QUEL EST L'AVENIR DE LA JURISPRUDENCE CREDIT AGRICOLE (EMPORIKI)?

Pour nos lecteurs qui auront de la peine à lire notre précédent article, voici un article plus court, plus pragmatique et moins doctrinal que nous avons écrit avec Claude Lopater pour aider les praticiens. Ils trouverons ci-après des extraits de cet article publié aux FR Lefebvre 49/19.

Lorsqu’une société détient une filiale en perte qu’elle cherche à la vendre, il est souvent décidé de recapitaliser celle-ci afin de faciliter sa cession. Dans ce cas, les titres souscrits à l’augmentation de capital permettant d’absorber ces pertes sont immédiatement dépréciés en totalité dès leur acquisition. Ces titres nouveaux constituent-ils des titres de participation, à l’instar des titres antérieurement détenus dans la filiale, ou bien s’agit-il de titres de placement leur possession n’étant pas durable puisqu’ils ont été souscrits en vue d’être revendus? Autrement dit, la question est de savoir si la provision à 100% de ces titres nouveaux constituée juste après leur acquisition constitue une moins-value à long terme ou bien si elle est déductible au taux de droit commun.

 

Avant de rendre sa décision, le Conseil d’Etat, pour la première fois, a demandé l’avis de l’ANC dans le cadre de l’instruction de l’affaire

 Le Conseil d’Etat affirme désormais de façon constante son attachement au principe de la connexion entre fiscalité et comptabilité et sa jurisprudence récente confirme régulièrement son importance (voir notamment nos observations FR Lefebvre 29/16 inf. 4

p.5). Le rapporteur public Romain Victor, dans ses conclusions sur la présente décision du Conseil d’Etat, rappelle que : « la comptabilité est et doit rester – le législateur l’a voulu ainsi – le seul viatique pour la qualification fiscale de titres de participation ».Dans la présente affaire, compte tenu du montant de l’impôt contesté (supérieur à 1 milliard d’euros) et de son caractère spécifique (application de la réglementation comptable bancaire), le Conseil d’Etat a donc estimé opportun de demander, pour la première fois dans l’histoire du contentieux fiscal, l’avis de l’ANC.

Cette faculté pour le juge d’inviter une personne compétente extérieure au litige à donner son avis (dite amici curiae) est prévue par l’article R. 625-3 du code de justice administrative : « La formation chargée de l’instruction peut inviter toute personne dont la compétence ou les connaissances seraient de nature à l’éclairer utilement sur la solution à donner au litige, à produire des observations d’ordre général sur les points qu’elle détermine. L’avis est consigné par écrit. Il est communiqué aux parties ». Ajoutons que l’avis ainsi donné ne lie évidemment pas le juge. L’avis est communiqué dans le cadre de l’instruction de l’affaire aux seules parties qui sont invitées à produire leurs observations.

L’avis de l’ANC donné spécifiquement pour l’espèce en cause n’est donc pas public. Il ne sera pas publié par l’ANC. Mais il est communiqué aux parties dans son intégralité. Dans la présente affaire, les conclusions du rapporteur public Romain Victor analysent l’avis de l’ANC, en en reproduisant certains extraits. Il est donc possible de se référer à son contenu, même si on ne dispose pas de la version intégrale de l’avis. Le rapporteur public indique notamment que : « Le collège de l’Autorité s’est réuni le 6 septembre 2019 ... et a fait parvenir son avis.... Cet avis est tout sauf ambigu. ... Ayant interrogé l’ANC, dans une matière dans laquelle la connexion fiscalo-comptable est un dogme, vous ne pourrez pas ne pas tirer les conséquences de cet avis dans le litige, et vous devrez écarter la critique soulevée par le ministre ». 

 

 

Pour le Conseil d’Etat, suivant l’avis de l’ANC, les titres souscrits par une entreprise du secteur bancaire lors de la recapitalisation de sa filiale constituent des titres de placement si leur cession est prévue à court terme

1.         Les faits : Le 19 juillet 2012, la société Crédit Agricole a souscrit à l'augmentation de capital de la société Emporiki Bank visant à la recapitaliser suite à des pertes importantes. Or durant l’année 2012, Crédit agricole avait engagé au début de l'année un processus visant à la cession de la société Emporiki Bank et adressé une lettre le 2 juillet au ministre de l'économie et des finances mentionnant une cession envisagée « dans les semaines à venir ». En outre, le procès-verbal de la séance de son conseil d'administration du 17 juillet avait approuvé une opération financière s'inscrivant dans une stratégie de diminution de l'exposition directe du groupe Crédit agricole à la banque Emporiki. Enfin, elle avait reçu des offres fermes d'achat dès le mois d'août et la vente de la banque Emporiki avait été conclue au mois d'octobre de cette année. 

2.         Décision favorable au contribuable bancaire : Le Conseil d’Etat (décision du 8 novembre 2019, n°422377), confirmant par une discrète substitution de motifs l’arrêt la CAA de Versailles (arrêt n° 15VE04052 du 17 mai 2018) qui ne faisait référence qu’au PCG, en a déduit, en se fondant sur les articles 9 bis et 19du règlement 09-01 CRC, que l'intention de la société Crédit agricole, au 19 juillet 2012, était de céder au plus vite ses participations dans la banque Emporiki, de sorte que le critère de possession durable des titres acquis le 19 juillet 2012, par recapitalisation d’un montant de 2,32 milliards d'euros, n'était pas rempli,. Les titres issus de l’augmentation de capital ne constituaient donc pas des titres de participation sur le plan comptable. Ces titres constituaient donc en l’espèce des titres de placement et la provision immédiatement constituée après leur acquisition était donc déductible en totalité au taux de droit commun. Le Conseil d’Etat a donc distingué l’intention du souscripteur des titres complémentaires à la date où ils ont été souscrits pour recapitaliser la filiale en vue de sa cession et l’intention initiale qui prévalait à la date d’acquisition des titres de participation antérieurement détenus dans la filiale. 

 

3.         Décision contraire à la pratique générale : Cette décision du Conseil d’Etat fait clairement échec à la position défendue en l’espèce par l’administration, et généralement retenue en pratique par les entreprises, qui considère que les titres souscrits par l’augmentation de capital en vue de recapitaliser une filiale suivent le même traitement comptable que les titres de participation antérieurement détenus en estimant qu’il n’existe pas d’intention propre à la date de souscription à l’augmentation de capital et que celle-ci se confond donc avec l’intention initiale qui a présidé à l’acquisition de la participation initiale. Les deux opérations ne sont pas dissociables et l’intention est donc unique. Rappelons que par sa décision du 25 janvier 2017 n°391957 Sté C2M, déjà aux conclusions de Romain Victot, le Conseil d’Etat a, implicitement, mais très probablement , adopté la même solution que la pratique comptable pour les entreprises relevant du PCG (nous y reviendrons).

 

Cette décision favorable ne concerne que les établissements de crédit

Pourquoi le Conseil d’Etat a-t-il admis de dissocier l’intention initiale à la date d’acquisition de la participation initiale et l’intention ultérieure à la date de souscription à l’augmentation de capital ? Pour 3 raisons essentielles :

1.           La société détentrice est un établissement de crédit, soumis à des règles comptables spécifiques par rapport au PCG, en particulier en matière de titres du fait de la variété de leurs métiers (investissements dans des participations et gestion de portefeuille). « En vertu du premier alinéa de l'article L. 511-35 du code monétaire et financier, les obligations comptables auxquelles sont soumises les sociétés commerciales en vertu de l'article L. 232-1 du code de commerce sont applicables aux établissements de crédit dans des conditions fixées par l'Autorité des normes comptables après avis du Comité consultatif de la législation et de la réglementation financières ». « En vertu de l'article 9 bis du règlement n° 90-01 du Comité de la réglementation bancaire, instance alors compétente en vertu de l'article 33 de la loi du 24 janvier 1984 relative à l'activité et au contrôle des établissements de crédit, relatif à la comptabilisation des opérations sur titres dans sa rédaction alors applicable, qui définit les dispositions applicables aux titres de l'activité de portefeuille, aux autres titres détenus à long terme, ainsi qu'aux titres de participation et parts dans les entreprises liées, relèvent de cette dernière catégorie des titres de participation et parts dans les entreprises liées, lestitres dont la possession durable est estimée utile à l'activité de l'entreprise, notamment parce qu'elle permet d'exercer une influence sur la société émettrice des titres, ou d'en assurer le contrôle ". Enfin, aux termes du 1 de l'article 19 de ce même règlement : " Les titres d'une même société peuvent figurer simultanément dans les catégories comptables suivantes : / - titres de transaction ; / - titres de placement ; / - titres d'investissement ; / - et l'une seulement parmi les trois autres catégories comptables dans lesquelles des titres à revenu variable peuvent être inclus. / Les titres enregistrés dans chacune des catégories doivent répondre aux conditions de détention fixées pour celles-ci .Les " trois autres catégories comptables " dont il est fait mention correspondant à celles régies par l'article 9 bis..

 

2.           Ces règles comptables bancaires spécifiques prescrivent expressément de dissocier les opérations sur titres, même si elles concernent la même société. Selon les conclusions du rapporteur public Romain Victor, « l’avis de l’ANC : 1° confirme qu’il résulte de la lecture de la réglementation bancaire que « les titres d’une même société pouvant figurer simultanément dans différentes catégories comptables, il convient de déterminer lors de chaque acquisition la catégorie comptable dont ils relèvent au regard des définitions comptables du règlement CRB n° 90-01 », ce dont il résulte que « la qualification comptable des premiers titres acquis ne commande pas le classement des acquisitions ultérieures », laquelle dépend des intentions de l’acquéreur lors de chaque acquisition ; 2° va au-delà de cette affirmation de principe et considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’établissement de crédit devait classer les titres acquis en 2012 en « titres de placement ».  

Le raisonnement, qui procède par éliminations successives, est le suivant :

i)            l’ANC constate d’abord que l’intention de céder à court terme les nouveaux titres est orthogonale avec la définition générale des titres de participation, laquelle repose sur une condition de « possession durable » appréciée au moment de l’acquisition et non ex post ;

 

ii)          l’ANC rappelle les termes de l’article 19 du règlement n° 90-01 permettant que les titres d’une même société figurent simultanément dans les catégories « titres de transaction », « titres de placement », « titres d’investissement » et l’une seulement (en gras dans l’avis) des trois autres catégories dont fait partie la catégorie « titres de participation ». Les premiers titres acquis étant déjà classés en « titres de participation », les nouveaux titres ne pouvaient donc relever que de l’une ou l’autre des catégories « titres de transaction », « titres de placement » et « titres d’investissement ». L’Autorité constate alors que les titres acquis en 2012, faute d’être négociables sur un marché actif, ne peuvent recevoir la qualification de titres de transaction et que, s’agissant d’actions ordinaires dépourvues d’échéance, ils ne peuvent davantage appartenir à la catégorie des « titres d’investissement ». Par défaut, ils relèvent donc de la catégorie des titres de placement. »

 

Le Conseil d’Etat suivant l’avis de l’ANC, indique dans les motifs de sa décision ;, « Comme l'a au demeurant (Ndlr formulation indiquant que le Conseil d’Etat n’est pas lié par l’avis de l’ANC) relevé l’ANC dans ses observations présentées à la demande du Conseil d'Etat,.... il résulte de ce qui précède que, dès lors que la destination d'un actif à sa date d'acquisition permet de déterminer sa comptabilisation au bilan, il convenait de se placer à la date de la souscription à l'augmentation de capital de la société Emporiki Bank, intervenue le 19 juillet 2012, pour définir la nature comptable des titres ainsi souscrits par la société Crédit agricole, indépendamment de la qualification comptable des titres de la même société émettrice acquis antérieurement. »

 

3.           Le Conseil d’Etat, suivant l’avis de l’ANC, fait comme celle-ci une lecture littérale et juridique de ces règles comptables spécifiques. Pour les entreprises du secteur bancaire, le fondement juridique de la solution est le règlement 91-01 CRCB (alors que pour les entreprises industrielles et commerciales, il s’agit du PCG). Il existe donc pour les deux catégories d’entreprises un fondement juridique différent de nature réglementaire. Cette différence de fondement peut justifier une différence de traitement, sauf si cette différence ne résulte pas de critères objectifs et rationnels.

 

Les établissements de crédit doivent-ils prendre des précautions pour profiter de cette décision favorable ?

Cette décision qui est donc favorable aux entreprises du secteur bancaire, pourrait bien entendu leur donner des ailes en matière de recapitalisation de leurs filiales en perte. Dans ce contexte, il convient d’attirer leur attention sur l’importance des particularités de l’espèce et notamment trois points majeurs : 

- le fait que la recapitalisation ait été réalisée après que la décision stratégique officielle de désinvestissement ait été prise 

-   le fait qu’un processus de recherche de potentiels acheteurs ait été effectivement lancé avant la recapitalisation 

-   le fait que la cession des titres ait été effectivement réalisée quelques mois après.

Ces particularités de l’espèce doivent ainsi inciter à la prudence dans l’application de cette jurisprudence dans toutes les situations où l’établissement bancaire serait dans l’incapacité de pouvoir justifier le caractère non durable des titres souscrits à la date de la recapitalisation, notamment si la recapitalisation était décidée avant la décision de céder ou tout lancement de recherche d’acheteurs potentiels.

 

 

Les sociétés industrielles et commerciales peuvent-elles espérer profiter de cette décision favorable ?

 

1. Cette question est déjà celle que tout le monde se pose

Quelle différence entre un établissement de crédit qui pour céder une filiale déficitaire la recapitalise juste avant et une entreprise industrielle et commerciale qui pour céder une filiale déficitaire la recapitalise juste avant ? Economiquement aucune.La décision du Conseil d’Etat qui leur serait favorable si elles leur étaient appliquées, rien de plus facile à comprendre qu’une entreprise industrielle et commerciale soit prête à abandonner sa pratique habituelle de comptabiliser les titres souscrits pour la recapitalisation en titres de participation comme les titres antérieurement détenus et de les comptabiliser désormais en titres de placement.

2. Mais les choses ne sont pas si simples car il existe bien une différence juridique

L’espèce jugée concerne les établissements de crédit qui ont une réglementation comptable spécifique dérogatoire du PCG : « Il est rappelé que les établissements de crédit et les sociétés de financement doivent respecter les dispositions du PCG, sous réserve des adaptations prévues par le présent règlement « (Art. 1112-1 du règlement ANC n°2014-07) ». Les dispositions relatives aux titres en font justement partie. Cette différence juridique est donc comptable et, par le biais de la connexion fiscalo-comptable, elle est également fiscale.

C’est pourquoi le Conseil d’Etat a bien pris soin de mentionner dans son arrêt : « Dans les limites autorisées par la réglementation comptable applicable aux entreprises du secteur bancaire, la qualification comptable donnée aux titres issus d'une acquisition antérieure ne fait pas par elle-même obstacle à ce que les titres de la même société émettrice acquis ultérieurement par un établissement de crédit puissent recevoir une qualification comptable différente, en fonction de l'intention de l'acquéreur à la date de leur achat ou souscription. ». Le rapporteur public, dans ses conclusions, répond ainsi à la question: « Ayant interrogé l’ANC (ndlr : sur les établissements de crédit), vous ne pourrez pas ne pas tirer les conséquences de cet avis dans le litige, et vous devrez écarter la critique soulevée par le ministre sur le terrain du droit. Ceci laissera intacte la question, que vous n’avez pas soumise à l’ANC, de savoir si une société non soumise au règlement comptable applicable aux entreprises du secteur bancaire et détenant une participation peut inscrire dans un compte autre qu’un compte « Titre de participations » des lots complémentaires de titres qu’elle acquiert postérieurement à l’acquisition initiale. »

 

3. Cette dissociation entre les opérations sur titres consécutives dans une même participation, qui figure dans la réglementation comptable bancaire, n’existe pas expressément dans le PCG. Ce serait même plutôt l’inverse : les titres d’une même entreprise et conférant les mêmes droits doivent être classés comptablement dans la même catégorie, car ils sont fongibles (en ce sens PCG article 221-2 et de nombreux avis du Mémento Comptable lors de l’arrêté des comptes et en cas de cession).

4. La décision du Conseil d’Etat du 25 janvier 2017 n°391057 a engagé la solution pour les entreprises industrielles et commerciales dans un sens inverse.

Il serait imprudent de négliger le sens de cette décision par laquelle le Conseil d’Etat a, implicitement mais très probablement à nos yeux, refusé la dissociation des intentions dans le cas des entreprises industrielles et commerciales. Les circonstances étaient les suivantes. En vue de vendre sa filiale un meilleur prix, la société rachète d’abord des parts appartenant à des actionnaires minoritaires, puis souscrit à une augmentation de capital en numéraire pour diluer les derniers actionnaires minoritaires. Ayant constaté une plus-value sur la cession des titres complémentaires ainsi acquis, elle a soutenu qu’il s’agissait d’une PVLT au taux zéro. La cour avait écarté ses prétentions par un double motif : d’une part ces titres avaient été acquis ou souscrits en vue de la cession de la totalité des titres de la filiale et non en vue d’une possession durable et utile à l’activité de l’entreprise ; d’autre part ces titres avaient été détenus moins de deux ans. Le Conseil d’Etat qui confirme le dispositif de l’arrêt de la cour, ne reprend pas le premier motif de l’arrêt de la cour. Il se fonde exclusivement sur le second motif, celui relatif à la durée de détention insuffisante, en indiquant que ce second motif « justifiait nécessairement à lui seul le dispositif de rejet de l’appel ». Pour qui connaît les subtilités de la rédaction des décisions du Conseil d’Etat, cette mini-substitution de motifs (qui juridiquement n’en est pas une à proprement parler) signifie que le Conseil d’Etat a estimé que le premier motif de l’arrêt de la cour admettant la dissociation des intentions ne pouvait pas être retenu, sinon il l’aurait repris en raison de son caractère erroné en droit (qu’il s’agisse d’une erreur de droit ou une erreur de qualification juridique des faits). Cette abstention du Conseil d’Etat n’équivaut certes pas à une décision explicite et laisse, en théorie, la porte ouverte à un nouvel examen explicite du moyen dans une autre affaire, mais elle est néanmoins significative, notamment à la lumière de la lecture a contrario de la décision de 2019.

Dans ses conclusions de 2017, le rapporteur Romain Victor expose clairement l’erreur commise par la cour : “ Quand bien même la société C2M aurait eu le projet de céder les titres à bref délai, les titres nouvellement acquis devaient nécessairement suivre le régime des titres déjà détenus. Il n’est pas concevable que, s’agissant des titres d’une même société, une ventilation soit opérée entre ceux qui auraient le caractère de titres de participation parce qu’ils permettraient d’assurer le contrôle ou l’influence et ceux qui n’auraient été acquis, par la suite, qu’à des fins spéculatives. Lorsqu’une société détenant des titres de participation qui revêtent ce caractère sur le plan comptable acquiert de nouveaux titres auprès de la même émettrice, ces nouveaux titres doivent recevoir la même qualification que les titres initialement détenus. Dès lors, en jugeant que les titres acquis en 2005 et 2006 devaient être regardés comme de simples titres de portefeuille, la cour a inexactement qualifié les faits de l’espèce.

Dans les observations que nous avions faites sur la décision de 2017 dont le rapporteur public a eu l’amabilité de reproduire un extrait dans ses conclusions de 2019, nous indiquions : « Comment, au sein d’une même participation, pourrait-on distinguer la part qui relève des titres de participation et celle qui relève des titres de placement ? Si une société détient des titres de participation et qu’elle augmente sa participation, soit en acquérant de nouveaux titres, soit en les souscrivant à titre onéreux, le renforcement de la participation ainsi détenue ne peut pas manifester une intention autre que celle qui existait initialement lors de l’acquisition des premières actions, sauf bien entendu changement d’intention conduisant à un transfert des titres d’un compte à l’autre : mais ce changement d’intention doit se manifester pour l’ensemble de la participation ».

 

Ainsi, sur le seul terrain du droit, sur lequel se sont placés l’ANC et le Conseil d’Etat, il nous semblerait prématuré d’extrapoler aux entreprises industrielles et commerciales la solution adoptée pour le secteur bancaire, alors qu’aucun élément nouveau n’est venu infirmer le raisonnement implicite et très probable du Conseil d’Etat dans sa décision de 2017.

 

Mais on imagine bien les entreprises industrielles et commerciales ne pas en rester là et tenter d’innover notamment en utilisant l’une des 2 pistes suivantes :

 

-   transférer les titres de participation antérieurement détenus en titres de placement au moment de la recapitalisation afin de maintenir un traitement similaire pour l’ensemble des titres détenus de la même filiale : certes cette piste respecte le PCG en ce sens que l’ensemble des titres sont comptabilisés dans la même catégorie de titres, mais il convient de noter qu’elle se heurte à la jurisprudence du Conseil d’Etat ( CE 12 mars 2012, n° 342295, Eurl Alci et CE 25 mars 2019 n°411209, SARL Montisambert). En effet, celle-ci considère que toute difficulté de la filiale, postérieure à la date d’acquisition où l’intention d’origine a permis la comptabilisation en titres de participation, fusse-t-elle majeure comme une liquidation, ne saurait remettre en question l’intention d’origine. A cela s’ajoute le fait que la volonté de céder ces titres, même matérialisée par un événement comme la recapitalisation, ne remet pas en cause leur intention initiale, tout actif étant destiné à être cédé et l’entreprise détentrice conservant bien le contrôle jusqu’à la cession, ce qui ne permet pas leur transfert en titres de placement. Il existe donc un risque à effectuer ce transfert.

-   pratiquer la dissociation entre les titres de participation d’origine et les titres souscrits pour la recapitalisation en titres de placement en considérant que la fongibilité n’interdit nullement un classement comptable différent en deux actifs fongibles. Ainsi, par exemple, quand une société fait commerce de biens et qu’elle a besoin de ceux-ci pour ses besoins propres par exemple en Agencements /Installations, les biens sont alors dissociés pour prendre en compte leur destination différente liée à une intention différente et comptabilisés les uns en stocks et les autres en immobilisations corporelles. Mais attention ! Cette piste présente certes l’intérêt de quitter (enfin) l’approche juridique et de rechercher la véritable intention en substance. Mais, dans ce domaine, le risque pourrait bien être de confirmer la pratique actuelle, liée aussi au fait que l’intention de la recapitalisation est indissociable de la gestion des titres de participation antérieurement détenus et donc de l’intention de les céder, ce qui rendra difficile de justifier en substance d’une dissociation de traitement.

 

6. Il reste enfin une dernière piste pour essayer de bénéficier de cette décision favorable : celle de demander à l’ANC de modifier le PCG afin de ne pas pénaliser injustement par les règles comptables, qui déteignent sur le traitement fiscal, des entreprises industrielles et commerciales par rapport aux établissements de crédit.

 

7. Ou inversement (car défavorable, mais nullement absurde), de demander à l’ANC de modifier/préciser les règles comptables bancaires pour les aligner sur le PCG en limitant la dissociation prévue aux cas où les opérations sur titres réalisées sur la même société résultent uniquement de stratégies liées aux différents métiers exercés par les établissements bancaires. Question que ni l’ANC, ni le Conseil d’Etat ne sont posés malgré l’article 2371-1 du règlement ANC n°2014-7 (« Les établissements assujettis identifient dans leur système d'information comptable, dès leur réalisation, les opérations sur titres selon qu'il s'agit des titres de transaction, de placement, d'investissement, de l'activité de portefeuille, des autres titres détenus à long terme ou de participation et parts dans les entreprises liées. Chaque activité se caractérise par une stratégie décrivant les objectifs de détention, les conditions de refinancement, les critères de décision de cession et la nature des gains attendus. Les stratégies à l'origine de l'existence de différents portefeuilles doivent être documentées. »). Évidemment, cette piste annulerait, pour l’avenir, l’application de la décision favorable de l’espèce aux banques, mais permettrait de traiter sur un pied d’égalité l’ensemble des entreprises en continuant à faire ce qu’elles ont fait jusqu’à maintenant, à savoir comptabiliser l’ensemble des titres en titres de participation et ne pas déduire la perte liée à la recapitalisation. Nous imaginons bien que cette piste rencontrera peu de succès, et pourtant c’est une hypothèse qui n’est pas déraisonnable.

 

 

 

7° Il est temps que l’ANC reprenne l’initiative en matière de titres de participation afin de réduire l’insécurité 

On ne peut pas clamer que les règles comptables en matière de titres de participation jouent, du fait de la connexion, un rôle central pour le traitement fiscal, et que l’ANC ne joue pas un rôle d’initiative en la matière.

 

1. Or force est de constater que le Conseil d’Etat joue depuis 10 ans ce rôle de principal régulateur de la norme comptable en matière de titres de participation grâce à la connexion. En effet, depuis 2010, de nombreux arrêts de jurisprudence ont apporté de précieuses précisions sur l’intention, la date de l’intention, la remise en cause de l’intention, l’utilité qui dépasse le critère de l’influence, les corrections d’erreur. A l’inverse, le PCG n’a pas évolué. En outre, répondre au Conseil d’Etat en tant qu’observateur à une question d’espèce portant sur un rappel de plus d’un milliard d’euros, avec à la clef un bouleversement de la pratique comptable habituelle, sans que son avis soit publié officiellement, montre clairement l’importance de l’ANC aux yeux du Conseil d’Etat dans le respect de la connexion, mais ne permet pas à l’ANC d’assumer et d’assurer pleinement son autorité comptable comme elle le devrait.

 

2. L’espèce en question vient de montrer à quel point le débat s’est focalisé exclusivement sur les aspects juridiques : quelle réglementation comptable appliquer ? Quelle date retenir pour l’appréciation de l’intention ? Ainsi : 

-   La CAA de Versailles a pris sa décision à tort sur la base du PCG. Selon les conclusions du rapporteur public Romain Victor : « la cour, qui s’est exclusivement référée au PCG, n’avait pas fondé sa solution sur la réglementation comptable applicable aux établissements de crédit »

-   Le Conseil d’Etat a confirmé la décision de la CAA, en se fondant par voie de substitution sur la règlementation comptable bancaire, sans prendre position pour les entreprises relevant du PCG.

-   Le Conseil d’Etat comme l’ANC ont fait une lecture littérale des règles comptables bancaires. Le rapporteur public Romain Victor a bien résumé l’approche retenue dans ses conclusions : « On peut tourner les choses dans tous les sens : si la réglementation comptable en cause prévoit qu’une entreprise peut détenir simultanément des titres d’une même société classés, les uns, en titres de participation, les autres en titres de placement, c’est bien que la qualification des premiers ne déteint pas nécessairement sur les seconds. »

-   Le lien entre la raison même d’une réglementation comptable bancaire différente du PCG et la variété de ses activités la justifiant n’a pas été suffisamment pris en compte pour se demander si ce motif tiré de la variété des activités s’appliquait non seulement au cas d’espèce, mais aussi pour n’importe quelle entreprise dans n’importe quel autre contexte.

-   S’agissant de la position de l’administration, le fait que les conclusions du rapporteur public indiquent : « Ainsi contrairement à ce que soutient le ministre, qui ne dit mot de cette réglementation sectorielle dans son recours,.» est le signe de cette focalisation juridique. Il eût sans doute été préférable de se demander pourquoi l’administration avait recherché l’intention d’une autre manière, en suivant la pratique comptable, par un raisonnement susceptible de s’appliquer à toutes les entreprises.

-   Il en est de même de tous les raisonnements sur la date d’intention : doit-elle être celle de la recapitalisation ou bien celle de l’intention d’origine ?

Il eût été intéressant d’analyser l’intention, dans une perspective économique, en se demandant dans quel but les titres souscrits pour la recapitalisation avaient été acquis plutôt que de se focaliser que sur leur cession et le caractère durable.

 

3. Cette focalisation sur les aspects juridiques n’a pas permis un vrai débat sur le fond, c’est-à-dire la substance de l’intention 

Certes, dans ses conclusions, le rapporteur public Romain Victor a bien indiqué : « Nous sommes spontanément sensible à l’idée selon laquelle, dans le cas où une société A contrôle déjà, par la participation qu’elle détient, une société B, dont elle constitue la holding, et vient à acheter ou souscrire de nouveaux titres de B, ces derniers devraient recevoir la même qualification comptable que les titres déjà détenus, nonobstant le fait que l’intention de détenir durablement les nouveaux titres ne serait pas remplie ».Il ajoute : « Il est vrai qu’indépendamment du jeu de la présomption simple posée en cas de détention supérieure à 10% par le droit des sociétés et désormais par les règles comptables, il n’est à première vue pas évident d’admettre qu’une société A détenant 100% des titres d’une société B confrontée à des pertes et qu’elle entend céder, puisse inscrire les titres qu’elle souscrit dans le cadre d’une augmentation de capital à un compte de titres de placement et non au compte « Titres de participation », dans la mesure où la société A n’aurait jamais souscrit les titres de la société B si elle n’avait pas détenu une participation dans cette dernière : l’intention poursuivie lors de l’acquisition des nouveaux titres, qu’il convient de prendre en compte pour les besoins de l’opération de qualification, est intellectuellement difficile à détacher de l’intention ayant présidé à l’achat des premiers titres ». Il poursuit, en faisant le lien avec l’espèce : « Si l’on prend d’ailleurs au mot le Crédit Agricole, dont la position a toujours été de soutenir qu’il n’avait acheté les nouveaux titres que pour vendre sa participation, on voit bien que la souscription à l’augmentation de capital de 2012 n’a été conçue qu’en relation avec la gestion de la participation qu’il détenait dans cette société et n’aurait jamais eu lieu sans elle. Certes, il y a intention de vendre, à court terme, les nouveaux titres, mais ce projet de cession porte sur l’intégralité de la participation, c’est-à-dire sur les titres fraîchement acquis et sur les titres qui l’ont été au cours des années précédentes ».

C’est pourquoi on peut regretter que la réflexion de l’ANC sur la substance de l’opération ne se soit pas poursuivie dans un contexte élargi à la réflexion économique, car ces titres souscrits n’ont, en substance, aucune intention propre. Tout d’abord, le  choix de leur acquisition dans cette filiale précisément, et pas dans une autre société et alors même que celle-ci est en perte impliquant une valeur réelle immédiate nulle de cet investissement, n’est dû qu’au fait que cette filiale est détenue par la société et qu’elle souhaite la recapitaliser pour faciliter sa cession. Ensuite le choix de la date de leur cession n’est dû qu’au choix de la date de cession générale de l’ensemble de la filiale, et non à la date spécifique à laquelle les titres ont été souscrits. Autrement dit, la recapitalisation étant par nature une opération indissociable de la gestion des titres de participation antérieurs détenus, l’intention des titres nouvellement souscrits se confond avec l’intention qui a présidé lors de l’acquisition des titres de participation antérieurement détenue, la décision de cession ne la remettant par ailleurs pas en cause. Enfin, cette indissociabilité se retrouve d’ailleurs en comptabilité car la perte en question existe déjà avant la recapitalisation et est généralement traduite par une provision pour risques au-delà du prix de revient des titres de participation antérieurement détenus. Or, dès la recapitalisation, les titres souscrits sont dépréciés en totalité, impliquant une reprise de cette provision pour risques antérieurement constituée, mettant en évidence les vases communicants entre les anciens et nouveaux titres détenus.

Cette analyse en substance, qui justifie d’ailleurs la pratique comptable jusqu’à présent unanime, suit, quel que soit le secteur, l’approche de l’administration. Elle est indépendante de la réglementation comptable à laquelle l’entreprise doit se référer. A cet égard, il est intéressant de noter que même l’établissement de crédit en l’espèce avait suivi cette pratique et comptabilisé ses titres souscrits en titres de participation en 2012, puis avait en 2013 rectifié sa déclaration fiscale en arguant d’une erreur comptable de classement. Au vu de ces hésitations et différences d’appréciation sur l’intention, il est facile de conclure que cette nouvelle jurisprudence a été rendue autour du critère de la réglementation applicable plutôt que de l’analyse économique de la substance de l’intention, sans élargir le débat. Une opportunité a été perdue. Il est vrai que l’ANC a donné son avis sur la seule question dont le Conseil d’Etat l’avait saisi. Mais il lui était loisible d’élargir le contexte général de sa réponse.

 

4. Il est temps que l’ANC ouvre les débats pour déterminer la bonne intention à retenir

Dans notre étude RJF de 12/14 p.519, nous avions déjà fait l’inventaire des principales questions pendantes en matière de titres de participation et nous avions déjà souligné tout l’intérêt que l’ANC y réponde. Nous les reformulons aujourd’hui à la lumière de la décision Crédit Agricole :

-   Est-il normal qu’une même opération puisse être traitée comptablement de deux manières différentes alors qu’aucun élément économique ne le justifie? En cas de réglementation sectorielle spécifique (comme celle des banques), donc dérogatoire du PCG, en quoi le caractère sectoriel justifie-t-il un traitement différent pour une opération pouvant être réalisée par toutes les entreprises ? 

-   Faut-il apprécier l’intention en se limitant à une approche juridique de l’opération ou bien effectuer une approche en substance de celle-ci en se demandant tout simplement : à quoi servent ces titres pour l’entreprise ? Question que l’on se pose pour le classement de tout autre bien à l’actif.

-   Faut-il faire de la fongibilité des titres un critère déterminant, ce qui a naturellement pour conséquence de faire de l’intention un critère secondaire ? 

-   Faut-il apprécier l’intention en prenant en compte les critères d’opérations indissociables ou liées ou d’opérations principale versus accessoire ? Ce qui pourra aboutir à reconnaître qu’une opération peut n’avoir aucune intention propre ?

-   Si les opérations sont indissociables, pourquoi retenir la date d’intention de l’opération accessoire plutôt que celle de l’opération principale ?

-   Si la dissociation était retenue, peut-on comptabiliser les titres souscrits lors de la recapitalisation en titres de placement sachant que la perte sur ces titres est certaine dès leur acquisition et que la définition des valeurs mobilières de placement selon le PCG est d’avoir pour objectif de réaliser un gain à brève échéance ?

-   Au cas où une autre filiale du groupe venait à souscrire à la recapitalisation de sa filiale sœur en perte, en lieu et place de la société mère détenant les titres de participation permettant le contrôle de celle-ci et qui souhaite la céder, la substance de l’opération vue au niveau du groupe serait bien entendu la même. Est-ce à dire que le classement dans la filiale sœur des titres souscrits pour la recapitalisation serait nécessairement le même que celui qui sera décidé si ces titres avaient été acquis directement par la société mère ?

-   Quels sont les événements susceptibles ou non de modifier l’intention initiale et d’entraîner un transfert de titres d’une catégorie à une autre ?

-   En ce qui concerne la réglementation comptable bancaire, n’y-a-t-il pas lieu de limiter la dissociation prévue aux cas où les opérations sur titres réalisées sur la même société résultent uniquement de stratégies liées aux différents métiers exercés par les établissements bancaires, afin d’éviter que des opérations indissociables en substance soient dissociées ?

 

Conclusion 

 

Nous ne critiquons pas la solution en l’espèce, car elle nous paraît conforme non seulement à la règle juridique, mais aussi à la substance de l’opération dans le contexte très particulier de l’affaire et de la situation de la Grèce à l'époque, que nous n’avons pas développés ici.

 

Mais force est de constater que cette jurisprudence, favorable et applicable aux seules entreprises du secteur bancaire, crée un clivage avec les entreprises industrielles et commerciales (sans compter la déception constituée par l’annulation de l’arrêt de la CAA qui, fondé sur le PCG avait pu laisser espérer à ces entreprises le bénéfice de la même solution).

Cette décision pourrait néanmoins constituer un tournant en matière de titres de participation, en incitant à revisiter la pratique comptable actuelle contraire, défendue en l’espèce par l’administration, afin d’équilibrer plus précisément, pour analyser l’intention d’une opération, l’approche juridique et l’analyse à la substance, afin de donner la priorité à l’une ou à l’autre. 

Dans cette attente qui peut durer assez longtemps, le cas échéant au rythme d’un nouveau contentieux engagé par une entreprise industrielle ou commerciale, nous recommandons la prudence, hormis naturellement pour les entreprises relevant du secteur bancaire qui bénéficient désormais de la double protection de l’avis de l’ANC et de la jurisprudence.

 

La meilleure voie à suivre est sans doute que les organisations professionnelles incitent l’ANC à rouvrir les débats, en y participant, pour réduire la période d’insécurité comptable et fiscale ouverte par cette jurisprudence. C’est pourquoi, pour aider à ce débat, qui pourrait aller jusqu’à la modification du PCG ou celle des règles comptables bancaires, nous avons posé ci-dessus une dizaine de questions qui pourraient constituer la trame d’un programme de réflexion pour l’ANC en la matière.

 

 

 

 

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