La danse, science du rythme, du libre et du vivant
Nous venons d'apprendre hier que nous allons être de nouveau confinés, autrement dit assignés à résidence pour une durée indéterminée. Avec le confinement, ce sont notre liberté de mouvement et toutes nos relations sociales qui se trouvent gelés, pour ne pas dire supprimés. Si ce type de mesure de protection contre la Covid nous est présentée comme une nécessité impérieuse pour limiter le nombre de morts, elle est également une atteinte brutale portée à ce qui fait la substance de la vie. La destruction massive des activités des bars et des boites de nuit est quelque chose qui m'a beaucoup affecté, car il semble là qu'on s'en prenne à quelque chose de plus fondamental dans la vie sociale : la danse.
J'avais écrit un texte sur la danse il y a des années dans un livre qui s'appelle La Planète Humanité. Je pense que c'est le bon moment pour ressortir ce texte et en publier deux extraits. Quelle meilleure réponse à ce nouveau confinement de nos corps qu'un texte célébrant a liberté de mouvement du corps et à travers lui de l'âme ? J'en profite pour dédier ce texte à tous ceux et celles qui ont su faire de la danse un art de vivre envers et contre tout.
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En retrouvant la force de la conscience (c’est à dire en travaillant sur l’intégration du corps et de l’esprit), nous vivifions toutes nos activités et ainsi, nous pouvons dire non au travail industriel abêtissant, nous pouvons renoncer à vivre derrière nos écrans, nous pouvons refuser de donner nos yeux et nos oreilles en pâture aux publicitaires, nous avons le pouvoir de faire reculer le mutisme et l'aliénation dans lesquels sont maintenus la plupart de nos contemporains... « Une vérité faite pour nos pieds, une vérité faite pour être dansée » dirait Nietzsche, auquel répond en écho la très jolie phrase de Gilles Deleuze : « Pour être révolutionnaires, il faut apprendre à devenir nomades », autrement dit : accorder joyeusement les rythmes du monde, ce qui est bien plus gratifiant que de vouloir remettre de l'ordre dans le monde.
Dans cette perspective existentielle, et non plus besogneuse, c'est Dionysos qui devient le gardien de la cité humaine et de la civilisation, non plus Apollon dont le goût immodéré pour l'ordre et la vengeance ne se satisfait pas des élans créateurs de l'âme. Faire ce que l'on aime est la clef du bonheur, et le désir en est l'unique commandement.
Que les peuples du sud se rassurent ! Le chant et la danse, le Tai-Shi Shuan et la capoeira, la peinture et le théâtre, les séjours à la mer et les marches en montagne serviront bientôt de modèles pour les actes économiques les plus innovants, les plus valorisants, et les plus importants. Si le rythme est si difficile à trouver à notre époque par ailleurs certaine de sa suprématie technologique, c'est parce que l'idéologie matérialiste, aidée en cela par les médias, a brouillé les frontières entre le besoin et le désir, faisant passer le premier pour le second, afin d'asservir les esprits à l'idéologie de la consommation illimitée. Cette idéologie de la consommation, servie en cela par la mécanique industrielle et la promotion des marchandises, se fonde sur le présupposé absurde de la séparation du corps et de l'esprit, et c'est l'être humain qui sort blessé et affaibli par la perte immense de conscience et d'énergie qui en résulte.
Si nous définissons le principe de conscience comme l’intelligence du mouvement naissant de la jonction du corps, de l'âme et de l’esprit, nous comprendrons le potentiel de libération qui se trouve dans cette unité de l’être humain. Ces trois aspects de notre être sont en réalité trois énergies. Nous pouvons également les appeler pensée, parole, et action. Les trois mis ensemble produisent un résultat, qui dans le langage courant s'appelle un sentiment ou une expérience. Lorsque nous rassemblons toutes les parties de notre être, nous nous donnons la capacité de créer ce que nous voulons vivre, et d'arrêter de subir ce que nous ne voulons pas. Il s'agit de sortir de l'impuissance dans laquelle nous plonge le morcellement de l'homme, qui est à l'image de la division du processus de production et de la spécialisation des tâches. Car s’il est une révolte que l’économie rythmique peut apporter partout, c’est celle contre l'idéologie du corps séparé de l'esprit, du corps mis en quarantaine, du corps réduit à des artefacts, à une spécialisation outrancière, à un rouage dans une chaîne de production, ou à une apparence trompeuse dans une publicité vantant les mérites d’une crème auto-bronzante. Notre société moderne se fonde non pas sur le culte du corps, mais sur celui des apparences, car le corps humain est méconnu, ignoré dans sa réalité, dans sa beauté, comme dans ses potentialités énergétiques, émotionnelles, intellectuelles et spirituelles. Et si au-delà de tous les asservissements, de toutes les condamnations, de toutes les limitations, de toutes les vicissitudes dont le corps et les affects ont fait l’objet depuis des millénaires, nous découvrions que le véritable sujet de l’histoire, c’est le corps ?
A travers la redécouverte du rythme, qui est le langage de toute la réalité vivante, nous voudrions que le corps s'éveille, que le corps se libère, nous voudrions que le corps prenne la parole, pour que les légions d’esclaves industriels des quatre continents brisent leurs chaînes et se révoltent. Si nous prônons la mort du travail, c’est bien celle du poseur de boulons, du laveur de carreaux, du monteur de frigidaire, du conducteur de camion, du forçat des mines, ils n’ont qu’à partir à leurs destins et laisser les autres se débrouiller sans eux pour faire tourner la machine - car cette exploitation odieuse et éhontée de quatre vingt pour cent de l’humanité peut cesser si nous le décidons. Il suffit de partir vers une vie plus heureuse, de faire autre chose, de découvrir de nouveaux comportements, et comme nous l’avons dit plus haut, d’autres pratiques. Notre statut d’être humain nous en donne le droit, et notre conscience éveillée nous en accorde le pouvoir.
Il existe une rythmique porteuse de bonheurs quotidiens, que nous pouvons trouver tout simplement dans l’image concrète de l’homme qui marche en pleine conscience. En effet, si l’économie nous a dématérialisés et dépersonnalisés, cela a eu pour conséquence de faire de nous des « assis », selon la terrible formule du poète Arthur Rimbaud, si bien que même dans les activités dites plus évoluées, celles des bureaux et des grandes administrations, le corps humain subit une autre forme de contrainte que celle du corps ouvrier. Le corps ouvrier subit une contrainte mécanique et physique, alors que le corps du cadre subit une contrainte psychique et nerveuse, qui aboutit peu ou prou à priver le corps de tout mouvement libre pour ne laisser subsister que le mouvement de ses extrémités spécialisées. Le mouvement des corps professionnels se fait dans l’urgence, comme si nous ne connaissions pas d’autres temps de travail que celui de la pression et du stress. Sans doute le progrès technique n’est pas étranger à cette situation, comme en témoigne l’accélération des cadences au fur et à mesure que nous avançons dans la civilisation de l’électricité et de l’automation. Cela confirme l’idée selon laquelle toute invention technique peut être considérée comme la mise en sommeil de la partie du corps auquel elle prétend se substituer. Un tel constat donne de la grandeur à la révolte de l’homme moderne, car cette révolte le déprend également de toutes les technologies sur lesquelles il avait bâti et imaginé de se développer intégralement.
Ainsi, une pédagogie rythmique devrait d’abord être la découverte des nouvelles associations du corps, de la psyché et de l'esprit, de la richesse kinesthésique quasiment infinie dont nous sommes capables, qui associée au chant et à la voix, à la posture et au geste, donne à l’homme une présence universelle qui ouvre à la maîtrise totale et définitive de son champ spatio-temporel. Cette réappropriation de soi n’est pas une révolution comme les autres, au sens où la révolution n’est bien souvent qu’un rêve d’évolution, mais elle est surtout un éveil. Les vibrations constructives de l’Etre peuvent se substituer aux stratégies du mental qui analyse et qui divise, elles peuvent aussi se substituer au recours abusif à la technique et à l’argent, pour donner naissance à une matière lumineuse, à un acte total et unificateur qui investira le corps humain d’une intelligence et d’une force capables d’ouvrir à une vie belle et nouvelle.
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Paul Valery, dans un superbe texte consacré à la danse, nous a montré comment cet art, loin d’être un futile divertissement, loin d’être une spécialité qui se borne à la production de quelques spectacles à l’amusement des yeux qui le considèrent ou des corps qui s’y livrent, « est tout simplement une poésie générale de l’action des êtres vivants : elle isole et développe les caractères essentiels de cette action, la détache, la déploie, et fait du corps qu’ils possède un objet dont les transformations, la succession des aspects, la recherche des limites des puissances instantanées de l’être, font nécessairement songer à la fonction que le poète donne à son esprit, aux difficultés qu’il lui propose, aux métamorphoses qu’il en obtient, aux écarts qu’il en sollicite et qui l’éloignent, parfois excessivement, du sol, de la raison, de la notion moyenne et de la logique du sens commun ».
Si la danse est le véhicule de l’action éveillée alors son expression se rapproche fondamentalement de la poétique générale des êtres. Dans un texte fameux intitulé « La démarche de l’esprit poétique », Holderlin décrit précisément l’antagonisme entre deux formes de mouvements et leur résolution : « Quand le poète s’est rendu maître de l’esprit, quand il a senti et retenu, qu’il a pris possession, qu’il s’est assuré de l’âme collective commune à tout et propre à chacun… quand il est sûr du libre mouvement, de l’alternance et de la tension harmonique par lesquelles l’esprit est enclin à se reproduire en lui-même et en d’autres, sur aussi de la belle progression tracée dans l’idéal de l’esprit, et de sa logique poétique… Quand il a reconnu qu’un antagonisme inévitable surgit entre l’exigence la plus originelle de l’esprit, celle de communauté, de simultanéité unitaire de toutes ses parties, et l’autre exigence qui lui commande de sortir de lui-même, de se reproduire en lui-même et en d’autres par une belle progression et alternance, antagonisme qui ne cesse de le retenir et de l’entraîner dans la voie de la réalisation… Quand il a compris que cet antagonisme entre contenu spirituel (l’affinité de toutes les parties) et forme spirituelle (l’alternance de toutes les parties), entre l’immobilité et le mouvement, se résout précisément par le fait que la forme spirituelle reste identique en toutes ses parties et qu’elle remplace tout ce que l’alternance harmonique a fait perdre en affinité et unité originelle des parties…. Quand le poète aura compris tout cela alors tout dépendra pour lui de la réceptivité de la matière au contenu spirituel et à la forme idéale. Est-il sûr, est-il maître de l’un comme de l’autre, de cette réceptivité de la matière autant que de l’esprit, il ne pourra y avoir au moment suprême de défaillance ».
Le procédé poétique rejoint ici totalement l’enseignement de la danse dans son rapport à l’énergie, au mouvement, à la forme et au rythme. Notons également que l’apprentissage porte ici sur l’esprit et pas sur le corps, comme si à travers un tel texte le poète Holderlin avait mis à jour une pratique spirituelle de l’énergie éveillée, que nous pourrions aussi appeler l’esprit de la danse.
La philosophie et les sciences humaines ont toujours considéré la Danse comme un art mineur, mais ne s’agirait-il pas pourtant de la manifestation physique et métaphysique d’un état harmonieux de notre être ? Pouvons-nous imaginer combien la Danse pourrait être précieuse pour nous aider à solutionner nos problèmes économiques, notre attachement matérialiste, notre croyance séparatiste, en développant notre conscience de l’énergie et du mouvement ? La Danse n’est-elle pas l’art majeur qui nous aidera à cesser de plaquer des idées préconçues sur le corps, en nous apprenant à incarner les idées contradictoires que la philosophie politique n’est jamais arrivée à concilier ?
Nul sans doute n’a mieux parlé de la Danse que Merce Cunningam, qui est lui-même danseur, dans un livre qui s’appelle L’art impermanent. Nous en citons un large extrait qui se suffit à lui-même : « Notre extase en danse vient du don possible de liberté, ce moment enivrant qui nous est donné par l’exposition de l’énergie pure. Et il ne s’agit pas de permissivité mais bien de liberté, c’est à dire d’une conscience totale du monde et en même temps d’un état de détachement vis à vis du monde. Je pense que c’est la relation avec l’immédiateté de l’action, l’instant unique, qui donne le sentiment de liberté humaine. Un corps lancé dans l’espace n’est pas une idée de la liberté de l’homme, c’est un corps lancé dans l’espace, et cette action est toutes les actions, elle est la liberté de l’homme et dans le même instant sa non liberté. Vous voyez comme il est facile d’être profond quand on parle de Danse. La Danse semble être un double naturel du paradoxe métaphysique, en référence à l’idée courante selon laquelle la Danse doit exprimer quelque chose en relation avec les images profondes de notre conscient et de notre inconscient, mon impression est qu’il est inutile de les provoquer. Si ces images primordiales, païennes ou archétypales sont inscrites profondément en nous, elles vont apparaître, sans égard pour nos goûts et nos dégoûts, dès que la voie sera ouverte. Il s’agit simplement de donner la possibilité aux choses d’avoir lieu. On peut ainsi voir la discipline du danseur, son rituel quotidien, comme celui de rendre possible la circulation de l’esprit dans les membres, et l’extension de ses manifestations à travers l’espace, avec toute sa liberté et sa nécessité ».
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Au point-repos du monde qui tourne. Ni chair ni privation de chair ;
Ni venant de, ni allant vers ; au point-repos, là est LA DANSE ;
Mais ni arrêt ni mouvement. Ne l’appelez pas fixité.
Passé et futur s’y marient. Non pas mouvement de ou vers,
Non pas ascension ni déclin. N’était le point, le point-repos,
Il n’y aurait nullement danse, alors qu’il n’y a rien que danse.
Je ne puis que dire : nous avons été là, mais où, je ne saurais le dire.
Et je ne saurais dire pour combien de temps, car ce serait situer la chose dans la durée.
La liberté intérieure à l’égard du désir pratique,
La délivrance de l’agir et du souffrir, la délivrance de la contrainte
Intérieure et extérieure, encore qu’environnées
D’une grâce du sentir, d’une blanche lumière en repos et mouvante,
Erhebung sans mouvement, concentration
Sans élimination, à la fois nouveau monde
Et l’ancien rendu explicite, appréhendé
Dans l’accomplissement de sa partielle extase,
La résolution de sa partielle horreur.
Pourtant l’enchaînement du passé et de l’avenir
Tissés dans la faiblesse du corps changeant
Protège l’homme du ciel et de la damnation
Que la chair ne peut endurer.
Le temps passé le temps futur
Ne permettent guère de conscience.
Etre conscient c’est n’être plus dans la durée
Mais dans la durée seule le moment au jardin des roses,
Le moment sous la tonnelle où la pluie battait,
Le moment dans l’église venteuse à l’heure où la fumée retombe
Peuvent être remémorés ; enchevêtrés dans le passé et l’avenir.
Et c’est dans le temps seul que le temps est conquis
T.S.Eliot, La terre vaine, Quatre Quators (1936-1942)