Emmanuel Faber, autopsie d’une défaite

Emmanuel Faber, autopsie d’une défaite

Le départ forcé d’Emmanuel Faber de la tête de Danone suscite l’émoi de certains et le contentement d’autres. Je propose de livrer mon analyse qui n’engage que moi sur les raisons d’une défaite, fondée sur mon expérience à l’intérieur du Groupe. J’ai conscience que ma vision est sans doute incomplète, car venant du bas de la hiérarchie. Mais ne l’est-elle pas tout autant que celles qui viennent du haut ou de l’extérieur ?

J’ai travaillé 21 ans dans la branche des eaux minérales de Danone et je suis resté toute ma carrière, commercial grande distribution. J’ai également été également un élu du personnel dans les différentes instances représentatives pendant dix ans. Cette position m’a permis d’observer, d’agir un peu et de subir beaucoup les transformations du Groupe, jusqu’à mon éviction, il y a de cela neuf mois. 

J’ai pu observer et vivre, comment l’arrivée d’Emmanuel Faber à la tête du Groupe a changé radicalement l’entreprise pour la transformer en une sorte d’ONG dont la raison d’être serait d’apporter une « alimentation saine » à l’humanité. Il a réussi de surcroit, en quelques années à se construire une image de patron social, défenseur inconditionnel de « l’écosystème » des fameuses « parties prenantes » de l’entreprise (fournisseurs et salariés) ainsi que de l’environnement écologique de la planète (un comble), en jouant subtilement sur la confusion des mots. L’initiateur du « Manifesto » en se donnant des faux airs du Che Guevara, prônant « la révolution » de l’alimentation, a embarqué tout l’équipage du navire Danone vers la noble mission de « rendre le monde meilleur ». Pour cela, il a joué un rôle actif dans l’élaboration de la loi PACTE, accompagné par un autre Emmanuel (Macron), tous deux investis dans le rôle messianique d’une vision transcendante guidant la société vers le meilleur des mondes, faisant de Danone, la première entreprise du CAC 40, « une entreprise à mission ».

Ainsi, Emmanuel Faber, s’est efforcé à transformer une entreprise riche d’un fort héritage social légué par son fondateur, Antoine Riboud, porteur du double projet économique et social. Il en a profité pour se construire une image de sauveur visionnaire, et s’est acheté par la même occasion une bonne conscience, comme le faisaient aux temps anciens, les riches pécheurs en s’offrant les indulgences du pape pour s’assurer une place au paradis. L’ancien directeur financier de Danone et parallèlement administrateur de Ryanair (2002-2010), compagnie aérienne connue pour pratiquer un dumping social et fiscal particulièrement agressif, avait sans doute des choses à se faire pardonner. Ainsi, depuis son avènement (amen) à la tête de Danone, « le moine soldat » comme l’appelait Franck Riboud, le Groupe a pris des allures de secte. Les adeptes, les Danoneurs, ont été formatés par diverses formations aux bonnes attitudes CODES, les appelants à porter la bonne parole. Pour s’en assurer, les évaluations des collaborateurs jugent non seulement de leur atteinte des objectifs (ce qui est normal), mais également sur leurs attitudes et sur leur alignement aux valeurs d’Humanisme, d’Ouverture, de Proximité et d’Enthousiasme (HOPE) exigées par le Groupe (ce qui l’est moins). Dans le même temps, une grille d’évaluation du potentiel évolutif des salariés, dite de « growth agility », évalue les aptitudes à la croissance des « collaborateurs » en mesurant par des notes fixées par les managers directs, basées sur leur ressenti, leur agilité intellectuelle ou leur niveau de motivation. Tout collaborateur jugé « partiellement aligné » avec les valeurs du Groupe sera sommé de s’améliorer ou invité à partir.

Pendant ce temps, Faber le bien nommé (faber en latin : ingénieux, habile) du haut de sa tour d’ivoire, a fait de beaux discours dont un, remarquable, puisque remarqué, à HEC en 2016. Il y évoqua son frère, qui lui avait appris « le langage des fous », et invita les futurs leaders du monde à, eux aussi, écouter leur petite voix intérieure, (sic), les invitant à créer « un monde meilleur » sans céder aux sirènes de l’argent et du pouvoir. Ses interventions dans les médias lui ont donné une image de patron humaniste soucieux de résister aux exigences exagérer du marché. Ce qu’il n’a pourtant pas fait. Ainsi les dividendes versés aux actionnaires ont augmenté depuis son accession à la direction générale en 2014 de 40%. 

Le PDG humaniste soucieux de satisfaire les investisseurs boursiers fixait les objectifs lors des AG notamment celui de toujours augmenter le rentabilité déjà substantielle (14%) : « les 15%, puis les 16% sont dans le viseur ». Pour parvenir à honorer son mandat auprès des actionnaires, il a procédé à des restructurations importantes pour créer des synergies entre les divisions du Groupe en les centralisant « One Danone ». Une fois, l’impulsion donnée, le comment et les conséquences, ne lui importait pas pourvu que les différentes Business Unit délivrent les résultats attendus en marges opérationnelles.

C’est ainsi, qu’il a mis en place au cours de son mandat, trois plans d’économie et de réorganisation successifs : « One Danone », « Protein » et le dernier « Local First » qu’il n’aura pas eu le temps de déployer. Les instructions récurrentes de frugalité furent ainsi redescendues dans chaque service des différentes divisions du Groupe, dont les applications concrètes se faisaient par des économies de bout de chandelle, consistant à limiter les moyens des services tout en leur demandant de faire autant, si ce n’est plus. En tant qu’élu au CE, j’ai pu voir l’inanité des mesures prises, comme supprimer les hôtesses d’accueil ou de manière anecdotique la fin de la gratuité des machines à café en passant par la suppression des plantes vertes, mais aussi, et surtout, la baisse des budgets de fonctionnement. Une des conséquences des plans d’économie drastiques de Danone fut sa condamnation par la DGCCRF en 2018 pour retard de paiement aux fournisseurs à une amende ridicule pour le Groupe, mais significative dans l’échelle des sanctions, de 300 000 euros. Ces retards de paiement constituaient un fond de roulement important au détriment de son « écosystème » de fournisseurs. Un plan de départ volontaire avait également supprimé des postes à la logistique (supply chain) qui avait fini par perturber l’approvisionnement des clients en marchandises. Ces derniers réclamaient en compensation, des pénalités de retard considérables grevant d’autant le résultat opérationnel et effaçant du même coup, les économies réalisées sur la masse salariale. Les fins d’années étaient marquées pour les commerciaux par des opérations « push » consistant à aller chercher le cash chez les clients, en s’inspirant des braqueurs de la série « la casa de papel », les incitant à forcer les commandes de boissons rafraichissantes en plein hiver. Les commerciaux étaient formés à cette occasion aux méthodes de ventes agressives. 

La pression exercée par ses plans d’économie tout en réalisant le chiffre exigé a amené certains collaborateurs, au mieux à quitter le navire, au pire à faire des burn-out. Les départs plus ou moins naturels n’étaient pas remplacés par souci d’économie, mettant une charge supplémentaire pour ceux qui restaient. Pour se donner bonne conscience et faire preuve de bienveillance, les ressources humaines offraient le psy à qui le voulait pour tenir le coup. Pour couronner le tout, les changements permanents d’organisations initiés par les quatre DG de la division qui se sont succédé en six ans avec des CODIR tout aussi mouvants, ont eu pour résultat de désorganiser les services et mettre en souffrance les salariés. « Les seniors, gardiens de l’expérience, mémoire du passé » sont partis pour beaucoup d’entre eux, n’ayant plus leur place. « Cela ne collait pas avec l’obligation d’oublier et de changer sans cesse. Il y a eu une véritable disqualification des anciens, en véhiculant l’idée qu’ils étaient dépassés, et qu’il fallait les remplacer » pour reprendre les mots de la sociologue du travail, Danièle Linhart.

L’essentiel pour la direction de la division était de montrer une image de village Potemkine à Emmanuel Faber lors de ses visites sur site ou en clientèle, pour lui montrer ce qu’il voulait voir, des clients modèles, des équipes souriantes, engagées et surtout jeunes, le meilleur des mondes en somme. Faber tout occupé à sauver la planète ne se préoccupait pas des contingences de bas étages et continuait à pérorer dans les médias ou à l’Assemblée Nationale, promettant la main sur le cœur que pendant la période de confinement l’emploi serait sauvegardé. Trois mois plus tard, il annonçait la suppression de 2000 postes pour rassurer le marché et versait des dividendes en hausse de 9% par rapport à l’année précédente aux actionnaires. Il profita d'un cours d'action encore élevé pour vendre en juin 2020 pour son compte, 2,2 millions d’euro d’action. Mais Faber est un patron social, il faut qu’on se le dise. Dans l’entreprise du « parler vrai » et de « l’authenticité » aucune critique, ni questionnement n’étaient tolérés comme l’a démontré une séquence d’un reportage d’Elise Lucet en 2015, sur les méthodes de marketing agressif de Danone sur le lait infantile contrevenant à un engagement des industriels du secteur de ne pas promouvoir ce type de produit dans les pays pauvres. On y voit Emmanuel Faber refuser de répondre. Il ne faut pas écorner la belle image. 

Depuis le début de l’année 2021, des fonds activistes représentant 3% du total des actionnaires ont réclamé et obtenu la tête du patron social. Emmanuel Faber est devenu la victime d’un capitalisme froid et inhumain et les éditorialistes de tout bord pleurent sur son sort si injuste, alors qu’ils ne trouvaient rien à redire à l’annonce de la suppression de 400 postes de salariés en France bien que l’entreprise ait réalisé des bénéfices en hausse de 1,4% en 2020, malgré une baisse du chiffre d’affaires de 6,6%. En réalité, l’éviction de Faber n’est pas le fait des activistes qui ne pèsent pas grand-chose, mais bien de celui de son conseil d’administration qui l’a sanctionné pour insuffisance de résultats quantitatifs. Ce qui se passe pour beaucoup de salarié du Groupe dont les résultats sont jugés en "deça des attentes". Emmanuel Faber va pouvoir désormais consacrer son temps à l'"action tank" "Entreprise & Pauvreté" qu'il préside avec son ami Martin Hirsch. Ce dernier étant trop occupé en ce moment par la gestion de la pandémie après avoir supprimer des milliers de lits à l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris qu'il préside depuis 2013 dans un souci de rentabilité, va pouvoir être soulagé.

Sylvie Bommel

Journaliste, auteure de "Il venait d'avoir dix-sept ans" (JC Lattès, mai 2019) et de Penelope ( JC Lattès, juin 2017)

2 ans

Très interessant! Dommage que je ne vous ai pas rencontré quand je faisais le papier.

ANTOINE Chaignot

Enseignant Éco-Droit chez MINISTERE DE L'EDUCATION NATIONALE ET DE LA JEUNESSE

2 ans
ANTOINE Chaignot

Enseignant Éco-Droit chez MINISTERE DE L'EDUCATION NATIONALE ET DE LA JEUNESSE

3 ans
ANTOINE Chaignot

Enseignant Éco-Droit chez MINISTERE DE L'EDUCATION NATIONALE ET DE LA JEUNESSE

3 ans
ANTOINE Chaignot

Enseignant Éco-Droit chez MINISTERE DE L'EDUCATION NATIONALE ET DE LA JEUNESSE

3 ans

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