Spinetta et moi
Préambule
Depuis jeudi 15 février 2018, la remise au gouvernement du rapport Spinetta sur l’avenir du transport ferroviaire en France donne lieu dans les médias à tous les superlatifs. « Rapport explosif » titre samedi soir le JDD. Dès jeudi, Le Monde, les avait déjà cumulés : « l’heure du grand chamboule-tout », « la plus grande transformation », « une révolution », « une mue radicale », l’expression la moins accrocheuse restant sans doute la très neutre « étape décisive ».
Ce rapport qui pourtant n’a rien d’un brûlot, flatte ou tance tour à tour, dans une performance d’équilibriste assez subtile, les cheminots, l’Etat, la direction de l’entreprise, les syndicats et l’ensemble des Français, utilisateurs ou simples contribuables.
Libre à chacun de se faire son avis en consultant le rapport accessible au lien suivant https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/2018.02.15_Rapport-Avenir-du-transport-ferroviaire.pdf …ou prendre pour sien l’avis des autres.
Je vous propose d'éclairer de quelques commentaires le rapport Spinetta, ces réflexions n’engageant que leur auteur à titre privé, c’est à dire moi.
Les extraits du rapport Spinetta sont reprises « entre parenthèses » et en italique avec en référence le numéro de la page.
1. Qualifier la transformation
« La transformation à mener n’est pas seulement industrielle et économique, elle doit être aussi culturelle et politique. Culturelle car le ferroviaire jour un rôle particulier dans l’imaginaire des Français, rôle parfois démesuré au regard de sa part modale et du développement de « nouvelles mobilités » Politique car le rapport des pouvoirs politiques au ferroviaire doit lui aussi évoluer pour mieux prendre en compte, face aux enjeux de la mobilité pour les territoires, les opportunités ouvertes par les nouvelles pratiques de mobilités, le digital et l’intégration multimodale, et à plus long terme les innovations technologiques (robotisation/autonomisation, optimisation des dessertes en temps réel, etc.) » page 8.
Sur l’aspect culturel, je m’attendais à ce que la culture interne de l’entreprise soit évoquée, car je doute que l’imaginaire collectif et la population Française dans son ensemble soient la destination des transformations à conduire. Sur l’aspect politique, la question n’est-elle pas celle de l’entremise récurrente de l’Etat dans la gestion de l’entreprise au-delà du rapport des pouvoirs politiques au ferroviaire ?
Si le rapport revient assez peu finalement sur la dimension culturelle de l’entreprise (sauf à considérer que la culture se résume au statut), il aborde plusieurs aspects relatifs à son mode d’administration par l’Etat, tandis que la SNCF en tant qu’EPIC dispose déjà de l’autonomie de gestion, en théorie tout au moins.
2. De la subvention publique
« Le système ferroviaire français représentait en 2016 un coût brut pour les finances publiques, toutes administrations confondues, de 10,5 milliards d’euros, auxquels il faut ajouter 3,2 milliards d’euros de subvention d’équilibre au régime de retraite SNCF. En dépit de ce haut niveau de concours public, le système demeure déficitaire, de l’ordre de 3 milliards d’euros chaque année, qui doivent être considérés comme des concours publics implicites. » page 23 ou encore « SNCF Réseau concentre l’essentiel du déficit annuel du système ferroviaire » page 27.
S’il n’est pas attendu que le financement (construction et entretien) du réseau routier national soit à la charge des seuls utilisateurs mais bien de la collectivité, il semble sous-entendu en revanche que la SNCF doive seule s’acquitter de cette charge sur ses résultats d’exploitation, c’est à dire auprès de ses seuls clients. La création de RFF en 1996 et sa reprise de la propriété du réseau ferré national avaient pour but annoncé de désendetter le système ferroviaire tout en se conformant progressivement aux exigences de développement du chemin de fer communautaire. Toutefois, l’Etat n’ayant à cette occasion pas pris à son compte ne serait-ce qu’une partie de la dette et laissant donc à la SNCF seule la couverture du coût complet du réseau, l’équation économique globalement inchangée ne pouvait conduire qu’à aggraver sur 20 ans une situation déjà financièrement insoutenable. « Les chiffres clé du transport » édition 2017 d’où sont tirés nombre de données et graphiques du rapport est consultable en téléchargement au lien suivant http://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/fileadmin/documents/Produits_editoriaux/Publications/Datalab/2017/datalab-11-cc-du-transport-edition-2017-fevrier2017-c.pdf. Il y apparaît en page 42 que le financement public des transports est de 43,7 milliards d’euros par an ce qui laisse 33,2 milliards pour les autres modes hors coûts induits sur la santé et l’environnement.
La subvention au régime de retraite se justifie par la baisse régulière du nombre de salariés cotisants, l’objectif de réduction des effectifs fixé par l’Etat étant prioritaire sur le développement de l’activité.
Enfin, la SNCF supportant les frais financiers d’une dette engendrée en grande partie par des choix politiques, assimiler son déficit à un concours public implicite nourrit sans grand intérêt une instruction à charge.
3. Une tarification plus incitative
« Les gares constituent des « facilités essentielles », les prestations offertes aux entreprises ferroviaires font donc l’objet d’un encadrement réglementaire, mis en œuvre sous le contrôle de l’ARAFER. Les prestations régulées sont tarifées selon le principe du coût complet : la somme des redevances doit couvrir le coût des prestations régulées » page 28.
Qu’elle s’applique aux prestations en gares, au réseau ferré ou aux installations et services en centres de maintenance, cette facturation au coût complet largement incitée par l’ARAFER et qui n’est jamais remise en cause dans le rapport, engendre pourtant deux phénomènes peu vertueux :
- Les tarifs ainsi calculés ne comprennent pas de provision pour le renouvellement des installations mises à disposition à l’échéance de leur amortissement. Ils ne permettent donc pas d’envisager à terme une gestion complète du patrimoine ferroviaire en autonomie, c’est-à-dire dégagée de la tutelle de l’Etat ;
- Les tarifs sont recalculés chaque année sur la base des volumes commandés. Plus le volume annuel commandé en nombre de train-kilomètre est faible et plus le coût du train-kilomètre est élevé. Ce mécanisme n’incite pas naturellement le fournisseur de ces prestations à tirer la meilleure efficacité de ses capacités offertes, ni à les adapter à la demande, y compris et en particulier en programmant les réductions temporaires de capacité pour travaux de sorte qu’elles engendrent pour les opérateurs une moindre perturbation. C’est ainsi que le gestionnaire d’infrastructure veille prioritairement à minimiser sa dépense par des travaux de jour et en semaine, y compris sur des portions de réseau parcourues par une clientèle à dominante professionnelle.
A ce sujet, il est assez significatif de constater à la page 67 du rapport, que les contrats de performance Etat-SNCF, signés en 2017, ne prévoient pas d’amélioration de l’efficacité commerciale de SNCF Réseau. Héritage des mécanismes mis en place à la création de RFF, le remboursement de la dette par la seule entreprise ferroviaire SNCF reste la règle et ne donne jamais l’occasion à l’EPIC en charge du réseau de développer sa dimension commerciale.
Si une tarification au chiffre d’affaire semble en théorie plus impliquer le gestionnaire d’infrastructure dans le succès commercial des entreprises ferroviaires utilisatrices, non seulement ces recettes sont difficilement maîtrisables a priori, non seulement ce principe peut-il de même induire un biais important dans les stratégies commerciales des opérateurs ou dans les éventuels arbitrages à prononcer par le réseau au détriment systématique de l’opérateur le moins rémunérateur, mais encore la correction chaque année pour une couverture du coût complet des prestations rend-elle vaine toute tentative de recherche d’efficacité par le gestionnaire d’infrastructure.
Reste que les questions soulevées par le rapport sur le caractère incitatif du modèle économique « au développement (ou au maintien) des trafics » (page 65 ) gardent toute leur pertinence.
Si le sujet d’une modulation plus fine des tarifs est abordé à la page 65, il est à noter toutefois que la redevance d’infrastructure est, depuis la création de RFF il y a plus de 20 ans, modulée selon que les kilomètres parcourus soient sur le réseau classique ou à grande vitesse (dans un rapport de 1 à 10), en Province ou en Ile de France (dans un rapport de 1 à 5) et selon la tranche horaire de circulation (heures creuses, heures normales, heures pleines) dans un rapport de 1 à 3.
4. De la pertinence du développement durable ?
« Le domaine de pertinence « socio-économique » du ferroviaire est lié aux spécificités de ce mode :
- parce que les coûts fixes sont importants, il est pertinent quand les flux sont massifs (zone urbaine et périurbaine denses, liaisons rapides entre grandes agglomérations comprises entre 1 et 3h) ;
- parce qu’il consomme peu d’espace, peu d’énergie et pollue peu, il est particulièrement pertinent pour les transports urbains et périurbains, dans le cadre d’une politique de mobilité durable. » - page 37
Je sais donc gré au rapport de reconnaître en page 34 que « […] les recettes commerciales de l’activité de transport [ferroviaire] sont souvent et parfois de très loin, inférieures à la valeur des services pour leurs bénéficiaires et pour la société »
S’il n’est pas attendu de cette assertion que l’utilisateur soit plus fortement sollicité en raison de la baisse de fréquentation que cette pratique induirait pour le fer, elle repose légitimement la question de son financement par la collectivité, incitant à transférer du trafic de la route ou de l’avion vers le train, thèse que le rapport n’aborde pas ou peu, non dans une perspective de développement global de l’offre de transport mais sur les considérations d’une économie plus écologiquement soutenable.
En effet, même s’il n’est pas encore d’actualité d’imaginer réduire globalement une demande globale de transports dont on sait par ailleurs qu’elle a été multipliée par 10 en l’espace de 70 ans et quand bien même cela ne saurait tarder au regard de l’impossibilité écologique vers laquelle cette équation nous entraine, il convient certainement de commencer à privilégier parmi les modes de transport, ceux dont l’impact est sanitairement plus acceptable.
Ainsi, pour l’Etat, la pertinence d’un mode de transport ne devrait pas être vue tant sous l’angle du seul coût supporté par siège par les exploitants (page 61) que sous celui du coût réellement induit pour la collectivité (nuisances sonores, pollution, congestion, insécurité, santé...) au regard du bénéfice engendré pour tous.
En conséquence, si je partage la proposition formulée page 36 qu’ « il peut être bénéfique, du point de vue de la collectivité, de subventionner des services de transport » et que « même si les services ne nécessitent pas de subventions, il peut être efficace de les conventionner pour bénéficier de rendements croissants » et même si je partage également que « le domaine de pertinence du transport ferroviaire doit a minima être défini par sa capacité à contribuer à l’intérêt collectif », je pense qu’il faut rester prudent et ne pas prendre trop de raccourcis sur la manière de l’évaluer, ni se limiter à une situation donnée sans estimer son potentiel dans une vision dynamique.
Page 91 en effet, « Dans certains cas, la suppression des dessertes pourra être avantageusement remplacée par des correspondances avec le TER ou l’autocar mais le maintien des dessertes peut également être un objectif légitime de service public en dépit de leur faible rentabilité commerciale » ou page 112, « La lutte contre la pollution atmosphérique et le changement climatique conduiront à renforcer les incitations en faveur du rail […] ».
A l’aune de ces réflexions, il pourrait n’être pas incongru d’augmenter sensiblement et globalement les coûts de transports tous modes confondus, ceci afin d’en diminuer le poids pour la collectivité, tout en maintenant un équilibre des modes de transports à favoriser et en faisant supporter progressivement sur l’utilisateur le coût réel complet. Cette proposition bien qu’elle puisse paraître à contre-courant des tendances actuelles pourrait favoriser le rapprochement des lieux de résidence et des lieux de travail, des lieux de production et de consommation, plutôt que nourrir comme depuis plusieurs décennies la tendance exactement inverse.
A la page 73, « Les calculs les plus récents par le ministère des transport, semblent ainsi suggérer que ni le transport routier de marchandises, ni le fret ferroviaire, ne couvrent leurs coûts ».
Enfin, une ligne ferroviaire dont la pertinence ne serait pas vérifiée, pas même par capillarité et son effet en réseau, ni encore potentiellement sous réserve d’un coup de pouce raisonnable et limité dans la durée devrait en effet être fermée. Il est à noter toutefois et cela n’est pas négligeable, que bien qu’une ligne soit fermée à la circulation, elle continue de générer des coûts d’entretien en particulier pour la sécurisation des ouvrages d’art ou l’entretien des abords.
5. Et une réforme de plus, une !
« […] après vingt ans de réformes successives, et malgré de nombreuses avancées, le système ferroviaire français ne semble toujours pas prêt pour la concurrence, et une nouvelle réforme du système ferroviaire semble nécessaire. » page 40
La forme des dispositifs quels qu’ils soient ne résout pas les difficultés si les principes qui ont conduit à leur élaboration ne sont pas mis en œuvre ou si les réponses aux difficultés ne résident pas dans la seule définition juridique de leur organisation.
S’agissant de la renonciation au statut « Il est à noter que d’autres entreprises (La Poste, Orange) se sont engagées dans cette voie. Elles ont inscrit cette transformation dans un vaste projet de modernisation sociale au profit de leurs salariés, du développement des compétences. Elles ont su par la voie de la négociation éviter de créer des régimes à deux vitesses qui auraient généré un sentiment d’iniquité. » page 103
Malheureusement ni Orange par les événements et la couverture médiatique correspondante que sa transformation a suscités, ni La Poste dont la remise en cause permanente n’augure pas pour autant un avenir radieux, ne peuvent constituer pour l’ univers cheminot une quelconque référence à suivre.
Et puisqu’il est écrit à la page 68 que « Les entreprises du groupe public ferroviaire sont caractérisées par des coûts de fonctions générales et administratives […] significativement plus élevées que leur concurrents » si la solution ne résidait pas tant dans la structure juridique de l’ensemble et de ses principales composantes ou dans la recherche d’une performance toujours accrue de ses ressources à réelle valeur ajoutée que dans des modes de fonctionnement plus responsabilisants pour l’entreprise et sa ligne managériale ou dans la réduction de ses activités et fonctions couteuses à l’efficacité non démontrée ? Les démarches d’excellence opérationnelle visent généralement à éliminer les activités à non valeur ajoutée ou à valeur ajoutée négative : Les gains obtenus sont alors souvent bien supérieurs à ceux qu’une démarche d’amélioration des seules tâches à valeur ajoutée génère.
« Les défaillances du système ferroviaire atteignent les cheminots dans leur intégrité professionnelle, alors même qu’ils n’en sont, très largement, pas responsables. » page 117
Comment après cela, justifier que les cheminots devraient néanmoins faire les frais des erreurs et approximations, des fausses solutions et du manque de courage récurrent des choix ou des non choix politiques successifs ?
« Le groupe public ferroviaire doit avant tout renforcer sa compétitivité, en agissant sur son organisation et des processus, pour préparer l’ouverture à la concurrence et réduire le besoin de contribution publique. » page 67
Je propose de retenir cette dernière phrase parce qu’il y est mentionné « avant tout », parce que je la partage et parce que les améliorations que ses leviers permettent vont bien au-delà de ce que permettrait une seule redéfinition juridique de l’entreprise ou le statut de ses salariés.
6. Un vent de concurrence
Le rapport par ses nombreuses allusions au système ferroviaire dans son ensemble entretient une confusion. Or, face à la concurrence, les différentes composantes du système ferroviaire ne sont pas soumises aux mêmes contraintes.
Si SNCF Mobilités, d’une part, en tant qu’entreprise ferroviaire se retrouve en effet en compétition sur certaines lignes ou à l’occasion du renouvellement des conventions transport avec les Régions Autorités Organisatrices, SNCF Réseau d’autre part, n’a pas en tant que telle vocation à se trouver en concurrence du fait de l’unicité de l’infrastructure, sauf si l’infrastructure même faisait l’objet de segmentations en concessions d’exploitation, hypothèse que le rapport ne mentionne à aucun moment. La mission de SNCF Réseau est d’assurer la fourniture des capacités d’infrastructure à toute entreprise ferroviaire qui en aurait dument acquis l’attribution, dans les conditions requises de sécurité, de qualité et en veillant à un traitement non discriminatoire pour leur fourniture.
Si des personnels devaient être transférés entre l’entreprise cédante et l’entreprise prenante, il ne s’agirait vraisemblablement donc pas des personnels du gestionnaire d’infrastructure. L’allusion de la page 102 « Considérer par exemple les métiers de l’infrastructure en méconnaissant les changements profonds que connaissent ces emplois chez les sous-traitants […] est une grave erreur. […] Une approche par branche d’activité, dans le cadre de concertations préalables, doit être organisée. » n’est pas du meilleur choix à cet égard.
Erwan ROHOU, le 20 février 2018