Nous sommes la France, nous sommes humains

La France est en état de choc. Parce que nous sommes la France, nous ressentons cette douleur, cette sidération, cet abattement. Il est si dur d'accepter une telle réalité. Nous refusons de croire ce que nos sens nous rapportent. La douleur cohabite avec la colère. Ces deux émotions sont indispensables. Elles sont les premières étapes pour parvenir à nous reconstruire. Nous devrons simplement les apprivoiser pour pouvoir renaître.

Ceux qui ont ôté la vie à de parfaits inconnus qui étaient pourtant leurs semblables, ceux qui ont semé la mort veulent nous forcer à suivre leur voie. Ils veulent nous contraindre à croire que le monde est binaire, qu'il n'y a pas de place pour l'Autre. Ils veulent que nous adoptions leur langage, celui de la haine et de la détestation, ils veulent que nous cédions à la panique, ils veulent que nous ne puissions plus vivre ensemble. Nous leur disons haut et fort : notre humanité n'est pas négociable.

Aujourd'hui encore plus qu'hier, nous croyons en l'altérité. Aujourd'hui encore plus qu'hier, nous continuerons à tisser des liens. Aujourd'hui encore plus qu'hier, nous pensons que l'éducation est la clef.

Nous pleurons nos morts de Paris à Beyrouth, de Damas à Brazzaville. Ce sont le même sang et les mêmes larmes qui ruissellent et qui laissent un goût amer dans la bouche des survivants . Nous savons, nous sentons que la marche du monde ne va pas dans le bon sens. Allons-nous renoncer ? Allons-nous abandonner la partie ? Allons-nous accepter de subir ?

Bien au contraire. Du deuil que nous portons, nous tirerons notre force, de cette catastrophe nous ferons surgir la résistance, de cette fragmentation, nous inventerons l'unité plurielle.

Déjà le bruit sourd de la vengeance, des représailles se fait entendre. Certains voudraient renforcer ces lignes de fragmentation, voudraient livrer en pâture une catégorie de la population. L'abjection des ces actions alors que les corps des victimes sont encore chauds nous éclairent sur les buts visés par de telles pratiques. Nous devons avec force et courage dire non à une telle indignité. La mosaïque humaine est une force, ne les laissons pas isoler une pièce de cet ensemble.

Il n'y a pas de remède simple aux maux dont nous souffrons. Le parcours de soins sera forcément long, multiple, souvent approximatif mais toujours tendu par une seule boussole, l'éthique. Notre crise est systémique, notre réponse sera globale. Nous agirons localement tout en nous connectant aux réalités du monde, tout en nous intégrant à ces milliers de révolutions silencieuses qui œuvrent pour un monde meilleur. C'est la négation de l'Autre qui menace la sécurité, c'est donc vers l'Autre que nous irons. Chaque pas fait vers l'Autre, c'est un pied-de-nez aux fondamentalismes de la ressemblance. Chaque rencontre avec l'Autre, c'est un barrage contre les tyrans du cloisonnement. Chaque réalisation avec l'Autre, c'est une victoire sur la défiance, mère de la détestation.

Parce que nous savons que le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal mais par ceux qui les regardent sans rien faire, nous continuerons à agir.

La poésie est la seule réponse au fracas du monde, laissons le poète crier pour nous :

Ils sont les ennemis de l'espoir ma bien-aimée

De l'eau qui ruisselle, de l'arbre à la saison des fruits,

de la vie qui pousse et s'épanouit.

Car leur front marqué du sceau de la mort,

  - dent pourrie,  chair décomposée -

ils vont disparaître à jamais.

Et bien, sûr ma bien-aimée, bien sûr,

Sans maître et sans esclaves

Ce beau pays deviendra un jardin fraternel!

Et dans ce beau pays la liberté

Ira de long en large

Magnifiquement vêtue

de son bleu de travail.

Ils sont les ennemis de Redjeb, tisserand à Brousse,

Les ennemis de Hassan, ajusteur à l'usine de Karabuk,

Les ennemis de la vielle Hatdjen , la paysanne pauvre,

Les ennemis de Suleyman, l'ouvrier agricole,

Les ennemis de l'homme que je suis, que tu es,

Les ennemis de l'homme qui pense.

Mais la patrie est la maison de ces gens-là,

Ils sont donc ennemis de la patrie, ma bien-aimée.

Nos bras sont des branches chargées de fruits,

L'ennemi les secoue, l'ennemi nous secoue jour et nuit,

Et pour nous dépouiller plus facilement, plus tranquillement,

Il ne met plus la chaîne à nos pieds,

Mais à la racine même de nos têtes, ma bien-aimée.

 

Nazim Hikmet

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