Éloge de la gentillesse

Éloge de la gentillesse

La gentillesse n’a pas toujours bonne presse, principalement aux yeux des intellectuels et plus particulièrement des philosophes. Souvent confondue avec la naïveté, la mièvrerie ou la crédulité, elle est rarement louée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire la vertu de celui qui sait parfois s’oublier au profit de l’autre et qui parvient modestement à s’élever au-dessus de lui-même.

Pourquoi un tel mépris de la gentillesse ? C’est à cette question que répond le livre d’Emmanuel Jaffelin : Éloge de la gentillesse.

Pour traiter cette question, l’auteur se livre à un travail quasi-philologique par lequel il met en évidence la nature rhizomique de la gentillesse dont le sens va prendre de multiples directions parfois totalement opposées.

À l’origine, ce terme n’a que peu de choses à voir avec cette qualité qui évoque la douceur et le souci de servir autrui, puisqu’il désigne ce qui relève de la lignée, de l’appartenance à une famille (gens), pour ensuite d’inclusif devenir exclusif et signifier la non-appartenance au monde chrétien principalement catholique. Cette approche historique de l'évolution des différentes signification du terme "gentil" contribue à identifier les raisons pour lesquels la gentillesse est souvent méprisée. Le terme "gentil" désigne en effet dans le langage chrétien du Moyen-âge ceux qui ne sont pas de bons catholiques, les impies ou les infidèles qu'il faut impérativement convertir. C'est en ce sens que St Thomas d'Aquin rédige sa fameuse Somme contre les gentils (Summa contra Gentiles) ou Livre sur la vérité de la foi catholique contre les erreurs des infidèles.

Néanmoins, la signification du terme gentil va progressivement évoluer.

Avec la renaissance, la gentillesse retrouve ses racines latines avec la figure du gentilhomme qui perd rapidement sa noblesse d’âme en se faisant courtisans, c’est-à-dire serviteur du roi. Ainsi avec les progrès de la royauté, le gentilhomme, d’homme libre devient serviteur. C’est ainsi qu’il abandonne progressivement toutes les vertus qui faisaient auparavant sa grandeur pour disparaître avec la montée de la bourgeoisie et la révolution. Ce qui fait dire à emmanuel jaffelin qu’une telle gentillesse se situe finalement du côté des vaincus.

Mais finalement, la gentillesse va prendre un tout autre sens, celui que nous connaissons aujourd’hui. Qu’est-ce qu’être gentil ? Quelle est la finalité de la gentillesse ?

L’auteur répond à ces questions en montrant en quoi, il y a dans la gentillesse une forme de modestie et d’humilité, plus proche de l’honnêteté que de la sainteté, la gentillesse n’est pas obéissance à une loi morale désincarnée, la personne gentille n’obéit pas à l’impératif catégorique kantien, mais repose sur une certaine empathie et répond aux sollicitations d’autrui sans pour autant relever d’une sollicitude par trop intrusive. La gentillesse nous dit Emmanuel Jaffelin est hétéronome et populaire, elle obéit à une pulsion qui nous conduit vers l’autre sans prétendre se soumettre à une obligation universelle. Elle se contente de viser le bien en petit en apportant aux autres la chaleur humaine dont ils ont besoin. C’est en ce sens qu’elle est une vertu empathique et caressante. Elle fait le bien au gré des circonstances et de nos humeurs. En ce sens, parce qu’elle reste à dimension humaine, la gentillesse nous permet d’envisager la possibilité de faire le bien sans que nous considérions sa réalisation comme nécessitant la mise en œuvre de capacités démesurées. En ce sens, la gentillesse est efficace sur le mode de l’effet papillon, elle est une petite cause pouvant produire de grands effets. Elle nous évite de renoncer au bien en nous montrant que le faire n’est pas insurmontable et reste à notre portée. Sa dimension rhizomique se situe également à ce niveau, car tous les petits actes de gentillesse que nous pouvons accomplir irradient autour d’eux et peuvent, comme par contagion, inviter d’autres êtres humains à rendre service à autrui. Se mettre au service d’autrui, peut-être est-ce là la force et la faiblesse de la gentillesse. Sa force, car elle rend plus chaleureuses les relations humaines, mais aussi sa faiblesse, car c’est peut-être aussi ce qui est à l’origine de la perception négative que certains en ont. En effet, il y a dans la gentillesse l’idée de servir sans rien attendre en retour, or servir gratuitement, c’est ce qui caractérise la condition de l’esclave. C’est souvent ce qui est à l’origine de la réticence à être gentil, la peur de « se faire avoir », de devenir l’esclave de l’autre. C’est pourquoi, malgré sa modestie, la gentillesse suppose une culture et une éthique basée sur une certaine confiance en l’autre. Comme le souligne Emmanuel Jaffelin, si la gentillesse ne présente pas la dimension dramatique du pari pascalien qui porte sur Dieu, elle n’en est pas moins fondée sur un pari. S’efforcer d’être gentil, c’est parier sur l’autre et produire ce qu’Emmanuel Jaffelin nomme un « effet de levier » donnant naissance à une culture de la gentillesse. Les vertus de la gentillesse sont homéopathiques, ses actions sont des « presque rien » - pour reprendre l’expression de Jankélévitch - porteurs de grands effets « poussant ses bénéficiaires à en redemander et à la pratiquer eux-mêmes ».

Au-delà des figures consacrées du gentilhomme qui ont traversé l’histoire et qui vont de la noblesse antique et médiévale au super-héros moderne en passant par le surhomme nietzschéen, cette gentillesse en appelle à un nouveau type de gentilhomme qui annonce un nouvel humanisme. Mais en quel sens une nouvelle aristocratie pourrait-elle naître de la gentillesse qui se caractérise par son absence de prétention ?

En réalité, ce nouveau gentilhomme, qui serait issu de la postmodernité, tirerait sa noblesse de la servitude volontaire qu’il s’impose. À la différence de l’esclave à qui l’on impose de servir, le gentilhomme d’aujourd’hui serait celui qui choisirait volontairement de se rendre disponible à autrui, il substituerait au service le sacrifice d’un moi souvent trop proéminent. Un tel sacrifice n’a rien de grandiose, il consiste juste, sans s’effacer totalement, car il y a toujours un peu d’égoïsme dans la gentillesse, à faire s’écarter légèrement le moi pour faire un peu de place à autrui. En ce sens, la gentillesse est une vertu érotique au sens où l’entend Platon dans le banquet, lorsqu’il décrit Éros comme n’étant ni sage ni ignorant, elle n’est ni bonté absolue ni total égoïsme, elle n’est pas l’enfant d’un système philosophique, elle relève de l’ortho-doxa, l’opinion droite. Elle est également proche de la médiété aristotélicienne, ce juste milieu qui n’est pas tiédeur, mais perception de ce qui convient à l’être humain pour être lui-même sans viser l’inaccessible.

En ce sens, la gentillesse n’est pas sans effet politique, car si elle suppose une certaine éthique prenant le pas sur le politique, elle n’est pas sans effet sur la société en adoucissant les rapports humains.

Ainsi, en procédant à une fine analyse de cette vertu qu’est la gentillesse, Emmanuel Jaffelin lui donne ses lettres de noblesse et corrige ainsi la vision trop souvent méprisante que nous en avons. La gentillesse pourrait devenir le ferment d’une nouvelle aristocratie, règne des meilleurs auquel chacun pourrait participer en devenant un véritable gentilhomme.

Éric Delassus

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emmanuel jaffelin

Philosophe, professeur, conférencier, écrivain, intervenant dans les médias

6 j.

Eric, Nouveau Gentilhomme!

emmanuel jaffelin

Philosophe, professeur, conférencier, écrivain, intervenant dans les médias

1 sem.

Et à la fin: " un véritable Gentilhomme, ajoutez: "et une vraie Gente Dame"

emmanuel jaffelin

Philosophe, professeur, conférencier, écrivain, intervenant dans les médias

1 sem.

Et la réticence à être gentil ne vient pas essentiellement d un acte psychologiquement mal vu, mais de l étymologie que peu de gens connaissent mais qui donne à ce mot et donc à son attitude une connotation sémantique négative

emmanuel jaffelin

Philosophe, professeur, conférencier, écrivain, intervenant dans les médias

1 sem.

La mauvaise image de la gentillesse ne vient pas de sa gratuité( ce que vous dites), mais de la persistance du sens négatif de la gentillesse en raison de sa 2e étymologie qui est chrétienne. J explique que Gentil, dans le pro-christianisme, est l équivalent juif du mot hébreu " Goy" qui désigne le non- juif., et, pour gentilis en latin il désigne les non- chrétiens, les impies, ceux qu il faut convertir pour que Chrétiens ils deviennent. Rôle de ce mot dans le prosélytisme chrétien, rôle que n attribue pas le judaïsme au mot goy.

emmanuel jaffelin

Philosophe, professeur, conférencier, écrivain, intervenant dans les médias

1 sem.

Je trouve une coquille, nullement grave, à orthodoxe: ortho- doxa ( en fait orthos doxa) ne prend pas de h devant le mot ( donc pas " horto"). Je chipote, mais vous pourrez rectifier

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