A quoi « jouez » vous au travail ?
La théorie des jeux nous enseigne qu’il y a trois types de jeux.
- Type 1. Le jeu perdant-perdant où il s’agit d’obtenir des avantages dans une négociation en menaçant d’utiliser une capacité de nuisance. L’abandon de la rivalité URSS-USA qui permettait à chaque pays pauvre – principalement en Afrique - de jouer la surenchère auprès de l’un ou l’autre, a conduit à la prolifération de ce scénario. C’est celui de la Corée du Nord qui menace de l’arme atomique en échange de blé. Et on peut dire, je crois, que plus le chaos augmente (et il pourrait augmenter pour nous dans les jours prochains) et plus il y a d’acteurs qui obéissent à ce jeu du 1 + 1 = 0.5.
- Type 2. Le jeu à somme nul où, si l’on gagne, c’est que quelqu’un perd. On a là le scénario traditionnel de la vente. L’un sauve sa marge, l’autre maximise son profit. 1 + 1 = 2.
- Type 3. Le jeu à somme non nulle ou chacune des parties fait grandir le gâteau qu’il s’agit de se partager ensuite. 1 + 1 = 3. Pour beaucoup d’auteurs, c’est là que commence la « vraie » négociation. Pour d’autres la vente est aussi de la négociation est inclue les deux. C’est le cas de la complémentarité : deux commerçants s’allient pour réduire les coûts et diversifier produits et clientèles.
Ça c’est le B.A.BA de la théorie des jeux. Tentons une application.
Qu’en est-il du travail ? Et bien il peut se répartir sur cette échelle.
- On entend dire parfois - et souvent dans cette période électorale : mieux vaut travailler pour Uber à 5 € de l’heure que de traîner dans une banlieue. Peut-être ! Et peut-être pour le client ! Mais pour celui qui travaille, et si on écoute les chauffeurs c’est un peu un jeu de type 1. Je suis endetté pour la voiture, je me fatigue, ne voit pas ma famille. A la fin, quand le jeu s’arrêtera, Uber et la société de Crédit, risquent fort d’avoir gagnés plus que moi. Y a-t-il acquisition d’une compétence professionnelle, modification des aptitudes relationnelles ? On peut en douter au nombre de chauffeurs qui « jouent » à être polis plus qu’ils ne le deviennent vraiment. Même si pour beaucoup (de clients) c’est déjà cela de pris !
- Le travail de type 3 existe, notamment dans une période de croissance et si l’expérience professionnelle est transformable en compétence. Je suis réglo avec ma boite puisque mon activité paye mon salaire. Mais plus que cela, mon travail me donne la possibilité de m’entraîner sur ce qui fera ma compétence de demain. Je participe à des activités qui ne sont pas de mon niveau. C’est le modèle traditionnel français. Avec sa limite qui est que pour encaisser les bénéfices, il faut changer d’entreprise. Ce qui parfois et paradoxalement peut aussi être un bénéfice pour l’entreprise en libérant une place. Alors peu importe. L’acquisition de la compétence « diplomatie » et « gestion de crises » fait partie du package de celui qui part.
- Enfin le « ventre mou » des salariés connaissent le type 2 et cela convient à tout le monde. Dans un peloton cycliste il faut aussi des « porteurs de bidons », des réguliers sur lesquels on peut compter. Et le travail, côté salarié, c’est aussi de gagner suffisamment d’argent pour financer un investissement qui se fait hors de l’entreprise et où il est plus facile d’avoir accès à un jeu de type 3.
Je pense qu’il doit être difficile - et peut-être bien inutile - de quantifier les proportions des différents types de « joueurs » dans la société en générale, ou dans une entreprise en particulier. Et peut-être qu’il n’y a pas non plus de recettes, sur la manière d’agir pour qu’il y ait, dans une équipe, un maximum de joueurs de type 3. Cela relève pour partie du talent individuel de chaque manager, de ses finalités ; ainsi que des finalités de la Direction Générale.
Le régime général des lois a également une influence sur la proportion des joueurs de chacun des types. Les négociations d’avant prud’homme sont une incursion, et pour beaucoup une découverte, du jeu de type 1. Expérience amère pour certains, jeux pervers et normal pour d’autres. Que la loi change, qu’on facilite la rupture (projet Macron sur l’indemnisation même en cas de démission à partir de 5 ans), et la proportion de ce jeu, dans les jeux sociaux, changera.
Cette approche est donc plus une grille de lecture qu’un modèle d’action. La gestion fine d’une pratique et non la recommandation d’une méthode algorithmique. Mais j’ai la conviction que la culture peut faire progresser le débat et que plus nous sommes informés des déterminismes qui nous entourent, plus grandit notre liberté. Connaitre le rôle qu’a joué la théorie des jeux dans l’évolution des sciences humaines, et diffuser cette connaissance est donc une activité utile. Voir pour cela la vidéo jointe.
Mais peut-être au préalable aurait-il fallu se poser une autre question. Le travail est-il un jeu ? Est-il pertinent d’utiliser ce modèle à cette activité-là ? Pas toujours. D’où les guillemets du titre. Et c’est dans un prochain billet que je tenterai d’expliciter les raisons (philosophiques) pour lesquels on peut penser que tout n’est pas jeu.