La "résistance au changement", une notion utile, malgré tout
La notion de "résistance au changement", théorisée dans l'immédiat après guerre, est-elle obsolète ? Abondamment développée dans le discours managérial où la résistance est perçue comme une forme d'irrationalité, elle est, dans le discours scientifique, l'objet de critiques abondantes parce que perçue comme la justification d'un pouvoir normatif qui impose sa rationalité économique, juridique ou organisationnelle.
Pour illustrer les critiques sur cette notion, nous proposons deux exemples.
Pour M. Crozier et E. Friedberg (L'acteur et le système, Editions du seuil, 1977) comme pour beaucoup d’autres, la "résistance au changement" est associée à un modèle dépassé. Dans ce modèle, elle est l'expression irrationnelle de personnes par trop attachées à leurs routines en opposition à un réformateur éclairé. Cette notion de résistance est l'héritage d'une vision autoritaire des modes d'organisation de l'action collective. Pour ces auteurs, les résistances résultent en fait d'une "appréciation tout à fait raisonnable et légitime" de la part d’acteurs concernés par un changement conçu pour rationaliser et contrôler les comportements.
Pour Miller et Rollnick, promoteurs d'une démarche d'aide à la personne à engager le changement (L'entretien motivationnel, InterEditions, 2013, 2ème édition), la notion de résistance est préjudiciable parce qu'elle empêche de comprendre le processus de changement. Les deux auteurs distinguent trois grandes phases dans un processus de changement individuel : une 1ère phase caractérisée par une volonté de ne pas changer et accompagné par un "discours-maintien". Une troisième phase est caractérisée par des intentions de changement et accompagné par un "discours-changement". Entre les deux, le client développe un discours ambigu entre maintien et changement. Il hésite puis bascule, à son rythme. Focalisé sur l'idée de "résistance", l'accompagnant risque de ne pas respecter ce phasage car cette notion de "résistance au changement" par trop péjorative sonne comme un reproche fait au client, elle met "l'accent sur la pathologie du client, en sous-estimant les déterminants interpersonnels".
Deux discours scientifiques donc qui rejettent la notion de résistance au changement par ce qu'elle traduit une approche trop autoritaire et normative, parce qu'elle rejette l'opposition soit dans le pathologique, soit dans le manque de rationalité de l'acteur.
En quoi cette notion peut-elle cependant être utile à des pilotes ou des accompagnateurs du changement ?
Nous considérons qu'une personne ou un collectif qui se sent menacé dans son intégrité pour des motifs inconscients réagit normalement (et nous insistons sur la normalité) en mobilisant des mécanismes de défense qui se traduiront par une résistance au changement. Voici quelques exemples de motifs inconscients :
· on peut avoir peur, sans oser se l'avouer, de ne pas être à la hauteur d'un changement annoncé ou pressenti ;
· on peut se sentir attaqué dans son identité, sans même être conscient de cet enjeu identitaire ;
· on peut défendre des normes de groupe en croyant défendre son opinion personnelle, surtout quand le groupe constitue pour l'individu un pouvoir, qu'il procure identité et appartenance, "tous ensemble, tous ensemble ...".
Nous ne parlons pas ici de réactions rationnelles, conscientes d'elles-mêmes, comme ce fut le cas lors de la révolution industrielle avec la destruction des machines à tisser par les ouvriers qui craignaient - à tort ou à raison - pour leurs emplois. Nous évoquons bien ici des mécanismes de défense comme le déni (refuser l'évidence d'une fermeture de site) ou la méconnaissance (du problème, de la gravité du problème, de la solution), la rationalisation (justifier par des mauvaises raisons), le clivage (avoir un discours personnel différent du discours en groupe).
Ainsi, nous postulons la réalité de comportements humains irrationnels : l'opposition au changement ne peut se réduire à des conflits de rationalité, solubles dans le rapprochement des points de vue. Nous affirmons la normalité de la "résistance au changement" : ce n'est ni bien ni mal, cela est !
Mais si l'on considère la normalité d'un processus inconscient de résistance au changement (indépendamment de savoir ici si tel projet de changement est lui-même rationnel et légitime), alors l'accompagnant au changement doit intégrer dans sa pratique une démarche adaptée. S'agit-il de convaincre ? Une communication argumentative suffit-elle ? Non, c'est encore trop parier sur la rationalité de l'acteur. Il importe qu'un accompagnateur du changement distingue ce qui relève d'une opposition rationnelle, justifiable par le discours, de ce qui relève d'une "résistance au changement" qui par définition reste cachée.
Car à ne considérer que les apparences, c'est-à-dire un discours de la part d'une cible du changement fait pour tromper et se tromper soi-même, le pilote du changement risque de tomber dans le miroir aux alouettes d'une rationalité dominante, qui cherchera à convaincre là où il convient de considérer la complexité humaine. Le pire dans le cas d'une démarche argumentative est que, même en ayant raison, on renforce les "résistances", c'est-à-dire les motifs inconscients d'une opposition au changement. La relation se caractérise alors par une boucle systémique : plus on cherche à convaincre d'un changement, plus on renforce les résistances et inversement, plus le blocage persiste et plus on veut convaincre. Le piège est redoutable : le sentiment de la toute puissance d'une raison dominante est contre-productive et génère son impuissance. Si l'argumentation a un rôle à jouer dans une communication sur le changement, prenons garde qu'elle ne renforce pas les peurs en les niant. Il faut savoir substituer la durée et l'empathie à un discours argumentatif trop pressé de convaincre.
Le discours scientifique conteste, à juste titre, la vision d'une rationalité managériale dominante, et conteste aussi la notion de "résistance" jugée trop péjorative (renvoyant à des comportements pathologiques ou irrationnels) au profit d'une vision plus raisonnable de l'être humain.
Ce qui se joue dans ce débat, de façon plus fondamentale, n'est-ce pas alors une conception de l'humain comme être exclusivement et strictement raisonnable ? L'être humain est-il réductible à une quelconque rationalité, qu'elle soit managériale ou même scientifique ? Il en va ici de nos pratiques éthiques.
©Manager Formation FF
Fondatrice et dirigeante chez Entreprendre en Cohérence
6 ansTrouver le point d'équilibre entre tradition et modernité, le défi à relever chaque jour.
« Si vous ne dites pas quelque chose d’une façon qui irrite, vous pourriez aussi bien vous taire. » George Bernard Shaw
6 ansTrès pertinent, très convaincant même si au fond cela ne fait qu’illustrer une réalité plus large : il n’y a pas d’intelligence ( dans le comportements) sans capacité à faire un pas de côté et à regarder les choses du point de vue de l’autre. Plus généralement encore, la sagesse, lorsque vous décidez de changer quelque chose est d’admettre que la réalité ne sera pas ce que vous aviez conçu mais quelque chose de different résultant de la rencontre de votre intention avec une réalité préexistante et « résistante ». cela explique qu’un boulet de canon retombe à terre, cela explique l’invention du judo et cela explique qu’une reforme ou un changement aboutisse rarement au résultat que l’on en escomptait.
Administratrice de l’État
6 ansTrès intéressant Florence, merci !