De la sensibilisation à l’expérience… au changement. Réflexions sur le handicap
"Papier peint engagé" par N. Bide, hommage aux athlètes G. Araujo, C. Nankin, A.-S. Centis, A. Hanquinquant, Z. Khudadadi, et O. Masters

De la sensibilisation à l’expérience… au changement. Réflexions sur le handicap

« L’existence précède l’essence. » - Jean-Paul Sartre

[PARTIE 1 | TEMOIGNAGE]

Le handicap, qu'il soit soudain ou progressif, modifie profondément la vie des personnes touchées et de leurs proches. Cet article explore comment la compréhension et l'expérience du handicap peuvent transformer notre perception et ouvrir la voie au changement.

Face au handicap soudain : l’accompagnement d’un proche

Je me rappelle lorsque mon père a été amputé de sa jambe droite suite à une artérite il y a 10 ans. Il avait du mal à se représenter la prothèse qu'il aurait, entre la jambe de bois des vieux d'après-guerre et les prothèses lames de course (comme les "cheetah") que l'on commençait à voir à la TV. Dans l'hôpital de Chalon-sur-Saône, on m'a expliqué qu'il n'y avait rien, pas de documentation, rien. J'avais à l'époque imprimé un PDF trouvé sur le site d'une clinique privée suisse, où l'on montrait des photos de prothèses, expliquait la notion de membres fantômes, les étapes psychologiques que traversaient les personnes amputées, etc.

À l'époque, il y avait peu d'informations, peu de représentations, même pour un vieux.

J'ai eu la chance de pouvoir "rapatrier" mon père à l’Adapt à Châtillon pour qu'il fasse sa rééducation près de moi et que je puisse aller le voir toutes les semaines (c'est d'ailleurs grâce à une "relation" de mon cours de danse, femme d'une figure du Stade Français à l'époque, que j'ai pu obtenir une place pour mon père, l’Adapt à l'époque répare les grands sportifs et… les accidentés de la route. Mélange étonnant et intéressant).

Du théorique au réel : vivre le handicap au quotidien

Mon père n’a jamais vraiment remarché. Les prothèses classiques étaient trop lourdes pour son petit gabarit très léger. Il réussissait à les supporter quelques heures, une journée maximum, mais ne pouvait pas les utiliser au quotidien. En plus de la prothèse du manchon du moignon, il a fallu qu’il se familiarise avec le fauteuil roulant. Évidemment, les difficultés rencontrées par les personnes à mobilité réduite me paraissaient être un problème, mais comme toujours, il y a une différence entre l’idée que l’on se fait des choses et l’expérience de celles-ci. Apprendre à pousser un fauteuil, sans brusquer la personne à l’intérieur, monter et descendre les trottoirs, ne pas avoir accès à tous les commerces, chercher des expositions où je pourrais aller avec mon père mais n’avoir accès qu’au rez-de-chaussée quand le musée a quatre étages (l’ascenseur est en panne depuis six mois et n’a jamais été réparé), ne pas pouvoir aller dans la pharmacie de garde car celle-ci n’est accessible que par des marches, raccompagner mon père à sa chambre en passant par le seul chemin praticable qui est malheureusement composé d’un sol pavé sur 100 mètres, prendre 15 minutes de plus et faire le tour du parking car il est cerclé d’une dalle plate, finalement ne pas pouvoir passer et retourner sur le chemin pavé car quelqu’un bloque le passage en s’étant mal garé. Voilà un exemple de ma première expérience vécue avec le handicap d’un proche. C’était il y a 10 ans. Je m’en rappelle comme si c’était hier. Et ce n’est qu’un extrait, la liste est sans fin.

Le changement passe par le fait de se sentir concerné ou par l'empathie. L’empathie passe par l’information (ça existe vraiment), la narration (cela n’arrive pas qu’aux autres, cela ne se passe pas comme je l’aurais imaginé), et enfin l’expérience (je vis le quotidien d’un proche, j’expérimente le handicap simulé par un appareillage comme des lunettes réduisant le champ de vision, en passant une journée en fauteuil roulant, etc.).


[PARTIE 2 | RESSOURCES, EXPO, QUESTIONNEMENT]

L’exposition Fair-Play : une immersion dans le handicap (jusqu’au 22 septembre 2024 à Sèvres)

Voilà pourquoi, maintenant que les jeux paralympiques sont terminés, je vous conseille d’aller voir l’exposition Fair-Play à Sèvres (dépêchez-vous, elle se termine le 22 septembre). Vous pourrez la parcourir avec des appareils simulant un handicap, en étant accompagné, ou aussi faire le parcours en tant que valide.

Affiche de l'Exposition fair play au JAD sevres jusqu'au 22 septembre 2024
L’Exposition Fair-Play (jusqu’au 22 septembre 2024 au Jardin des métiers d’Art et du Design à Sèvres)

Projets créatifs pour un monde inclusif : solutions et défis

Vous y trouverez des projets de plusieurs designers engagés (car, oui, en tant que designer, il faut choisir sa voie ; tous les designers ne s’intéressent pas à l’autre ou à l’inclusion, ce n’est pas un choix qui coule de source dans les écoles ou les entreprises). Parmi la vingtaine de projets à découvrir, voici ceux qui m’ont particulièrement marquée et les problématiques qu’ils soulèvent, d’après moi.


💡Apaiser par les sens : un projet sur l’autisme

"Histoires sensorielles" est un paravent sensible et social designé par Justine GARRIC (et développé avec l’ Institut Imagine et l’ HÔPITAL NECKER ). Il permet de se retrouver autour des cinq sens du toucher, à l’ouïe, à la couleur.

Histoires sensorielles_paravent sensible et social designé par Justine GARRIC , scenario d usage et personae

❓PROBLEMATIQUES❓

  • L’apaisement ne passe pas que par le chimique ; la communication par les 5 sens aide. Comment prendre cela en compte davantage et systématiquement ?


💡Pansements pour "enfants bulles" : soins et esthétique réconciliés

Les pansements d’ Audrey Brugnoli avec son projet de « peaux éthiques » est dédié aux enfants bulles permettant de déstigmatiser le rituel de ce soin et son impact visuel.

Audrey Brugnoli - Pansements pour Enfants Bulles protypes et verbatims

❓PROBLEMATIQUES❓

  • Comment passer du "CURE" (soigner) au "CURE + CARE" (en prenant soin) ?


💡Objets pour déficients visuels : simples, utiles et efficaces

Les objets de rangement et d’organisation pour déficients visuels de Mathilde Gourlan et Emma Saunier . D’une simplicité géniale et d’une efficacité qui rappelle vraiment l'innovation frugale ( #Jugaad ). À se demander pourquoi ils ne sont pas déjà en vente chez IKEA.

Gourlan & Saunier - Objets de Rangement avec dés d'etiquetage en braille et Membrane Tactile
Gourlan & Saunier - Objets de Rangement avec dés d'etiquetage en braille et Membrane Tactile

❓PROBLEMATIQUES❓

  • Comment faire pour passer à l’échelle ? Personnellement, cela me rend dingue de voir toutes ces idées géniales qui ne seront jamais utilisées massivement.
  • Comment passe-t-on du POC🖤 (Proof of Concept/Care) à l’adoption démocratique ?
  • Comment passe-t-on de la sensibilisation par l’expérimentation à la résolution (partielle) des problèmes ?
  • Si l’industrialisation ne peut pas être la solution (à cause de la norme, qui laisse forcément des gens sur le côté), le designer doit-il devenir comme un écrivain public, et mettre ses compétences à disposition au cas par cas, à la carte, dans les FabLabs ou se rapprocher des ateliers qui fabriquent pour le public ?
  • Faut-il lancer une plateforme de crowdfunding dédiée aux projets à impact permettant aux personnes concernées de financer à plusieurs des solutions adressant leurs besoins ? Peut-être que cela existe déjà (comme les plateformes d’achats groupés).
  • Faut-il obliger les entreprises du privé à consacrer un pourcentage de leurs dividendes au financement et à la fabrication de solutions non rentables mais utiles ?

Si vous avez des éléments de réponse, contactez-moi ; cela m’intéresse et je pense que je ne suis pas la seule.


💡(Beaux)Objets sur mesure : quand l'artisanat se met au service du handicap

Les cannes vraiment ergonomiques et artisanales d’ Alexandre Abdelnour sont là pour nous rappeler que, encore une fois, la norme et le taille unique (one fit them all) sont loin d’être la solution. Ces extensions du corps côtoient la prothèse d’avant-bras de l’athlète Arnaud Assoumani , objet d’art imaginé par l’ébéniste Dimitry Hlinka .

canne sculpture d’Alexandre Abdelnour dessins et prototypes, Prothèse d’Arnaud Assoumani par l'ébeniste Dimitry Hlinka

❓PROBLEMATIQUES❓

  • Comment passer des jeux paralympiques et la visibilité de leurs athlètes hors du commun à l’accessibilité pour Monsieur et Madame Tout-le-Monde ? Combler le décalage entre ce que l'on voit à la TV ou dans les médias et la réalité quotidienne des anonymes ?


💡Aqua Alta : poésie et handicap, une nouvelle façon de voir

Enfin, le projet Aqua Alta – La Traversée du Miroir de Claire Bardainne et Adrien Mondot (compagnie Adrien M & Claire B), qui m’a beaucoup plu en faisant le récit d'une catastrophe. Celle-ci est à la fois personnelle et universelle, marquée par une perte, une recherche et la confrontation à l'inconnu (avec l'apprentissage de le comprendre et de l’accepter). Voyez-vous la métaphore ? Le dispositif est un livre pop-up interactif (un très bel ouvrage) dont les pages en noir et blanc, combinant pliages en papier et dessins à l’encre de Chine, deviennent des scènes animées en réalité augmentée via une application, offrant une expérience immersive mêlant théâtre, danse, bande dessinée, animation et jeu vidéo, accompagnée de compositions sonores originales. C’est beau et très réussi. J’ai beaucoup aimé l’innovation dans la narration. La façon de mêler art numérique, print, danse et design sonore.

Photographie du projet Aqua Alta de Claire Bardainne et Adrien Mondot. Le livre pop-up présente des pages en noir et blanc avec des pliages en papier et des dessins à l'encre de Chine. À travers une application de réalité augmentée, ces pages se transforment en scènes animées, offrant une expérience immersive qui combine théâtre, danse, bande dessinée, animation et jeu vidéo. Le tout est enrichi par des compositions sonores originales, illustrant une innovation remarquable dans la narration et la fusion d’art numérique, d’imprimé, de danse et de design sonore

❓PROBLEMATIQUES❓

  • Comment déstigmatiser les handicaps (certains diraient ré-enchanter, bon…) ?
  • Remettre de la poésie dans le narratif ?
  • Parler de personnes et pas seulement de pathologies ?
  • Remettre du sensible et du vivant ? pour aider à dépasser les peurs, les dégoûts, les dénis ?


Conclusion :

Au-delà de la sensibilisation, le défi de l’inclusion durable

"Comment déstigmatiser les handicaps" ? en cela, je pense que les jeux paralympiques étaient particulièrement réussis. En (ré)habilitant les parasports aux yeux du public qui n’avait jamais vu cela (moi y compris) ils ont montré le potentiel incroyable du sport pour mener des Révolutions (Thomas Jolly si tu me lis...^^) . Pour que ce changement perdure, il est crucial que nous continuions à soutenir et à promouvoir des initiatives inclusives.

Tennis fauteuil finale dame paris 2024
Tennis fauteuil finale dame paris 2024
Engageons-nous à faire une différence en participant aux expositions, en soutenant des projets (de design) axés sur l'accessibilité, en plaidant pour des politiques plus équitables... et en les partageant largement !
Aurélie Jozan

Chargée de mission Design, diffusion des usages numériques

3 mois

Merci @Nadège pour ton texte, qui repositionne et rappelle le rôle que doivent "jouer" les designers et designeuses - "designing for the real world". Vivre au sein d'une société implique de concevoir pour cette même société plurielle et inclusive. L'expo a l'air top !!! Déçue de ne pas pouvoir m'y rendre...

Merci pour l'info (expo). Ton article est touchant et très bien fait. "L'empathie" au sens noble du terme, au delà du terme à la mode un peu galvaudé. Ça fait du bien ! 😄

Luz Delgado

Designer Stratégique 🌈 Design inclusif et des vulnérabilités

3 mois

Merci Nadège Bide pour cette article. Je suis complètement d’accord que c’est important de passer à l’action. J’espère que les jeux paralympiques aura laissé sa pierre à l’édifice pour changer la conscience collective et le regard sur l’handicap !

Patrick • Mucci •

CTO & Développeur php/symfony & Mentor pour startup early stage

3 mois

Très intéressant. Pour la partie témoignage j'ai l'impression que quelques villes font l'effort (c'était le cas à Grenoble il a bien 10 ans, qui était déjà une ville fauteuil friendly si on peut dire, en tout cas pour prendre les transport en commun). Pour le passage à l'échelle, c'est une autre histoire

Zalihata Ahamada Lafeuille

Design Ops Manager 💚 M.E.T.H.O.D. woman

3 mois

Merci Nadège Bide pour cet article ❤️ Tellement d’expériences que j’ai également vécues et que j’aimerais que personne n’aie à subir à l’avenir. Ça donne très envie d’aller voir l’expo pour porter un autre regard sur ces problématiques.

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