XIII RÉSEAUX URBAINS, TISSUS RURAUX
Nous savons que, depuis les “ bourgs ” du Moyen-Age, on a pris l’habitude d’opposer le monde urbain au monde rural, par une véritable fracture sociale. Les citadins, bourgeois ou commerçants, employés ou ouvriers, toisaient avec un certain dédain les campagnards, supposés exclusivement paysans, donc “ bouseux ”, “ culs terreux ” et autres qualificatifs aimables. Aujourd’hui, la situation est bien plus complexe. Pourtant, les statistiques persistent à définir une “ population urbaine ”, composée des communes et agglomérations de plus de 2000 habitants (74% du total en 1990) et une “ population rurale ” où l’on a récemment distingué le “ rural périurbain ” du “ rural traditionnel ”. Or ces notions sont totalement irréelles.
Tout d’abord, on observe que la définition de l’urbain et du rural varie grandement selon les pays. La Belgique et les Pays-Bas ne tiennent pour urbaines que les agglomérations d’au moins 5000 âmes. La Suisse relève ce minimum à 10000. Les Etats-Unis englobent dans le milieu urbain les places dépassant 2500 habitants, la “ frange dense ” des zones urbanisées et les comtés ou l’on trouve plus de 1500 habitants par mile carré (579 hab/km2). Les critères quantitatifs ne donnent donc qu’arbitraire et confusion.
On est ainsi amené à poser cette question toute simple : qu’est-ce qu’une ville ? Jusqu’au XIXè siècle, la réponse était claire : une ville demeurait avant tout “ judiciaire , religieuse et militaire ”, nous dit Georges Duby, qui ajoute : “ Le palais, la cathédrale, la muraille : trois édifices manifestant trois missions associées ”(1). Au XVIIIè siècle encore, les traités de géographie classent “ parmi les villes françaises Trévoux, Sées et Sarrebourg ”, respectivement siège de parlement, évêché et place forte.
Tout se brouille à l’âge paléotechnique, lorsqu’on abat les remparts pour laisser faubourgs et banlieues s’épancher dans le désordre et, surtout, lorsque se multiplient les cités ouvrières et les corons autour des usines, des gares et des mines. Chacun sait que ces ghettos sans attrait ni attraction ne sont pas vraiment des villes. Mais, jusqu'à une époque récente, économistes et géographes s’obstineront à voir dans l’activité industrielle un des traits de l’identité urbaine.
En fait, on sait maintenant que nombre de cités, et parmi les plus prestigieuses, sont parfaitement dépourvues de fonction industrielle. Washington, Ottawa, Brasilia, Canberra, Pretoria, etc... sont exclusivement des capitales politiques. Cambridge, Heidelberg, Louvain, Salamanque, etc... sont uniquement des métropoles universitaires. La Baule, Cannes, Marbella, San Remo et tant d’autres doivent tout aux mouvements touristiques. On sait également que, dans l’Hérault, une trentaine de communes de 2000 à 5000 âmes classées “ urbaines ” sont essentiellement de gros villages de vignerons.
La ville comme "lieu central"
“ De tout temps, les économistes allemands se sont intéressés à l’espace. Mieux, les économistes de renom ayant travaillé sur l’espace sont tous allemands : Von Thünen, Weber, Lösch, Christaller... ”(2) . Walter Christaller (1893-1969), géographe originaire de Bavière, est assez célèbre pour figurer dans le “ Petit Larousse Illustré ”, avec cette mention : “ Initiateur des recherches sur la théorie des lieux centraux (villes, marchés) ”. Pour lui, en effet, la ville est un “ lieu central ” dispensant à son arrière-pays des “ services centraux ”. Les villes entretiennent entre elles “ des liens hiérarchiques reposant sur l’existence d’activités tertiaires d’importances différentes ”(3). Ayant analysé les structures de l’Allemagne du Sud vers 1930, Christaller a conçu un réseau à partir d’un nombre minimal de points. Ce réseau, qui suppose une densité rurale uniforme de 60 hab/km2, comporte six échelons, depuis le “ gros bourg ” de 1500 âmes, desservant 135 km2 jusqu'à la capitale du Land (300.000 âmes), dominant 32.400 km2 peuplés de 2.025.000 habitants, en passant les villes de district, d’arrondissement, de préfecture et de province. Le schéma, fondé sur le principe du marché (Marktprinzip), peut toutefois être modifié par un facteur politico-administratif (développement préférentiel de certains centres) et, surtout, par le principe du trafic (Verkehrsprinzip), qui échelonne les centres sur un grand axe de transport. Ce dernier cas correspond bien au piedmont badois, tandis que le principe général du marché donne une image à peine stylisée de la Bavière.
Certes, la savante construction de Christaller, édifiée avant la diffusion de l’automobile populaire, a un peu vieilli par excès de complexité. La politique allemande d’aménagement du territoire, qui l’a adoptée et adaptée, classe aujourd’hui les villes en quatre niveaux : Oberzentren (centres supérieurs d’au moins 100000 hab), Mittelzentren (centres moyens, 40000 hab, exceptionnellement 20000), Unterzentren (au moins 5000 hab) et Kleinzentren (bourgs marchands).
Il reste que Christaller a eu l’immense mérite d’éclairer trois faits majeurs : le premier est qu’une agglomération ne mérite le nom de ville que par ses fonctions tertiaires ; le second est qu’un territoire ne peut être bien desservi que par un réseau hiérarchisé de centres ; le troisième est qu’un “ lieu central ” doit, par définition, occuper une position géographique centrale.
Sur ce dernier point, on peut dès maintenant souligner, en France, des anomalies que révèle rapidement le simple examen d’une carte routière. Ainsi, le Havre et Brest, malgré leurs bons sites portuaires, ont peut-être pris une importance excessive étant donné leur position “ en bout de ligne ” ; de même Saint-Etienne, coincée au pied de la montagne. A l’inverse, des carrefours majeurs tels que Châlons-en-Champagne, Toul, Narbonne ou Saintes n’ont pas encore joué le rôle que leur indiquait la nature - et que les Romains leur avaient reconnu.
Enfin, si Christaller a tiré de ses observations un système harmonieux où une pyramide de “ places centrales ” animent un monde rural homogène, il n’a pas étudié cet aspect moins favorable de l’évolution contemporaine qu’a été l’extension du milieu suburbain. Ce milieu, ni ville ni campagne, a d’abord été appréhendé par le vocabulaire, qui parle de “ banlieues ” en France, de suburbies aux Etats Unis, etc. Statistiquement, il peut être délimité par la pauvreté en “ services centraux ” et, souvent, par sa structure socio-professionnelle. Dans le Pas-de-Calais, par exemple, la proportion des cadres supérieurs est trois fois plus élevée à Béthune que dans les anciennes communes minières qui forment le reste de l’agglomération. Dans la périphérie parisienne, on sent bien que Neuilly, Saint-Germain ou Maison-Laffitte méritent le nom de ville, alors que ce qualificatif ne peut guère s’appliquer à Drancy ou au Kremlin-Bicètre.
Fort heureusement, ces banlieues denses et continues bourgeonnant autour des centres urbains ont désormais leur avenir derrière elles. La soif d’espace et de nature entraîne ménages et familles plus loin : nous l'avons observé à la périphérie de l'Ile-de-France. Dans cette région elle-même, sur la dernière période inter censitaire, 1982-1990, Paris et sa “ petite couronne ” (Hauts-de-Seine, Seine St-Denis, Val-de-Marne), qui rassemblent plus de 6 millions d’habitants, n’ont enregistré qu’une augmentation insignifiante de 1%, pendant que l’arrondissement de Fontainebleau progressait de 11% et celui de Rambouillet de 15%.
L'osmose rural-urbain
Le fait remarquable est que ce courant d’exurbanisation, dont nous avons esquissé l’analyse, se développe également autour des villes moyennes. Deux exemples vont le montrer clairement.
Le premier est celui de Châlons, capitale administrative de la région Champagne-Ardenne, à très forte dominante tertiaire. En 1982, l’agglomération continue abritait 63.061 habitants. En 1990, elle en avait perdu 1609, soit 2,5%. Au contraire, les deux grands cantons ruraux d’Ecury-sur-Coole et de Marson, qui couvrent 762 km2 et ne comptaient que 14201 habitants en 1982 (soit 18,6 par km2) deviennent une sorte de banlieue discontinue et ont gagné 1503 résidents en huit ans (+10,6%), donc à peu près ce que l’agglomération perdait.
A la suite d’une étude monographique, nous disposons de données abondantes sur une ville plus modeste, Sarreguemines, sous-préfecture frontalière de la Moselle. Bien industrialisée, commandant une aire d’environ 100000 âmes, elle ne manque pas d’aisance foncière avec son territoire municipal de 3000 hectares. Pourtant, les 23117 habitants recensés en 1990 marquent une perte de 10% en quinze ans, alors que le canton de Sarreguemines-Campagne progressait de 14%. Cette évolution va de pair avec une amplification constante des migrations domicile-travail ; l’excédent des entrées sur les sorties atteint 6213 actifs, soit près des deux tiers de la population active résidente. Aussi bien , les seules communes de la région bénéficiant d’un excédent migratoire quotidien sont les villes moyennes ou petite, ce qui fournit un autre critère de la fonction urbaine. En outre, un examen détaillé montre que, l'emploi agricole n'étant plus ici que résiduel, les zones rurales sont souvent composées de véritables "communes-dortoirs". Ainsi, Herbitzheim (1894 hab.), gros village du canton de Saire-Union, à 12 Km au sud de Sarreguemines, envoie travailler à l'extérieur 601 de ses 704 actifs, dont 190 à Sarreguemines, 113 à Sarralbe et 107 en Allemagne.
A ce propos, il faut souligner que les distances domicile-travail excédent couramment 20 Km. Voici, entre autres, les petites communes de Butten, Dehlingen et Lorentzen, du même canton de "l'Alsace bossue" : elles comptent plus de 15 % de frontaliers parmi leurs actifs, alors que la frontière est à plus de 25 Km. Sur le plan national, la distance moyenne entre domicile et travail serait passée, entre 1975 et 1990, de 7,3 Km à 14 et de 154 millions de Km par jour de travail à 307 millions (4).
Tous ces faits confirment la tendance -contraire aux idées reçues des médias- vers une osmose croissante entre milieu rural et milieu urbain, d'autant que les agriculteurs représentent désormais moins de 20 % des actifs ruraux. En réalité, dans presque toutes les régions, les "ruraux" ont maintenant un genre de vie analogue à celui des "urbains" : ils occupent les mêmes emplois et utilisent les mêmes équipements scolaires, commerciaux ou ménagers ; ils se distinguent seulement par leur plus grande mobilité, leur maison unifamiliale, la pratique du jardinage et un meilleur contact avec la nature
Les quatre niveaux de polarisation urbaine
Dans ces nouveaux systèmes de relations ville-campagne, le réseau urbain ne peut efficacement remplir son rôle que s'il dispense, à chaque échelon, les "services centraux" attendus par l'arrière-pays.
Telle qu’elle se présente aujourd’hui, l’armature urbaine française comporte, comme en Allemagne et dans le reste de l’Europe occidentale , quatre niveaux assez distincts que nous appellerons “ centres régionaux ”, “ centres principaux ”,
“ centres secondaires ” et “ villes de canton ”. Cependant, nous constaterons vite que ces divers éléments sont parfois difficilement accessibles et qu’il faudra combler d’inacceptables inégalités de desserte.
A la base, les villes de canton desservent normalement un espace de 100 à 400 km2 où l’éloignement maximal est toujours inférieur à une demi-heure de voiture. Avec leurs collèges, leurs activités marchandes, leurs associations, leurs équipes sportives, elles sont des foyers d’animation pour toutes les zones rurales si leurs maillage est serré. Tel est le cas en Alsace, notamment, où l’on compte, de Wissembourg à Altkirch, une bonne trentaine de petites cités, dont beaucoup ont de fortes traditions urbaines, souvent concrétisées par de vieux quartiers pittoresques. Ici, aucun village n’est plus à 15 km d’une ville de canton . Dans le Massif Central, au contraire, de graves lacunes traduisent la léthargie de la vie collective : le Cantal, par exemple, ne possède que six noyaux citadins, fort modestes à l’exception d’Aurillac, soit un pour 950 km2 contre un pour 200 km2 en Alsace.
Les centres secondaires sont, en règle générale, des “ lieux centraux ” d’arrondissement ou de “ pays ”, accessibles en une heure au plus. Leurs institutions caractéristiques sont le lycée, l’hôpital, le marché, des commerces “ nobles ” (librairies, antiquaires, etc.) des agences bancaires, assez fréquemment un tribunal, etc. Le secteur desservi peut difficilement abriter moins de 25000 âmes, seuil qui conditionne le bon fonctionnement de maints équipements, entre autres des maternités (celles pratiquant moins de 300 accouchements par an seraient condamnées...). Le centre lui-même joue mal son rôle s’il ne “ pèse ” pas au moins 5000 habitants : or plus de soixante sous-préfectures actuelles ou anciennes sont dans cette situation. En revanche, quelques unes, villes moyennes de 20000 à 50000 habitants, ont su acquérir, grâce au dynamisme de leur municipalité, un rayonnement que certaines grandes villes pourraient leur envier : ainsi Arles, jadis capitale d’un royaume, a séduit des éditeurs de livres et de disques, puis organisé les “ rencontres internationales de la photographie ”, en attendant un Ecole de photographie, etc.
Les centres principaux sont des agglomérations relativement importantes qui, souvent grâce à leur fonction administrative, étendent leur influence sur une aire de dimension départementale. Cette influence peut être équilibrée, voire contrariée, par celle d’un centre secondaire actif (Arles en est un bon exemple). Ailleurs, telle ou telle préfecture de moins de 20000 âmes (Foix, Guéret, Privas) domine mal son département, qui subit l’attraction d’un foyer urbain de niveau régional
Dans une remarquable étude publiée en 1969 et intitulée Progetto 80, les aménageurs italiens avaient défini une trentaine de systèmes régionaux, polarisés chacun par un ou plusieurs centres, aucune localité ne devant en être éloignée de plus de 150 km (soit 1h30 sur voie rapide et 2 h sur route classique). La carte montrait que ces systèmes ne coïncidaient avec les régions historiques et administratives que dans une minorité de cas. Nous avions observé des divergences analogues en essayant de transposer la méthode à la France, ce qui nous avait conduits à employer les expressions “ espace coutumier ” (historique) et “ espace fonctionnel ” (polarisé). Parmi les divergences les plus flagrantes, on retiendra la situation de Mâcon, administrativement et sentimentalement bourguignonne, mais économiquement dépendante de Lyon (à 69 km) et non de Dijon (à 125 km).
En admettant cet éloignement maximal de 150 km, qui autorise un aller-retour aisé dans la journée, on parviendrait à faire desservir l’ensemble de la France continentale par 33 systèmes régionaux commandant, en moyenne, une aire d’environ 16500 km2 contre 10000 en Italie, étant donné la moindre densité du peuplement. Encore faut-il souligner que plusieurs de ces aires n’atteignent pas actuellement l’effectif minimal - environ 600000 âmes - permettant d’alimenter, par exemple, une université.
Plus précisément, les pôles indiscutables sont d’abord les 21 chefs-lieux de région, dont beaucoup entrent dans des organismes bicéphales (Reims-Châlons, Nancy-Metz, Lyon-St Etienne, Montpellier-Nîmes, Poitiers-La Rochelle, Orléans-Tours), voire tricéphales (Aix-Marseille-Toulon). Viennent ensuite quelques grandes villes ou couples urbains déjà pourvus d’universités actives : Nice, Pau, Angers-Le Mans, Brest-Quimper et, surtout, Grenoble. Un cas particulier : la zone française attirée par Genève, qui participe à un système bi-national (le “ couple ” Bâle-Mulhouse serait aussi à analyser). Enfin, les distances et les affinités incitent à prévoir la construction des six derniers systèmes autour de pôles encore potentiels : Troyes, ancienne capitale de la Champagne au patrimoine superbe, désormais noeud autoroutier proche de la Haute-Marne et de l’Yonne, cité marchande aux 130 magasins d’usine - Valence, qui polarise à la fois la Drôme et l’Ardèche - Gap (cf. plus bas : “ Alpes du Sud ”) - Perpignan-Narbonne, Rodez (Aveyron, Lozère, Sud-Cantal) et, enfin, Bourges (Cher, Indre, Nièvre-Ouest). Toutes ces villes, sauf Gap, possèdent au moins un IUT et Perpignan a même obtenu une petite université.
Les métropoles "polynucléaires"
De ces pôles régionaux émergent normalement dans les grands espaces nationaux plusieurs métropoles. L’examen des faits montre que les cités généralement qualifiées de métropoles sont des centres autonomes de décisions, de conception et de services rares.
Le centre de décisions n’est pas obligatoirement le siège du pouvoir politique : New York n’est même pas la capitale de son Etat ni Francfort la capitale de la Hesse. En revanche, l’autorité urbaine doit être libre et riche : le port de Rotterdam, premier du monde, est l’œuvre de la ville. Et l’agglomération doit abriter de puissants états-majors privés : les banques à Genève, Daimler-Benz et Bosch à Stuttgart ; BMW, Siemens et l’assureur Allianz à Munich, etc...
Le centre de conception s’impose à la fois par la presse, par l’université et les écoles techniques, par les arts et les lettres, par la recherche scientifique et les bureaux d’études. Zurich, par exemple, possède, outre son célèbre Polytechnicum, une université qui fut la première d’Europe ouverte aux femmes, le principal quotidien suisse, le Musée National Suisse, un Musée des beaux-arts, etc... et les laboratoires de Brown-Boveri, Kaiser, etc...
Le centre de services rares doit offrir tout l’éventail des activités marchandes, y compris les commerces de luxe, les agences de publicité, les conseils juridiques et financiers, un ensemble bancaire indépendant et, de préférence, une Bourse.
Globalement, la prédominance d’un secteur tertiaire évitant les recours extérieurs et la première caractéristique des métropoles, qui évacuent volontiers vers l’extérieur les fabrications de série et autres fonctions banales au profit des fonctions d’échanges. C’est pourquoi la proximité d’un aéroport international est primordiale. Si Lyon commence à mériter le titre de métropole, malgré l’écrasante domination de Paris, l’aéroport de Satolas et le TGV y sont pour beaucoup.
Les quelques villes que nous venons de citer prouvent abondamment que maintes métropoles européennes, parmi les plus brillantes, ne sont nullement des mégalopoles et demeurent des cités à l’échelle humaine. Le cas le plus exemplaire est évidemment celui de Genève, cité cosmopolite au prestige mondial qui abrite le siège européen de l’ONU et quelque cinquante organisations internationales (30000 emplois au total), mais dont le canton ne dépasse pas 380000 âmes, à quoi l’on peut ajouter une banlieue française de 142000 (pays de Gex, Annemasse-St Julien), soit au maximum 520000 personnes. De même l’agglomération de Zurich n’excède pas 850000 âmes et celle de Bâle reste au-dessous de 400000. En Belgique, celle de Bruxelles, capitale administrative de l’Europe, est à peine millionnaire. En Allemagne, Düsseldorf, “ cerveau de la Ruhr ” (qui n’est pas une métropole mais un conglomérat), se contente de 577000 résidents, très à l’aise sur un territoire de 217 km2, deux fois plus vaste que celui de Paris. Enfin, Munich, dont le rôle directeur s’affirme, est stabilisé à 1241000 âmes, sur 310 km2.
D’autres métropoles ont évité le gigantisme en adoptant, souvent inconsciemment, une structure polycentrique, où des villes assez proches (moins d’une heure de voiture) deviennent complémentaires. On peut ainsi parler d’un couple Genève-Lausanne, voire de Bruxelles-Anvers. Ailleurs, on aboutit à une organisation plus complexe : dans la zone Rhin-Main, Francfort, capitale financière, n’est qu’à 38 km de Mayence, métropole religieuse et capitale du Land Rhin -Palatinat, à 38 km également de Wiesbaden, capitale du Land de Hesse, et à 29 km de Darmstadt, siège de l’université technique.
Le modèle le plus achevé d’une grande métropole multipolaire reste la Randstad Holland, qui rassemble quatre villes directrices et cinq autres centres majeurs dans les trois provinces occidentales des Pays-Bas. L’armature urbaine évoque un fer à cheval se développant de Rotterdam à Utrecht via La Haye et Amsterdam. Rotterdam (1060000 âmes) complète son empire portuaire long de 30 km par une Université économique et un “ centre du commerce de gros ”. A 22 km N, la Haye (693000) est la capitale politique et diplomatique, élégante et aérée. A 60 km NE de la Haye, Amsterdam (1080000) en est presque le contraire : place financière, foyer intellectuel et artistique, cosmopolite et bruyante. A 38 km SE d’Amsterdam, Utrecht (540000) est une très ancienne cité, occupant une position centrale dans les Pays Bas : métropole religieuse oecuménique, elle a reçu la Monnaie, les Archives nationales, la Météo, des organisations professionnelles, etc... et s’enorgueillit de sa célèbre Foire Internationale. Quant aux centres complémentaires, ils ont chacun une personnalité affirmée : Dordrecht-Zwijndrecht (210000) unit une ville historique, berceau de l’indépendance, à des industries lourdes ; Delft (90000), la ville de Vermeer, a accueilli l’université technique et un laboratoire hydraulique renommé ; Leyde (191000) est la véritable métropole universitaire des Pays Bas ; Haarlem (214000), chef lieu de province, est la capitale des fleurs ; enfin, Hilversum (102000), ville-jardin entre Amsterdam et Utrecht, est la capitale de la télévision. Et l’on pourrait ajouter, en prime, l’aimable Gouda (67000), capitale des fromages.
L’ensemble de ce complexe qui, avec ses satellites balnéaires ou banlieusards, compte plus de 6 millions d’âmes, est parfaitement desservi par un réseau autoroutier très dense et un réseau ferroviaire électrifié aux fréquences cadencées, que prolongent des trams ou des bus. Entre les quartiers de la Randstad, les relations, sont plus aisées qu’entre les différentes zones de la mégalopole parisienne. En outre, l’aéroport commun de Schiphol est à quelques minutes de train d’Amsterdam, à vingt minutes de la Haye, etc... - et à portée des champs de tulipes.
En fin de compte, le parti polynucléaire, l’extension urbaine contrôlée (par municipalisation) et un équipement circulatoire cohérent ont permis à la puissante métropole néerlandaise de s’épanouir, au voisinage de la mer, dans un environnement végétal protégé. Il y a là une réussite à méditer, voire à transposer.
Enfin, l'équilibre interne de l'armature urbaine est indispensable à la bonne irrigation de l'ensemble régional. Autant la faiblesse de la ville centrale risque de provoquer la dislocation de la région sous l'effet d'attractions extérieures, autant une croissance limitée à une ou deux agglomérations entraîne également une rupture inter-régionale par épuisement des forces vives de l'arrière-pays. C'est ce qui se produit, en France, dans la région Midi-Pyrénées, la plus vaste de toute avec ses 45,348 Km2, où l'agglomération Toulousaine rassemble maintenant le quart de la population (608.427 hab. sur 2.430.700) et où, dans quatre départements sur huit la densité humaine est trop faible pour nourrir des centres urbains actifs (31 hab./Km2 dans l'Aveyron, 30 dans le Lot, 28 dans l'Ariège et le Gers).
Au contraire, en Italie, une région comme la Toscane se rapproche du schéma idéal de Christaller. Avec 3,6 millions d'habitants sur 23.000 Km2 (156 hab./Km2), elle forme une puissante communauté à l'histoire prestigieuse. L'agglomération de Florence, avec 550.000 âmes, ne groupe que 15 % de la population. Les huit autres chefs-lieux de province -Arezzo, Grosseto, Livourne, Lucques, Massa-Carrara, Pise, Pistoia, Sienne-, comptent de 57.000 âmes et constituent une belle couronne de "centres principaux" bien vivants. S'y ajoutent le très actif centre industriel de Prato (165.000 hab.), proche de Florence, et la grande cité balnéaire de Viareggio (57.000). Partout, les petites villes abondent et la densité rurale est supérieure à 50 hab./Km2. Autant que l'harmonie des paysages Toscans, l'harmonie des structures toscanes est à proposer comme modèle.