aux ingénieries en sous-traitance : Les grands groupes délocalisent leurs propres ingénieries. Ce mouvement a un temps été justifié par les conditionnalités imposées par les pays acheteurs (« off-set ») : tel contrat a été gagné en contrepartie de la localisation d’une partie de la conception. Aujourd’hui ce phénomène est marginal, on délocalise pour la compétitivité, et en fait la compétitivité court terme !

Les gains peuvent être considérables : 50% en théorie, 30% en pratique en comptant les déplacements, les doublons managériaux, les contraintes administratives. Si aujourd’hui le taux d’offshoring est de 6% à 7% en France (les destinations préférées sont l’Inde, le Maroc, la Roumanie), il est de 35% aux Etats-Unis ! La situation est similaire au Royaume-Uni. Cette situation anglo-saxonne est exacerbée par la présence de nombreux front-office indiens aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, la proximité linguistique, mais aussi un désintérêt pour les formations d’ingénieurs et leur manque de notoriété … Elle donne une indication de la menace. Par ailleurs les travaux d’ingénierie stratégique, sensibles pour les entreprises, sont encore peu concernées et le seront peu à l’avenir.

Cela donne une ampleur de la menace : environ 20% de l’activité est en sursis. 150.000 emplois très qualifiés, dont 90.000 ingénieurs ! Cela constitue une menace systémique sur la filière des ingénieurs à la française, tant prisée à l’étranger et à laquelle on doit une partie du « génie français ».

Si les grandes structures parviennent encore à répondre à la pression sur le prix, avec des délocalisations partielles de leurs effectifs, les plus petites structures en sont, elles, incapables. Justifier une implantation délocalisée, avec son management, ses coûts administratifs, etc. suppose au minimum 50 à 100 employés locaux. Toutes boutiques d’ingénierie de moins de 200 personnes ne peuvent envisager une telle solution ! Elles sont sur la brèche, avec le risque de disparaître tout simplement.

Des pistes pour enrayer ce péril ?

Il est possible de proférer des incantations : « La compétitivité a bon dos, nos entreprises manquent de stratégie à long terme à 3-5 ans ! ». Cependant avec la sortie de la crise sanitaire, des secteurs comme l’aéronautique et l’automobile (motorisation thermique) seront particulièrement affectés, la pression sur les prix sera redoutable.

L’enjeu est aisé à quantifier : une délocalisation massive des ingénieries rapporterait environ 3 Mrds € aux entreprises françaises de ces secteurs. C’est à la fois beaucoup et pourtant « gérable » dans le cadre d’une politique industrielle un peu volontariste et surtout innovante.

Sans doute aujourd’hui 1 mds€ suffirait à enrayer la tendance. Le Crédit impôt recherche est parfois critiqué : pas d’augmentation significative des dépôts de brevet, effet de substitution entre recherche financée par les entreprises et par le budget public, focalisé sur les grands groupes…

Pourquoi ne pas conditionner ses 6 Mds€ à un niveau de localisation des ingénieries : par exemple au moins 70% d’ingénierie située en France. Les grandes entreprises seraient incitées à ne pas délocaliser leurs propres ingénieurs et limiteraient l’ampleur de la délocalisation des ingénieries externalisées.

Une telle décision devrait s’accompagner d’un programme de développement de nos écoles d’ingénieur : féminiser les effectifs (seulement 20% d’ingénieure-élèves actuellement), soutien du modèle des écoles d’ingénieurs, etc. Notre modèle d’école d’ingénieurs est un des éléments fondamentaux de l’image de la France à l’étranger (aux côtés de la mode et de la gastronomie).

La clef de notre renaissance industrielle

On a longtemps associé industrie et modernité. Puis ce lien a été dévoyé pendant les dernières décennies et l’industrie s’est vue marquée par le sceau de la production et de la consommation de masse et d’une prévarication des ressources naturelles, pour permettre justement cette production de masse.

Or l’industrie, ce n'est plus cela ! C'est avant tout un ensemble de savoirs et de savoir-faire qui permettent de transformer la matière avec de l'énergie, mais aussi de gérer la complexité le nombre et le volume avec de fortes contraintes économiques. Sans ces savoir-faire, comment répondrons-nous aux enjeux du réchauffement climatique, à celui de l'économie circulaire, des matières biodégradables ou encore des nécessaires économies d'eau et d'énergie ? Comment parviendrons-nous à sortir de nos dépendances stratégiques, de manière compétitive ? Comment moderniserons-nous et digitaliserons-nous notre outil industriel actuel ?

Nos usines, les femmes et les hommes qui y travaillent, les métiers qu’ils exercent, les transformations qu’ils vivent, les équipes qu’ils forment, les technologies qu’ils mettent en place, bâtissent des histoires qui font sens pour notre pays autant que pour l’Europe. Mais ces histoires seront vaines par avance si elles ne sont pas guidées par l’indispensable génie industriel, par cette capacité à concevoir les produits et les services de demain et la manière de les produire le plus efficacement possible.

Les ingénieries sont le cœur du réacteur, là où se rencontrent innovations, briques technologiques, là où se tracent les limites de ce qu’on souhaite faire et de ce qu’on veut faire, économiquement ou technologiquement. Les nouveaux lieux de production seront adossés aux ingénieries de manufacturing, quand celles de conception sont au cœur de la réinvention produits-services. Dépourvue de nos ingénieries, notre renaissance industrielle est un projet sans guide avec des risques accrus d’accélération de la délocalisation industrielle … Elles sont le cœur du réacteur, le premier carré à ne pas laisser partir.

 

 

Jérôme JEANTY

Manager Industriel / Méthodes production

3 ans

Peut-on encore se plaindre des delocalisations en 2021 quand on ne fait rien de significatif contre ?

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