Du DIF portable au CPF smartphone, le coup était téléphoné (Daniel Vatant)

Du DIF portable au CPF smartphone, le coup était téléphoné (Daniel Vatant)

Le 16/03/2018 - Lire la dépêche en ligne

"La monétisation du CPF, associée à son utilisation sans intermédiaire via un smartphone, est un facteur d’isolement des salariés face à l’offre de formation" et non pas un moyen de "choisir leur formation en toute liberté", affirme Daniel Vatant, consultant et ancien conseiller apprentissage-VAE de Michel Sapin, alors ministre du Travail (2012-2014) (1), dans une tribune publiée par AEF le 16 mars 2018. Il réagit aux annonces du gouvernement faites le 5 mars 2018 sur la réforme de la formation professionnelle (lire sur AEF). Cela va "dans le sens d’une pulvérisation du collectif et d’un affaiblissement considérable du dialogue social sur la formation au sein de l’entreprise", prévoit-il. Daniel Vatant dénonce également la "publicité mensongère" faite aux utilisateurs du CPF en raison du faible niveau de prise en charge des formations.

"On pourrait ergoter sur le vocabulaire : dire que les axes de réforme de la formation professionnelle ne correspondent pas à la définition du 'big bang', ou encore que l’évolution prévue pour l’apprentissage ne mérite pas d’être qualifiée de 'révolution copernicienne'. Mais peu importe : chacun aura compris qu’il s’agissait ainsi de marquer les esprits.

Toutefois, sur le registre de la formation professionnelle continue, la réduction drastique des prérogatives des partenaires sociaux, interprofessionnels en particulier, est un changement d’ampleur qui rompt, sans transition, avec des dizaines d’années de pratique. La mise en place du CPF monétisé et fossoyeur du CIF est elle aussi une évolution lourde. Mais elle n’est pas soudaine : c’est une nouvelle étape sur un chemin déjà bien jalonné.

Le ver était dans le fruit depuis 15 ans

Aussi bien dans l’accord des partenaires sociaux (ANI) du 22 février 2018 que dans les annonces du gouvernement du 5 mars 2018, le CPF est un sujet central et structurant. Mais à bien y regarder, ce que sera demain le CPF n’est que l’aboutissement d’un processus engagé auparavant : dès 2003, un ver avait été introduit dans le fruit.

Le fruit, c’est le sain équilibre établi par l’une des lois dites "Delors" de juillet 1971, fortement inspirée par l’ANI de juillet 1970 : d’une part un plan de formation prérogative de l’employeur mais objet de dialogue social dans l’entreprise et d’autre part, pour les salariés, un congé individuel de formation (CIF) opposable à l’employeur, calibré dès cette époque à hauteur maximale d’un an à temps plein ou 1 200 heures à temps partiel.

Dans cet équilibre, la demande de formation des salariés a toujours pu s’exprimer (individuellement ou collectivement) dans le cadre du plan de formation et le CIF, même insuffisamment financé, a fait la preuve de sa pertinence, notamment en bénéficiant majoritairement aux ouvriers et employés.

Le ver, c’est le droit individuel à la formation (DIF) créé par l’ANI de septembre 2003 et sanctifié par la loi de mai 2004. On peut légitimement se poser cette question : pourquoi avoir inséré le DIF entre le plan de formation et le CIF ? Tout naturellement, on cherche la réponse dans le préambule de l’ANI et dans l’exposé des motifs de la loi, mais ce faisant, on reste un peu sur sa faim.

Souverains poncifs

En effet, l’un des grands objectifs généraux affichés aussi bien par l’ANI de 2003 que par la loi de 2004 était de faire progresser le taux d’accès à la formation des ouvriers et employés, très inférieur à celui des cadres. C’est l’un des principaux poncifs des discours justifiant les réformes successives. Certes, le problème est réel (sauf justement dans le cas du CIF). Mais les créateurs du DIF n’ont en rien démontré en quoi l’existence de ce 'droit relevant de l’initiative du salarié en accord avec son employeur' serait de nature à améliorer la situation.

Expliquer les inégalités d’accès à la formation seulement par la complexité du système ou par l’inadaptation des dispositifs, c’est oublier dramatiquement cette réalité incontestable : c’est pour l’essentiel dans l’entreprise et nulle part ailleurs que sont prises les décisions de départ en formation. On sait que pour d’évidentes raisons liées notamment à leur passé scolaire, les moins formés sont moins spontanément demandeurs que ceux à qui la formation rappelle de bons souvenirs.

Il est donc nécessaire, dans l’entreprise, d’avoir une démarche volontariste en la matière. Pour cela, la réponse adaptée n’était pas le DIF, mais une amélioration du dialogue social dans l’entreprise autour de la politique de formation, y compris en l’absence d’élus du personnel.

Rien ne pouvait laisser rationnellement supposer que le DIF allait faire évoluer favorablement la situation. Et de fait, cela n’a pas été le cas. Mais il a eu un autre effet qui était sans aucun doute recherché par une partie des partenaires sociaux : il a posé la première pierre d’un processus de report progressif de la responsabilité de l’employeur sur les salariés, et installé durablement le principe d’un plafonnement des heures de formation (dix fois inférieur à celui du CIF) bien peu compatible avec le principe "à chacun selon ses besoins".

En 2014, la disparition du DIF au profit du CPF n’a fait que consolider cette regrettable évolution. Une nouvelle étape sera franchie avec la monétisation du CPF voulue par l’exécutif, forme la plus aboutie des orientations libérales en matière de formation professionnelle.

Prends l’oseille et tire-toi !

Le document d’orientation du gouvernement publié le 15 novembre 2017 incitait à comptabiliser le CPF en euros et non plus en heures. Dès leur première séance de négociation, les partenaires sociaux ont exprimé leur opposition à cette perspective. Peine perdue : la monétisation du CPF est devenue la mesure phare du projet gouvernemental.

L’idée n’est d’ailleurs pas sortie tout à coup d’un chapeau. En janvier 2017, elle était préconisée dans un document de l’Institut Montaigne rédigé par… Estelle Sauvat, ex-directrice du cabinet Sodie et devenue depuis haut-commissaire au PIC (plan d’investissement dans les compétences) et Bertrand Martinot, ancien DGEFP et aujourd'hui directeur adjoint des services de la région Île-de-France. La Fédération de la formation professionnelle avait chaudement applaudi et salue aujourd’hui 'un acte fort du gouvernement'.

La monétisation du CPF, associée à son utilisation sans intermédiaire via un smartphone, est un facteur d’isolement des salariés face à l’offre de formation et non pas comme le dit le gouvernement un moyen de "choisir leur formation en toute liberté". Cette liberté-là risque d’être aussi illusoire que celle du consommateur face à la grande distribution.

Parmi les organismes de formation, ceux dont le chiffre d’affaires est la principale préoccupation sauront exploiter cette opportunité d’une relation individualisée à l’image de la pratique harcelante d’innombrables entreprises commerciales.

Par exemple, puisque la formation au permis de conduire est - de manière surprenante éligible au CPF, les auto-écoles se préparent déjà, fortes du label qualité qui vient d’être justement créé pour elles (lire sur AEF).

Tout cela va clairement dans le sens d’une pulvérisation du collectif et d’un affaiblissement considérable du dialogue social sur la formation au sein de l’entreprise, déjà réduit à portion congrue par la mise en place du comité social et économique créé par ordonnance à l’automne 2017.

Publicité mensongère

De surcroît, les 500 euros annuels annoncés sont loin d’être équivalents aux 35 heures souhaitées par les partenaires sociaux. Ce serait le cas si le coût horaire moyen des formations réalisées dans le cadre du CPF était de 14,30 euros, mais il se trouve que la réalité l’établit à 37,80 euros pour les formations prises en charge par les Opca (cf. jaune budgétaire 2018). En moyenne, 500 euros équivalent donc à 13 heures, à comparer aux 24 heures d’aujourd’hui.

Dans ces conditions, annoncer que les droits des salariés seront "plus importants" relève d’une publicité mensongère, tout comme l’affirmation selon laquelle "le CPF de transition apportera davantage de droits pour les formations longues" alors qu’il consacre la mort du CIF. En effet, le maintien de la rémunération n’est en rien garanti. Au mieux, et c’est peu, il ne pourrait être assuré que par des abondements décidés par l’entreprise ou la branche.

Et si d’aventure le gouvernement suivait les très regrettables dispositions de l’ANI du 22 février en la matière, les moyens financiers affectés par mutualisation au CPF de transition seraient divisés par deux par rapport à ceux qui alimentent aujourd’hui le CIF. Le nombre de bénéficiaires subirait donc mécaniquement une réduction du même ordre. Ce qui laisse pantois, c’est que l’une des principales critiques à l’égard du CIF porte justement sur le nombre insuffisant de ses bénéficiaires ! Ainsi, même si certaines tentent de s’en défendre, les organisations signataires de l’ANI se sont bel et bien inscrites dans les orientations gouvernementales.

Dans ces conditions, annoncer une 'loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel' est choquant. Et il est tout bonnement stupéfiant d’entendre la ministre du travail, Muriel Pénicaud, déclarer le 5 mars : 'Il s’agit de renouer avec l’inspiration de la loi dite Delors en l’adaptant aux enjeux de notre temps.' Où se niche donc l’inspiration de cette loi dans un projet qui en détruit les piliers ?"

Daniel Vatant, consultant

(1) Daniel Vatant a été conseiller apprentissage au cabinet de Thierry Repentin, ministre délégué à la Formation professionnelle du gouvernement Ayrault, puis conseiller apprentissage-VAE au cabinet de Michel Sapin, ministre du Travail. Il a également occupé le poste de directeur général de l’Opca Habitat formation (2006-2011).

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La Rédaction AEF Social RH

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